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Ecriveuse en herbe
19 février 2008

Les Techs, chapitre 5, première version

Chapitre 5

Croyances et réalités

7

Lorsque la voix parle pour la première fois à 7, la petite fille est soulagée. Il y a maintenant longtemps qu’elle a l’impression que l’étouffante présence est sa compagne, son ombre quotidienne, un éternel mouvement perçu du coin de l’œil et invisible dès qu’elle tente de se retourner. C’est pire que le croquemitaine, les monstres cachés sous le lit ont eux au moins la décence de disparaître quand s’allume la lumière. La présence quand à elle ne disparaissait jamais et 7 était en train de devenir folle de terreur, une folie qui la gagnait goutte à goutte, seconde après seconde, comme un lent et implacable poison. Et voilà que la chose lui parle. 7 trouve que c’est infiniment mieux comme ça.

Au début, la voix lui dit simplement : 7, tu es 7, la septième enfant. Cette pensée est l’écho parfait de l’esprit de la fillette, un reflet minutieux où chaque facette de l’enfant est intégrée dans un juste équilibre avec les autres. Jamais aucun de ses frères et sœurs, qui pourtant la connaissent si bien, n’a réussi à penser à elle  d’une manière si totale et si juste. Si 7 avait été plus âgée, elle aurait été effrayée à l’idée que cette chose indéfinissable parvienne à la calquer aussi précisément. Mais 7 ne se soucie guère du comment et encore moins du pourquoi : la voix lui parle et elle n’a plus rien de menaçant, la voix la connaît et semble collée à son esprit, la voix est même rassurante. La présence n’a plus d’importance, puisqu’elle est pacifique, il n’y a même plus de présence, il y a la voix.

7 petite 7 nous avons besoin de toi.

Ce ‘nous’ est bizarre. Il parait désigner autre chose que plusieurs personnes. Un ‘je’ qui serait déguisé en ‘nous’, comme si la voix essayait d’adapter sa pensée pour se faire comprendre de 7. La fillette hésite et brusquement reconnaît ce qu’elle a d’abord compris comme étant un ‘nous’. C’est une union d’esprits, comme elle et les autres en ont eu au moment de décider ce que chacun allait faire une fois sortis de l’hélicoptère, à part que cette union qui lui parle est formée depuis très longtemps et que tous les ‘je’ ont fusionné dans un ‘nous’ qui a son tour est devenu un immense ‘je’, un seul être infiniment complexe dont la voix dans la tête de 7 ne serait qu’une extension, une pensée tendue de toutes leurs forces. L’enfant serait incapable de le formuler, mais elle le comprend très clairement. En répondant à la voix elle ajoute une tonalité bienveillante envers cet immense être fusionné qui l’appelle de si loin.

Je suis là. Dites-moi de quoi vous avez besoin.

Un pont petite 7 nous avons besoin d’un pont pour venir jusqu’à vous tout est trop étranger trop loin trop d’interférences qui nous détruisent il nous faut un pont 7.

Un pont comment ?

Un pont d’esprits ! termine la voix en jetant ses ultimes forces. Après quoi elle disparaît. Après tous ces jours à s’accrocher à 7, à voir par ses yeux, à entendre par ses oreilles, à ressentir par son cœur et à comprendre par son cerveau, voix et présence s’enfuient, ne laissant qu’un grand vide et l’écho d’un soulagement.

La petite fille se redresse en haletant, ouvre les yeux, tombe sur le visage épuisé aux yeux vitreux de son frère et retient son cri avant qu’il ne franchisse sa gorge. Son cœur bat la chamade. Elle tente de comprendre. Ce qui lui avait parut si clair dans le Réseau s’effiloche à présent qu’elle est seule avec ses pensées. Le Réseau… Elle n’aurait pas dû être dans le Réseau, c’est une certitude. 1 l’avait confortablement installée au creux d’un maillage indestructible qui devait protéger son esprit du courant et de tout ce qu’il pourrait contenir. Ça n’avait pas arrêté la voix, la voix comme la présence semblent étrangement semblables aux Techs, capables d’une pensée de remodeler à leur convenance les murailles censées les écarter. 7 tâte prudemment le maillage mental tissé autour de son esprit. Il est parfaitement intact. La présence et la voix – sur le moment elle était sûre que la voix était la voix de la présence, maintenant elle se pose la question – sont entrées et sorties comme des fantômes.

La fillette repose sa tête sur les fauteuils de la voiture. 1 s’est garé au bord de la route et a attrapé un câble de Réseau dont il a arraché le plus de plastique possible avant de le prendre à pleines mains. Depuis il passe d’un esprit à l’autre, d’un corps à l’autre, tentant de son mieux d’accomplir son rôle de grand frère et de protéger les plus jeunes. Ce n’est pas le moment de parler du pont. D’ailleurs 7 ne voit pas comment, même à eux sept, ils pourraient réussir un coup pareil. Tisser de leurs esprits mêlés une aiguille, une flèche, à la limite une lance, mais un pont ? Ils en mourraient avant d’avoir terminé le premier pilier. La voix a été très claire en parlant du pont, l’image de ce qu’elle attendait de 7 et de sa fratrie s’est gravée dans l’esprit de la fillette à présent écrasée par l’immensité de la tâche. Elle a vraiment hâte que 1 ait terminé ce qu’il est en train de faire et qu’elle puisse tout lui raconter. Elle se roule en boule sous la couverture mauve soyeuse qu’elle a dénichée sous les coussins. Elle ne s’est jamais sentie aussi seule, aussi petite, aussi vulnérable, mais étrangement aussi mûre, aussi protectrice. Tous les Techs ont trouvé une tâche à mener à bien, à présent elle a aussi la sienne.

3, 4 et 5

Les murs sont tagués ou écroulés, la route est disjointe, les quelques voitures ne sont plus que des carcasses brûlées, des amas de plastique fondu signalent l’ancienne existence de poubelles. Par endroit, des impacts de balles ornent les immeubles.

« Qu’est-ce qu’on fait ? demande 4.

_ On ne bouge pas, répond sa sœur, et on s’en va dès que 5 est guérie. »

Au moins ici ils ne sont pas cernés par le Réseau dont ils ne ressentent la présence que près des portes. Le mur bétonné qui entoure le Ghetto est sans doute traité pour bloquer efficacement l’immense aura tech du reste de la ville.

4 s’assoit et pose la tête de 5 sur ses genoux tandis que 3 reste debout, adossée à un mur, et surveille les alentours. Elle aussi aurait bien besoin de se reposer mais elle est responsable. Au bout de quelques minutes elle voit un groupe d’enfants se rapprocher d’eux. 4 s’est appuyé sur le mur et commence à s’endormir, elle estime que ce n’est pas la peine de le déranger. Elle se contente de surveiller les nouveaux venus du coin de l’œil. Ceux-ci en font autant. D’autres sont arrivés par une autre rue. Ils surveillent à la fois les trois Techs et les premiers venus. Puis il en vient encore d’autres. Toujours des enfants, entre six et dix ans, bavardant entre eux, s’installant, l’air de rien. Ils sont une dizaine en tout à présent. Ils bloquent toutes les issus. Ils regardent les Techs de plus en plus franchement, de plus en plus impatiemment. 3 se décide à prévenir son frère qu’il se passe quelque chose d’étrange. Les enfants se rapprochent. L’un d’entre eux l’apostrophe :

« Hé d’où tu sors toi ?

Il arbore un grand sourire, comme s’il savait déjà que la réponse lui permettra de cueillir sa proie sans méfiance.

3 préfère cacher leurs talents techs pour l’instant et lui répond juste :

_ On ne fait que passer. On ne veut pas d’histoires.

C’est l’instinct qui l’a poussée à donner cette précision et elle la regrette aussitôt. Plus moyen de faire comme si tout était normal. De toutes façons, tous les autres savent déjà que la situation n’est pas normale, à présent ils la regardent tous et sourient, des sourires nerveux et excité de gosses sachant très bien qu’ils font une bêtise.

Un garçon à l’écart du reste du groupe proteste d’une voix de fausset :

_ Arrête Mok, Thune a dit qu’on devait juste les surveiller, faut pas leur faire mal !

Mok jette juste un regard en coin au fauteur de trouble – sans même se donner la peine de tourner la tête – et un autre enfant le réduit au silence d’un coup sur la tête assez puissant pour lui entrechoquer les dents. Puis Mok revient à 3. Il sourit toujours en disant :

_ Mais je ne veux pas lui faire mal, pas à ma nouvelle chérie… T’as de belles fringues tu sais…

3 domine Mok d’une tête. Elle se demande si elle pourrait le battre. Seule à seul, sans doute oui, après tout elle a bien réussi à gagner contre les soldats adultes, mais elle et 4 contre tous les autres risqueraient bien de perdre. Elle sent à coté d’elle la peur de son petit frère qui pourtant ne bouge pas, se contentant de poser son bras devant la tête de 5 dans un geste de protection plutôt dérisoire. Elle tente :

_ Tu veux quelque chose ?

Mok sort un couteau de sa poche. Il n’est pas en métal tech. L’enfant joue avec négligemment, profitant pleinement du regard admiratif des autres devant son audace à défier les interdits de celui qu’ils appellent Thune. Il ricane et dit :

_ Nan, on discute c’est tout… ça te gêne pas qu’on cause tous les deux ? J’adore ton blouson, tu sais…

_ Tu le veux ?

_ Oooh, dit-il en mimant l’attendrissement, tu me le donnes ? C’est vrai ? Ben c’est trop gentil dit donc… Allez raconte t’es venu faire quoi ici ? Vous sortez d’où ?

Les autres lancent à leurs tours les mêmes questions, parlant de plus en plus fort pour couvrir la voix de leur voisin, oubliant les ordres dans leur désir de savoir.

Ils savent qu’on est forcément entrés par la porte et ils veulent savoir comment dit 3 à 4.

On n’a qu’à tous les faire sortir et comme ça on se sera tranquille ! J’aime pas ça !

C’est illégal.

On s’en fiche ! Ils vont nous tuer ! T’as vu les traces de balles ? Tu sais où on est ?

Attends. Je leur parlerai de notre pouvoir s’il n’y a pas d’autres solutions.

4 n’est pas convaincu. 3 demande à Mok d’une voix parfaitement neutre :

_ Si je te donne le blouson, vous arrêtez de nous poser des questions et vous nous laissez tranquilles, OK ?

_ Et pourquoi je me servirais pas tout seul ?

_ Parce que comme ça je ne dirais pas à ce Thune que tu nous as racketté.

Le couteau en équilibre entre deux doigts, Mok réfléchit intensément dans le silence revenu. Puis il acquiesce. 3 lui donne son blouson en tissu tech sans le moindre regret. Elle évite de regarde les autres enfants, espérant qu’ils ne vont pas tous lui demander quelque chose.

5 se réveillera quand ? demande-t-elle à 4.

Il va bien lui falloir encore un quart d’heure.

_ Thune arrivera quand ? demande-t-elle à Mok.

_ Tu le connais ?

_ C’est pas ça ma question.

Les deux enfants se toisent. En temps normal Mok se serait battu pour ne pas perdre la face mais la situation est trop délicate pour ça. Son trésor inespéré serré dans ses bras, il préfère jouer la prudence.

_ Il s’arrange avec les Fous. Il va venir quand il va gagner.

_ Les Fous ?

Les autres rient et Mok ajoute :

_ Si les Fous ils vous gagnent, z’allez pas apprécier, c’est sûr…

_ S’il vous plait, reculez tous. Vous empêchez ma petite sœur de respirer.

3 a

bien choisi son moment, sa voix et son regard calme sont à eux seuls un défi mais elle sait qu’ils sont obligés de veiller sur eux trois un minimum. Pas question de laisser Mok se permettre de se moquer d’elle. Ça pourrait encourager les autres. Ça pourrait vite devenir n’importe quoi. Avec un peu de chance, 5 pourra marcher avant que ce fameux Thune n’arrive, ou les Fous. 3 décide donc de tenir les enfants en respect et de voir venir. 4 lui envoie un message admiratif. Décidément, il découvre dans le monde extérieur bien des aspects de 3 dont il n’aurait jamais soupçonné la présence chez sa sœur si sage et si discrète.

1 et 6

Les discours se succèdent sur l’estrade, l’un après l’autre les experts et porte-paroles d’experts répondent aux questions des journalistes. Ils ont tous été soigneusement triés et briefés par Eve Hindgam qui a manœuvré en coulisse pour éviter tous les risques de présenter les Techs comme des armes devant l’opinion publique si versatile. Elle sait que tous ces discours ne s’adressent qu’à une minorité de la population, ceux qui chercheront à se servir à leur profit de ces nouveaux pions de l’Alliance. Les autres ne retiendront que l’image qui sera d’ici quelques secondes diffusée dans le monde entier. Au moment le plus adéquat, c’est Eve elle-même qui pousse 6 sur la scène en lui murmurant un dernier encouragement. L’enfant avance et grimpe les marches trop hautes pour lui sans que son pouce ne quitte sa bouche, ce qui lui donne une démarche maladroite absolument parfaite.

Les objectifs sont tous braqués sur lui et 6 pense à une mouche aux milliers d’yeux, une mouche géante humaine dont le bourdonnement serait composé de milliers de voix criant des questions. Il les ignore et rejoins l’adulte le plus proche. Il lève les yeux vers lui et lui prend la main, cherchant à ce qu’on lui dise quoi faire comme prévu. Son geste si simple provoque presque une émeute. Certains journalistes hurlent à la manipulation, à la perversion même pour avoir donné à ce robot une forme et un programme touchant au sacré de l’enfance ; d’autres sont enthousiastes devant la nouvelle humanité promise et enfin exposée aux regards. Lorsque 6 se tourne vers eux et les regarde, paisible et un peu curieux, on peut entendre les voix s’éteindre et les phrases se bloquer dans les gorges chez ceux qu’il fixe dans les yeux, comme si ces adultes s’attendaient à être hypnotisés ou à découvrir au fond de son regard le secret de son incroyable existence…

La porte-parole sur l’estrade attend quelques minutes que le calme revienne puis reçoit d’Hindgam l’ordre d’enchaîner. Elle met sa main sur la tête de 6 et lui dit d’un ton faussement enjoué :

_ Alors Steven, tu es prêt à nous montrer ce que tu sais faire ?

_ Il faut que je fasse quoi ?

_ Tu vas faire comme à ta maison, d’accord ? Un petit tour pour les gens qui viennent te voir.

6 ne dit rien et attends que la femme s’explique, ignorant 1 qui tempête dans un coin de sa tête contre la façon dont cette adulte le traite. Le jeune homme arrive à cacher à son petit frère la peur atroce qui l’a envahi et 6 préfère ne pas lui demander pourquoi il est si susceptible tout à coup.

Un technicien monte brièvement sur l’estrade pour lui donner un assortiment de plaquettes informatiques techs. Vu de l’intérieur les ordinateurs techs n’ont rien à voir avec les ordinateurs binaires traditionnels mais ressemblent plutôt à une succession de tamis parsemés ça et là de pointes rappelant des champignons. 6 prend une plaquette dans chaque mains, les tiens parallèles et laisse faire son frère. 1 trouve facilement le code chimique inscrit dans la matière et le modifie légèrement. La forme des plaquettes change, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, de nouvelles protubérances se mettent en place tandis que le grillage du reste de la plaquette change de maillage. Lorsqu’elles cessent de bouger 6 les assemble d’un geste et prend les suivantes, puis d’autres encore, jusqu’à assembler un ordinateur tech sans le moindre outil à sa disposition, un exploit parfaitement impossible qui déclenche un tonnerre d’applaudissements et de huées. Dans les coulisses, Eve Hindgam s’accorde un saut de joie tandis que son équipe lance des hourras : la conférence a parfaitement remplie son rôle. Hindgam les fait taire d’un geste : 6 commence à répondre. Des centaines de questions fusent et la porte-parole juchée sur l’estrade répète une par une à Steven celles qui lui paraissent le moins dangereuses.

2

2 est assise sur un banc de New York, seule, anonyme, et savoure intensément cet instant de répit. Sanx s’est réfugié chez des amis à lui et elle n’a pas insisté pour savoir où exactement. Il lui a juré de les recontacter par le Réseau et lui a conseillé de prendre un peu de temps pour elle. Une drôle d’idée dotée d’une étrange séduction. Qu’elle a appliqué en se promenant au hasard dans la ville. Regardant les immeubles, le ciel, les gens. Toutes les choses sans importances dont elle s’était détournée.  L’idée d’une Eve Hindgam hystérique la cherchant partout renforce encore le charme de la balade. 2 apprécie vraiment de se faire un peu désirer pour une fois au lieu d’accourir d’elle-même faire soumission. Elle se demande s’il n’y aurait pas un moyen d’échanger les rôles avec 1. Elle se sent tout à fait capable de reprendre son enquête, de faire parler ce Mr. Edmund et de laisser son frère se débrouiller comme garde du corps présidentiel. Bien sûr, le président en question n’apprécierait pas, il cherche toujours à tout diriger. Il serait peut-être bon de lui apprendre à se détendre et ne pas considérer tous ses rapports avec les gens comme des rapports de force. 2 sourit de sa propre naïveté.

Changer le monde… Et où sont-ils, ces tyrans à détrôner, ces foules reconnaissantes à sauver, ces lendemains heureux à créer ? On tente de lui faire croire, de leur faire croire, que de jouer les toutous obéissants pour les dirigeants est la même chose que sauver chaque personnes qu’ils gouvernent. 2 n’est plus d’accord.

D’ailleurs elle ne croit plus que les Techs soient la solution miracle à tous les problèmes des humains. Les professeurs ne l’ont jamais affirmé dans ces termes, bien sûr, mais ils l’avaient sous-entendu tout au long de leur éducation. Maintenant elle sait que c’est faux. Même s’ils étaient plus nombreux, ils sont des Techs humains, pas des espèces d’anges…

Depuis quelques instants 2 chasse une idée désagréable qui finit malgré tout par se frayer un chemin jusqu’à la conscience. Evidemment, en tant que Tech, elle ne devrait pas considérer qu’elle a une dette envers qui que ce soit. Mais en tant que Betsie elle s’est engagée auprès du président Miller, d’Andrew Burther et d’Eve Hindgam. Cet engagement est nettement moins important que celui qu’elle a envers son frère, bien sûr, mais maintenant que Sanx est hors de danger il serait grand temps qu’elle rentre à la maison-prison, au sein de la grande famille impersonnelle des bureaucrates. 2 est une fille fiable qui tient sa parole.

La petite pause lui a quand même fait du bien.

Elle décide de se rendre au bureau en métro, histoire de tester une nouvelle expérience. Les lieux forment un étrange mélange avec les antiques distributeurs de billets électroniques et les caméras techs hors de prix. 2 veille à ne pas arrêter les caméras quand elle efface son image. Il y a peu de chance pour que qui ce soit connaissant son visage – qui n’a pas circulé sur le Réseau, elle y a veillé – la cherche dans les images de surveillance du métro, mais… bah ! La prudence ne peut pas lui faire de mal, c’est même devenu une seconde nature. Elle observe discrètement les autres usagers pour être sûre de se comporter correctement, elle a appris le fonctionnement du métro dans un cours théorique et ne s’est pas donné la peine de chercher des informations dans le Réseau sur lui. Elle admire quelques graffs et laisse la foule pressée la dépasser.

Devant elle retentit une explosion. Un terrible flash suivit d’un fracas de fin du monde. 2 se pétrifie, la foule hurle et reflue, la fumée envahie tout. Impossible de voir, impossible d’être sûre. Pourtant la jeune fille s’imagine trop bien le wagon de métro éventré et le quai jonché de corps, elle ne peut pas effacer cette image de ses yeux, et dans les cris des gens en train de fuir elle entend les râles des blessés. Elle sent la mort avant de réaliser ce qui s’est passé. C’est une bombe. La rame a explosé. Comment ? Pourquoi ? Elle tente d’approcher les lieux malgré la foule. La fumée la suffoque rapidement mais elle respire encore mieux que les humains qui restent sur les lieux. Elle y voit mal. Elle trébuche sur un objet mou. Un corps ? Un sac ? Elle se baisse. Un corps. Un blessé. Sonné. Elle l’aide à se lever. Il peut marcher mais s’agrippe à elle comme si sa vie en dépendait.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? répète-t-il. Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Aucune idée pense 2 qui pour l’instant a d’autres préoccupations. Pourquoi tout le monde est-il parti ? Il n’y a donc personne pour lui venir en aide ? Un claquement sec retentit dans son dos et elle sursaute, prête à se jeter à terre, mais non ce n’est pas une autre bombe, ce n’est qu’un morceau de métal tombant au sol, sans doute, elle n’arrive pas à le distinguer mais rien d’autre n’explose sur le quai. Et elle comprend. Les gens connaissent le monde depuis plus longtemps qu’elle. Pour eux l’idée qu’il y ait une deuxième bombe n’est pas une théorie mais un danger réel. 2 a agit dans le feu de l’action, guidée par ses réflexes, maintenant elle a eut le temps d’avoir peur, très peur pour sa vie. Elle pourrait revenir en arrière, l’homme qu’elle soutient peut rejoindre la sortie seul. Au lieu de quoi c’est elle qui s’accroche à lui. Dès qu’elle s’en rend compte elle le lâche aussi vite que si elle s’était brûlée, si vite qu’il est déséquilibré et tombe presque.

« Continuez tout seul, lui dit-elle, j’y retourne ! »

Ils se sont assez éloignés de l’explosion et de la fumée pour qu’elle distingue correctement son visage. Malgré son expression hébétée elle voit sa peur. Devine quoi mon pote, on est deux, pense-t-elle. Elle ne veut pas y retourner. Mais elle le doit. Une obligation qui lui parait gravée dans sa chair, aussi incontournable que la gravité, et elle sait que les autres Techs comprendraient. Un programme ? Même pas. Une éducation basée sur l’idée qu’elle est née dans ce but d’aider.

La fumée s’est étendue mais à peine dissipée. Les yeux de 2 la brûlent mais s’auto-guérissent au fur et à mesure qu’elle avance. Le toit de la station a souffert mais ne parait pas sur le point de s’effondrer. La jeune fille scrute le brouillard en cherchant d’autres victimes à aider. Ses yeux sont inutiles. La souffrance humaine s’entend très bien.

2 suit les plaintes et les cris. L’un des blessés a eu le bras soufflé par l’explosion et plaque sa main contre la plaie, tentant en vain d’empêcher le liquide vitale de jaillir de ses artères pour se perdre sur le ciment. 2 serre sa veste contre son épaule et le guide vers la sortie. A quoi bon ? pense-t-elle avec une violence qui lui fait monter les larmes aux yeux, ça ne lui rendra pas son bras ! Et tous les autres, tous ceux qui ne peuvent pas marcher, je ne peux rien faire ! RIEN !

Pas de métal tech qu’elle pourrait tordre par la pensée, pas de système de secours tech qu’elle pourrait déclencher, les pauvres n’ont le droit que d’être surveillés et ses pouvoirs à elle sont impuissants.

On tente de sortir 2 des lieux, quelqu’un lui plaque un masque à oxygène sur la bouche, c’est alors seulement qu’elle réalise qu’elle est tombée et qu’il y a d’autres gens qui sont là, qui l’aident.  Elle finit par se mettre debout et sortir seule, qu’au moins elle n’encombre pas les secours. L’entrée du métro est interdite par des policiers. Déjà ? Combien de temps est-elle restée là-dedans ?

La foule se presse pour voir, les questions fusent, les reporters sont là. Dans un mouvement de rage 2 fait tomber en pannes micros et caméras. Elle les traite tous de charognards. Elle veut du respect pour les morts et encore plus pour les vivants. Elle repense aux morts du laboratoire qu’elle et 1 ont abandonnés, à leurs secrets qu’il fallait protéger à tout prix. Les Techs n’ont rien fait, ils se sont sauvés. Comme si les sacrifices de ceux qu’ils considéraient comme leur famille n’avaient pas d’importance. Et les morts du métro, qui les a décidé ?

L’homme qui a perdu son bras est déjà dans l’ambulance. Une équipe de médecins tentent de la convaincre de faire un bilan médical sur place avant de partir. Elle s’esquive. Elle serait trop vite démasquée comme Tech. Et puis elle n’a rien. Pas comme les autres… tous les autres… près d’elle une présentatrice montrant une mine de circonstance à la caméra déclare qu’il y aurait plus de trois morts et une vingtaine de blessés. On soupçonne les HR. 2 avait l’impression que c’était bien pire. Au moins il y a maintenant de nombreux professionnels qui ont pris la situation en main, ça la soulage. Des démineurs entrent dans le métro. Ils ont du matériel de détection tech mais ce n’était pas une bombe tech… contre une bombe tech ses pouvoirs auraient au moins servi à quelque chose… quoique… 2 n’a pas fait attention. Il lui aurait fallu une sacrée concentration pour s’apercevoir qu’il y avait dans le métro un objet contentant des matériaux techs dont le mélange est explosif. Elle n’a rien vu, rien senti. Sa culpabilité l’écrase brutalement.

Tandis qu’elle tente de reprendre son souffle sans éclater en sanglots, deux policiers s’approchent d’elle. Les terroristes sont bien les criminels qu’ils détestent le plus au monde. Ils ne se donnent pas la peine de lire ses droits à cette jeune fille si suspecte et l’arrêtent. L’un d’eux lui tire les cheveux si fort qu’il en arrache une poignée. 2 pleure. Elle se soucie à peine de savoir qui l’entraîne et où.

3, 4 et 5

La tension a monté lentement entre les enfants du Ghetto et les Techs, même si Mok et 3 jouent à celui qui aura l’air le plus cool et détendu. A présent 5 commence à revenir à elle et 3 cesse son petit jeu pour se pencher vers sa sœur. Mauvaise idée : tous les autres enfants en profitent pour en faire autant. 5 n’a pas encore ouvert les yeux mais elle sent le mouvement et se recroqueville sur le coté en gémissant, le visage enfoui contre le ventre trop plat de son frère. 3 est furieuse et chasse ces intrus d’une voix vigoureuse. Les enfants ricanent et ne s’écartent pas beaucoup. Plus que jamais ils font penser à des prédateurs guettant leur proie. 3 refuse d’ouvrir les portes du Ghetto et de les laisser sortir : il est évident pour elle qu’ils sont là pour une bonne raison.

« Voilà Thune, murmure un enfant

C’est celui qui avait demandé à Mok de ne pas leur faire de mal. Il est toujours à l’écart du groupe et regarde les autres avec l’air satisfait du premier de la classe qui sait que tous ses camarades vont être punis. Il s’approche de Thune d’un air servile. L’homme l’ignore. Il s’approche des trois Techs sous les sourires fiers et parfois cruels des autres enfants qui les ont bien gardés. Il leur adresse à tous un bref signe de tête de félicitation. Instinctivement 3 se plaque davantage contre le mur dans son dos. Ce Thune n’est pourtant pas très impressionnant, il n’est pas particulièrement grand ni particulièrement costaud, les cernes de ses yeux et ses joues creusés évoquent la misère, de même que son odeur corporelle trop forte. Mais lorsque ses yeux se plantent dans ceux de 3, la petite fille a la sensation atroce qu’il lit dans son âme plus intimement qu’aucun Tech n’a jamais tenté de le faire, qu’il viole un espace sacré pour la mettre à sa merci. Elle ne se rend même pas compte qu’il sourit et qu’il lui dit bonjour gentiment. Ce ne sont que des détails. Il la regarde en se demandant par quel bout il va la dévorer. Comme le loup du cauchemar de 7, cette horrible nuit où ils ont dû fuir le laboratoire.

De là où il est, 4 ne peut pas apercevoir le regard de Thune et il ne comprend pas pourquoi sa grande sœur a si peur. Il sert 5 contre lui et essaye de l’aider à se relever. La petite fille gémit, tout son esprit tech nouvellement reconstitué lui fait horriblement mal.

« Allons, les mômes, dit Thune d’une voix lente et dépourvue de la moindre chaleur, venez avec moi. On ne va pas parler dans la rue.

A mon avis, lance 4 à 3 toujours pétrifiée, c’est maintenant qu’il faut qu’on se tire ! Il y a urgence !!

On ne peut pas. Il va falloir négocier nos pouvoirs.

Pourquoi ?

Regarde bien. Ils sont tous armés.

4 regarde bien et oui, tous les enfants portent sur eux un couteau, un tuyau de fer, un revolver parfois. Parfois caché. Parfois non. Il ne s’était rendu compte de rien : tous les enfants se comportaient comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

Qu’est-ce qu’on fait ? demande-il de toute sa terreur.

On ment. On dit qu’on a besoin d’être tous les trois pour ouvrir les portes. Comme ça ils ne risquent pas de nous séparer. Je vais négocier avec eux. N’ai pas peur.

Mais toi aussi tu as peur !

Ça ira.

Leur échange n’a duré qu’une fraction de secondes. 3 et 4 prennent chacun un des bras de 5 qui arrive à marcher mais est toujours un peu groggy. Ils suivent docilement Thune, entouré de son escorte d’enfants. S’ils tentaient d’appliquer certaines des leçons qu’on leur a apprises – ou s’ils avaient plus d’expérience dans ce domaine – les deux enfants s’apercevraient que le calme qui les a entourés depuis leur entrée dans le ghetto n’est pas dû au hasard. De nombreuses sentinelles veillent sur eux, de jeunes adolescents armés de fusils mitrailleurs et postés sur les toits, et le petit groupe de Thune ne s’avance que dans les rues qu’ils signalent comme sûres. En théorie Thune contrôle cette zone du Ghetto, mais les portes sont des territoires très recherchés et sans cesse contestés, c’est le seul espoir d’évasion de cette prison géante. Les Fous avaient osé mettre des espions sur place et espéraient bien récupérer les enfants avant que Thune ne s’en occupe. Mais les fidèles de Thune sont efficaces et incorruptibles et Thune l’avait su. Il les avait donc ramenés à l’obéissance au cours de négociations plutôt sanglantes avant de venir chercher son bien. La rumeur a beau avoir des ailes dans le ghetto, il espère bien réussir à tirer parti des trois Techs avant que les clans les plus importants ne tentent de les lui dérober : chaque espoir d’évasion a une valeur incalculable ici.

Ils entrent dans un immeuble, descendent dans une cave reliée à une autre cave, remontent dans un autre immeuble aux allures de labyrinthe. Sans le moindre Réseau auquel se relier, les trois Techs sont vite totalement perdus. Chaque couloir est gardé par des enfants ou de jeunes adolescents armés qui paraissent vénérer Thune. Enfin ils entrent dans une salle encombrée d’ordinateurs binaires, de matériel de récupération, de stocks de nourriture, d’eau et d’armes. Il y a quelques adultes devant les ordinateurs qui évitent soigneusement de regarder Thune ou les Techs. Ils ont un visage maladivement creusé et des plaques rouge sur le corps, ils se tiennent recroquevillés sur eux-mêmes et leurs articulations sont déformées.

Thune s’assoit sur un fauteuil défoncé et fait signe aux trois enfants d’en faire autant devant lui. Il parait très détendu et amical. Ce qui rend son regard plus terrifiant encore. Il leur demande :

« Bien, on va faire vite. Je veux savoir comment vous êtes entrés.

_ Qu’est-ce qu’on a en échange ? répond 3.

Thune éclate d’un rire sans joie.

_ Oh, je vois qu’on sait se défendre ! Dis-moi ce que tu veux.

_ On veut pouvoir partir d’ici, tous les trois.

_ Vous voulez pour aller où ? C’est le seul endroit ici où on ne va pas vous faire mal. Les autres clans ils se déchirent pour quelques grammes de dixe, ils se droguent et ils se tuent. Ils n’ont rien compris… vraiment rien compris.

Pendant quelques secondes Thune détache son regard de 3 pour le braquer vers un des murs, comme si les autres clans dont il parle étaient apparus là et qu’il doive les foudroyer sur place. Puis il rebraque sa redoutable attention sur 3.

_ Alors, dit-il d’un ton légèrement plus intense, tu me dis ce que je veux et je ne te jette pas dehors, compris ?

Pendant ce temps 5 reviens suffisamment à elle pour demander mentalement où elle est et ce qui est en train de se passer. Mais le face à face requiert toute la concentration de 3 et de 4 qui ignorent ses messages, la douleur qui lui martèle toujours le crâne n’incite pas la fillette à utiliser la douceur et elle hurle :

_ PUTAIN C’EST QUOI TOUT CA ?

Immédiatement les armes se braquent dans sa direction. 5 les ignore. Elle était furieuse avant de s’évanouir et elle est encore plus furieuse maintenant, enragée de douleur et d’impuissance, et marche vers Thune comme si elle comptait lui faire peur. Une attitude héroïque ou suicidaire, sous le regard fasciné des combattants de Thune. Elle brandit un doigt vers lui et ne s’arrête que quelques centimètres avant de le toucher.

_ Et vous là, vous faites quoi ?

Elle tourne sur elle-même et inspecte la salle.

_ Et eux ils font quoi ? C’est qui ? On est où ?

Elle se retourne défier Thune.

_ Si vous étiez avec eux, je vous préviens…

Arrête lui dit 3 tout en lui posant une main sur l’épaule. 4 tente de la calmer par leur lien tech et lui résume les derniers évènements. Le regard de 5 se perd dans le vague le temps qu’elle intègre tout ça. Mais avant que 3 ne reprenne les choses en main, Thune se met à rire, quelques hoquets sans joie, avant de se lever et de poser sa main sur la tête de 5.

_ C’est vrai, il y a beaucoup de choses qu’il faut que j’explique.

3 et 4 regardent, atterrés, cet inconnu terrifiant entraîner leur petite sœur qui semble ne rien remarquer.

_ On va faire les choses comme il faut, d’accord ? continue Thune. Ça ne sert à rien d’être violent. On va tous s’aider les uns les autres.

Il a à présent la main posée sur l’épaule de 5 qui continue à ne pas avoir peur. Il se retourne et sourit à 3 en disant :

_ Compris les enfants ? »

Avec une grimace désapprobatrice, 3 acquiesce. Elle a comprit qu’ils sont dans une mauvaise posture.

1 et 7

1 reviens à lui dans la voiture de Sanx, le corps ankylosé d’être resté si longtemps tordu. Il surprend le regard inquiet de 7 posé sur lui et sourit.

« Ça va ? lui demande-t-il.

_ Oui.

Leurs deux voix leur paraissent étranges, familières mais décalées. Il y a longtemps qu’ils n’avaient pas utilisé le langage oral entre eux. La voix, c’est pour les autres, pour les humains. Ce n’est pas désagréable de changer un peu d’habitudes. 7 se serre contre son frère. Aucune étreinte ne peut être aussi réconfortante que l’échange direct d’affection par le Réseau, mais c’est toujours bon d’être un peu prise dans les bras, comme avant. Elle pense au professeur Milley et au professeur Stones, un peu, mais ce sont surtout les autres qui lui manquent, les surveillants qui avaient toujours le temps de la prendre par la main ou de lui caresser les cheveux, qui l’embrassaient et lui souriaient. Elle ne les aimait pas de la même manière que ses frères et sœurs, mais c’était tout de même bon de les avoir. 1 lui caresse les cheveux mais c’est très différent, le contact physique entre eux augmente l’intensité de leur lien mental et 7 ne sait pas sentir la différence entre le geste réel et le sentiment qui lui est associé. Elle a oublié que les gestes des humains peuvent mentir, elle se souvient juste qu’ils étaient agréables.

1 voit les pensées de sa sœur revenir en arrière, vers le laboratoire. Il se dit qu’il a sans doute été cruel de rejeter la proposition d’Edmund. Après tout c’était son but dès le départ, non ? Sa mission à lui. Et il a tout gâché. Maintenant il doit retrouver Mr. Edmund et tout accepter pour qu’il lui dise où sont les professeurs, après quoi tous les Techs reviendront vers leurs presque-pères et attendront gentiment qu’ils leurs disent quoi faire. En oubliant qu’Edmund les dirige. En oubliant tout ce qu’ils ont réussi à accomplir et à découvrir seuls. En oubliant de rechercher les assassins qui ont ordonné l’attaque du laboratoire. En oubliant Sanx. Et Eve Hindgam, et les membres du 10 Johnson Street, et Josh Mallone, et tous les humains qui pourraient avoir eu un lien avec les Techs.

1 ne peut pas prendre cette décision seul, il doit se réunir avec tous les autres. Mais pas tout de suite. 6 est épuisé après la longue conférence et dort, 2 doit être en train de rentrer au B.A.G.N. et a besoin de toute sa concentration pour justifier son absence. 1 laisse un message dans la pieuvre rouge à l’intention de 3, 4 et 5. Maintenant il hésite sur ce qu’il doit faire. Dormir, déjà, ça serait bien. Ensuite…

7, toujours dans ses bras, lui tire la manche doucement.

Qu’est-ce qu’il y a ? lui demande-t-il.

« Il faut qu’on fasse quelque chose de très, très important, répond la fillette d’une voix grave.

_ Il faut quoi ?

_ Ecoute bien. C’est très compliqué.

Intrigué, 1 chasse de son mieux les soucis qui l’encombrent pour mieux être attentif, laissant un vaste espace de son esprit libre pour qu’elle puisse y projeter cette chose si importante. 7 se concentre et puise l’énergie de son frère sans se soucier de son épuisement – c’est son grand frère, son énergie parait infinie à la petite fille – pour montrer ce qu’elle a vu. Le pont, immense et magnifique, reliant la Terre et l’espace, un gigantesque pont Tech. Elle a mémorisé chaque angle, chaque courbe, la puissance Tech de chaque lien et son subtil enchevêtrement avec les autres. Elle lui montre tout, émerveillée à l’avance de l’œuvre qu’ils vont créer.

1 l’arrête avant qu’elle ne lui donne la migraine. Il n’a même plus assez d’énergie pour parler directement.

« C’est quoi ça ? demande-t-il.

_ C’est la voix qui me l’a dit.

_ Quelle voix ?

_ La voix de la chose qui restait tout le temps avec moi. Il faut qu’on fasse ça tous ensemble. C’est très, très important.

_ Mais c’est quoi cette chose ?

1 a peur. Il se demande si c’est la même chose qui l’a pris lorsqu’il était dans le camp d’Edmund. Il y a quelque chose dans le Réseau d’incompréhensible, quelque chose d’infiniment plus puissant qu’eux, quelque chose qui les transforme. Il ne veut surtout pas que 7 tombe entre ses mains.

_ Je ne sais pas, dit 7. C’est des gens qui sont mélangés. Comme nous.

1 la prend par les épaule, la fixe droit dans les yeux et lui demande par leur lien tech ne fait pas confiance à cette chose et si elle revient, viens immédiatement me le dire, quoi qu’il arrive. C’est dangereux et je ne veux pas que ça te touche.

7 commence à pleurer. 1 reste quelques instants immobile à coté d’elle, impuissant, incapable de tenter de la consoler. Il n’en peut plus de cette responsabilité, de ce sentiment de déchirement qui dépasse à la simple terreur et qu’il ressent dès que quelque chose menace ses frères et sœurs. Mais comme c’est la seule chose à faire, il reste ferme sur son interdiction et démarre la voiture.

Ils roulent en silence. 7 sanglote encore de temps en temps. Puis sa sentence tombe comme un couperet :

_ Tu es méchant.

Silence. Et, comme si le clou avait encore besoin d’être enfoncé, elle ajoute :

_ Tu es comme les humains.

Le jeune homme ne répond pas. Il n’y a rien à répondre. Il se dit qu’elle est trop jeune pour savoir vraiment ce qu’elle dit. Mais il n’a pas le courage de fouiller dans son cœur pour savoir ce qu’il en est réellement.

_ On part à New York, déclare-t-il brusquement.

_ …

_ Je vais confier la voiture à Sid. Il ne me la volera pas, sauf si c’est une question de vie ou de mort. Et on va rejoindre 2 et 6. Je vais peut-être te confier aux humains si ce sont des gens sûrs et je vais retrouver les professeurs.

_ …

_ Ecoute moi bien parce que je ne vais pas le répéter dans le Réseau. Je t’aime et je ne laisserai pas cette chose courir le risque de te faire du mal. Tant pis si tu m’en veux, tant pis si tu me trouves… méchant, ou intolérant, je vais veiller sur toi que ça te plaise ou non. Compris ?

7 répond mentalement : Compris. Avec ce mot elle lui fait savoir qu’elle ne lui en veut pas et qu’elle s’inquiète. 1 lui fait comprendre qu’il ne lui en veut pas non plus. Mais que sa décision est inébranlable.

2

La jeune fille attend dans sa cellule. Elle s’est assise en tailleur sur le sol et se repose en s’appuyant sur le mur. Elle éprouve un certain apaisement à être ainsi mise sur la touche. Elle qui se faisait toujours du souci pour tout ce qu’elle ne parviendrait pas à faire, elle découvre le détachement. Comme Sanx. Un drôle de type. Au moins lui va bien.

Sanx est vivant et les gens du métro sont morts. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans ce monde ?

Il y a une certaine agitation hors de la cellule, une atmosphère tendue que 2 ne reconnait pas : celle de personnes ayant tout pouvoir dans leur petit univers et à qui un supérieur hiérarchique vient de taper sur les doigts. Il n’y a pas grand-monde qui puisse se vanter de pouvoir pénétrer les sacro-saints secrets des antiterroristes, la version moderne de l’Inquisition. Heureusement, le vice-président de l’Alliance possède encore ce pouvoir. 2 n’a pas encore été interrogée, elle a juste été scannée et photographiée sous toutes les coutures et son ADN a été enregistré. Ou plutôt ils ont tenté de l’enregistrer. L’ADN tech se code de la même manière que l’ADN basique mais ses réactions aux tests chimiques classiques sont très particulières.

Sous les costumes soignés et les coiffures impeccables, la jeune Tech n’avait senti que l’implacable efficacité de la machine. A présent que Mr Kanrish en personne est venu la chercher, elle distingue des lueurs haineuses et cruelles dans ces regards. Des regards de fauves qui n’ont pas l’habitude de voir filer leur proie.

Quand à Mr Kanrish, il n’a pas l’habitude de se voir défier par une gamine. Une fois seuls il lui passe un savon bien senti avant de la raccompagner au B.A.G.N. sous bonne garde et de passer un autre savon à Andrew Burther – qui comprend bien que c’est sa dernière chance de garder la responsabilité des précieux Techs. Les dispositifs de sécurité sont renforcés. 2 ne peut plus avoir le moindre doute : elle est bel et bien prisonnière. Comme elle l’a été toute sa vie. Pour le moment ce n’est pas ce qui lui parait le plus important.

Ce n’est que lorsqu’elle réalise qu’on ne lui permet plus de revoir 6 que 2 réagit et proteste violemment. Elle fait trembler tous les objets techs à sa portée pour tenter de faire peur au vice-président. Mais ne récolte pour sa peine qu’une piqûre rapide sans doute censée la faire tomber rapidement dans les pommes. 2 se concentre pour se reprendre, elle ne doit pas laisser ses émotions dominer ses actes, pas dans un moment où chaque geste est crucial. Tant qu’elle a un accès au Réseau, tout va bien. Et même si elle n’en a pas pour le moment, on finira bien par lui en donner un un jour, c’est après tout pour ça qu’elle est venue au monde. Elle doit rester calme et faire semblant d’être affaiblie.

Sauf qu’elle ne se plus vraiment capable de faire semblant de quoi que ce soit. Elle n’arrive plus à sentir son corps. Elle peut toujours parfaitement voir et entendre mais est complètement paralysée. 2 maudit silencieusement les agents du B.A.G.N. qui pour une fois ont parfaitement réussi leur coup : les Techs ne sont pas programmables mais certains produits les rendent très suggestibles à l’hypnose. La jeune fille n’est parvenue à garder aucun souvenir des expériences que les professeurs avaient tentées là-dessus et elle n’espère pas en garder davantage cette fois-ci. Déjà sa conscience sombre dans le néant.

Elle se réveille en compagnie d’Eve Hindgam, dans sa chambre du B.A.G.N. Son petit frère n’est pas là mais il a laissé un chaleureux message de bienvenu dans ses jouets techs. C’est bon, on les réunira à nouveau bientôt. La jeune fille sourit. Il lui manque, même si ça ne fait pas longtemps qu’elle l’a quitté. Et les autres aussi lui manquent vraiment, jamais encore elle n’a été séparé d’eux si longtemps, malgré leurs rencontres dans le Réseau.

« Ça va ? lui demande Hindgam. Tu te réveilles ?

_ Ça va. Qu’est-ce qu’on m’a fait ?

_ Juste un somnifère.

2 retient un sourire moqueur. Elle sait qu’elle s’est fait hypnotiser. Mais peut-être qu’Eve est sincère et qu’elle ignore tout simplement ce qui s’est réellement passé.

_ Et maintenant, demande la jeune fille, qu’est-ce qui va se passer ?

_ Difficile à dire. Tu avais fais d’énormes progrès pour qu’on te considère comme une personne à part entière mais avec ton comportement instable…

_ J’ai tout réduit à néant.

_ A peu près, oui.

La Tech s’étonne qu’Hindgam ne crie pas. La femme parait comprendre parfaitement ce que 2 a ressenti et pourquoi elle a agit ainsi, et lui explique calmement quelles conséquences aura son geste, d’égale à égale, pour qu’elles trouvent ensemble une solution.

_  Mon argument principal, continue Eve Hindgam, c’est que justement tu t’es conduite comme une humaine : tu es allée aider quelqu’un pour ton frère, malgré les conséquences pour ta carrière. C’est une conduite très noble. Mais ça ne prend pas bien. Qu’est-ce que tu veux, ce sont des politiciens… Si encore tu travaillais pour l’argent, ça les rassureraient, ils penseraient qu’ils peuvent te contrôler. Mais tu poursuis un idéal qu’ils ont tous trahis depuis longtemps, alors tu les inquiète. Vous tous, les Techs, vous les inquiétez.

_ C’est de ma faute, ils n’ont pas à condamner ma fratrie pour…

_ Non, ce n’est pas uniquement de ta faute. Tu n’as pas vu le message de ta petite sœur ?

_ Laquelle ?

_ Bon sang, tu dois être la seule de tous les pays riches à avoir échappé à ça… Une petite brune aux taches de son.

_ Ça doit être 5.

_ Elle a crié ‘laissez-nous tranquilles, on n’a rien demandé à personne’.

_ Elle a crié ? Alors c’est bien 5. Elle l’a envoyé où ?

_ Partout.

Partout… 2 se rappelle d’avoir esquivé l’équivalent d’une vague sur le Réseau, un courant se propageant à toute allure et contaminant tout ce qu’il touchait. Facile à traverser. Il avait été si transformé par les différents appareils et programmes qu’il avait franchit que 2 n’avait même pas reconnu l’écriture de sa petite sœur dans sa création, et elle n’avait pas regardé son contenu.

La porte-parole présidentiel continue à lui résumer la situation, les manifestations anti-Techs, le succès de la conférence de 6, l’entêtement de 1, la fureur du président et celle pire encore du vice-président. Il ne manque que…

_ Et l’attentat ? demande 2.

_ Pardon ? Ah, là où on t’a attrapée ? Ça arrive parfois, malheureusement. Tu n’as pas été trop choquée ?

_ Qui a fait ça ? Et pourquoi ?

_ Les HR sans doute.

_ Qui ?

_ Les Hors-Réseau. Ils font souvent des actions terroristes, et comme les responsables sont très bien protégés, ils s’en prennent à des innocents.

_ Pourquoi ?

_ Pour se venger.

_ De quoi ? Pourquoi vous tournez autour du pot ? Pourquoi personne ne m’a parlé d’eux ?

Eve la jauge du regard, comme si elle évaluait les risques qu’il y aurait à lui dire la vérité. Finalement elle se décide en regardant ailleurs, marmonnant comme si elle se parlait à elle-même :

_ Evidemment, si tout ce que tu sais vient du Réseau, tu ne peux pas connaitre les HR. En fait, si on n’en parle jamais, c’est parce qu’il n’y a pas vraiment de quoi être fier. Il n’y a pas assez de matériel tech pour tout le monde, ça coûte très cher. Et l’écart entre ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas s’est… creusé. Vraiment beaucoup. Maintenant, sans ordinateur tech, il y a beaucoup de choses qui ne sont pas possibles. Voter, pour commencer. Et avoir accès aux banques, à un travail officiel, au logement dans les bons quartiers. Même les gens endettés à mourir sont prêts à tout pour garder leur accès au Réseau. C’est le seul moyen de continuer à faire partie du système. Alors il y a des endroits qui sont plutôt… enclavés, fermés, dans les pays riches. Dans les autres c’est l’inverse, ce sont les accès au Réseau qu’on a barricadé. C’est réservé à l’élite.

Petit à petit Hindgam se tait. Quand enfin elle tourne la tête vers 2, elle voit les larmes couler le long des joues de la jeune fille. Ce qui est tout à fait compréhensible selon elle. Tous les nantis, un jour, s’aperçoivent qu’ils sont du bon coté de l’injustice. Il y a ceux qui se sentent coupables avant de blinder leur cœur pour continuer à vivre. Il y a ceux qui se sentent très bien à leur place et n’ont aucune envie de la partager. Et il y a ceux qui se battent pour les HR jusqu’à tomber entre les mains des antiterroristes et d’être déchus de leurs droits civiques, devenant s’ils survivent des HR à leur tour. Les attentats ne sont pas leur seul moyen de combattre, ils cherchent aussi à faire entrer des HR clandestins dans le monde bénéficiant du Réseau, mais c’est très difficile et dangereux, d’autant plus attirant pour certaines têtes brûlées qui veulent devenir des héros à leur tour.

2 est encore une idéaliste, Eve le sait et a mûrement réfléchit avant de lui raconter tout ça. En règle général, la traque des HR se fait dans la plus grande discrétion et rares sont les gens qui réalisent l’importance et l’organisation du mouvement, et surtout à quel point les HR seraient dangereux si jamais ils étaient libérés. Dans le monde moderne où l’image et l’information sont accessibles à tout le monde, il n’est pas difficile de cacher ce dont on ne désire pas parler en le noyant dans la masse. Sans cet attentat il aurait put s’écouler des années avant que 2 ne soit au courant. Maintenant il faut consolider sa confiance et profiter du choc pour qu’elle ait définitivement une image négative des HR et ne soit jamais tentée de les rejoindre. Eve insiste sur l’horreur des attentats et sort les chiffres des victimes à ce jour. On en parle peu, mais… on sait. Dans les milieux bien informés, on sait.

Ce que même les milieux bien informés ignorent, c’est que rien n’empêche tout le monde de bénéficier du Réseau. Les matériaux techs sont comme des plantes : une fois la cellule-souche programmée, il suffit de laisser pousser jusqu’à ce que l’objet tech ait atteint sa forme définitive. Le programme nécessite quelques clés chimiques faciles à créer. Non, la seule chose qui empêche la SRAM d’en produire autant que nécessaire, c’est parce qu’elle est la seule à connaître ce secret et qu’elle peut le monnayer à prix d’or.

Les Techs aussi connaissent ces secrets. Peuvent-ils les offrir à des assassins ?

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Commentaires
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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