Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ecriveuse en herbe
21 avril 2007

Miroir, mon beau miroir **

Miroir mon beau miroir

« C’est ton nouveau dessin ? Fais voir !

_ Attends ! Il n’est pas finit ! »

Avant que George n’ai pu l’en empêcher, Nicholas avait attrapé la mince feuille délicatement fixée au bois jusqu’à ce que l’œuvre soit terminée et rangée sous clef. Nicholas écarquilla les yeux. Pour une fois, lui-même était choqué.

Le dessin à la plume montrait une jeune femme nue, ce qui en cette Angleterre du XVIème siècle risquait de faire condamner son auteur au fouet et à la prison. Mais surtout la femme était sans conteste une sorcière ou un démon, et ça c’était un aller direct vers le bûcher. Georges avait beau être le portraitiste de la Reine et par conséquent de toute la cour, cette fois il allait trop loin.

« Non mais tu sais ce que tu risques ?

_ Je ne risque rien tant que tu tiens ta langue. Rends-la moi, elle n’est pas terminée.

_ Mais qu’est-ce qui te prend de dessiner des sujets pareils !

_ Je n’en sais rien. J’avais envie. » conclu George, buté.

Nicholas savait qu’il n’en tirerai rien de plus. Si il existait une folie des peintres, alors George en était très gravement atteint. Il vivait des portraits et des tableaux commandés par les grands de ce monde. Et passait son temps libre à peindre et dessiner les petits de ce monde. Aubergistes et paysans, mendiants et acteurs, nonnes et prostituées, tous les humains qui passaient à porté de son œil d’aigle étaient comme attrapés au vol et restitués sur le papier ou la toile, avec leurs mimiques et leurs attitudes, et George s’amusait à cacher mille symboles de leurs vies dans le décors les entourant. Il dessinait aussi des natures mortes : ordures dans le caniveau qui faisaient un angle intéressant, reflet sur une vitre, manteau de fourrure ressemblant à une bête guettant sa proie… il aimait jouer avec les doubles sens et les illusions d’optiques. Il aimait tout, en fait. Les modèles nus qu’il faisait venir dans sa maison, hommes et femmes, lui inspirait exactement le même regard intéressé que l’oiseau dessiné par les nœuds d’une poutre. Il regardait et dessinait. Nicholas, acteur que la faim avait poussé à être son premier modèle, se considérait comme son ami, pourtant il n’avait jamais réussi à comprendre vraiment le jeune homme. Il se demandait souvent à quoi pouvait bien ressembler le monde quand on le voyait par les yeux de George.

Enfin, pour le moment il se demandait surtout où celui-ci avait bien pu voir un succube pareil. La femme du dessin était belle comme le jour, elle avait deux ailes dont la texture rappelait un riche tissus brodé et la forme des ailes de papillon, ses cheveux volaient comme si ils étaient attirés par le ciel et ses jambes se fondaient dans l’étrange socle de pierre sur lequel elle était posée. Elle se regardait dans un miroir posé sur un flamant rose, le tout installé sur une pierre volante. Sorcellerie. Belle mais sorcellerie.

« Où l’as-tu vu ? demanda Nicholas.

_ Je l’ai rêvée.

_ Tu devrais la brûler.

_ Je la rangerai avec les autres. De toutes façons, maintenant j’ai fait assez de dessins scandaleux pour être pendu dans l’heure. Personne ne fera attention si une sorcière se glisse dedans.

_ Tes domestiques pourraient…

_ Ils n’ont pas la clé. Et puis tu m’énerve ! Qu’est-ce que ça peut bien te faire ce que je dessine ou pas ? Je fais ce que je veux !

_ Je n’ai aucune envie que tu meurs, crétin ! »

Nicholas jeta le dessin et parti en claquant la porte. Comme d’habitude. Doté d’un tempérament enflammé, ses disputes avec George étaient nombreuses et une fois de plus ce serait au peintre de faire le premier pas pour qu’ils se réconcilient. Celui-ci pourtant avait de son coté un fort caractère et était totalement inflexible sur bien des points, sans la moindre raison apparente. Jusqu’à présent, l’amitié de Nicholas faisait parti des points importants pour lui. Mais le comédien savait que si un jour il franchissait la limite, la porte de George lui resterai fermée à jamais.

Ceci dit, ça valait la peine d’insister pour ce dessin de sorcière. Le malheureux allait au-devant d’énormes ennuis et ne paraissait absolument pas s’en rendre compte. En fait, George était tout à fait capable d’aller au bûcher, le menton haut et le regard furieux, sans renier la moindre de ses œuvres. Qu’il se donne la peine de les cacher était le plus grand sacrifice dont il était capable. Pour cela, Nicholas l’admirait autant qu’il le jalousait, et parfois (comme ce soir-là) il avait tout simplement envie de lui enfoncer un peu de bon sens dans le crâne à coup de poings.

Toujours furieux, il mit le cap vers une auberge où il était presque sûr de trouver de la bière à crédit et une jolie fille pas trop farouche. Il avait besoin de se changer les idées. Lui qui se brouillait avec tout le monde pour mieux faire la fête ensemble le lendemain, chacune de ses disputes avec George le rendait malade.

Dans son atelier, George resta immobile et silencieux un long moment, le temps de se calmer. L’idée de brûler son dessin l’avait blessé. Et Nicholas n’avait même dit qu’il le trouvait beau. Pourtant, jusqu’à présent, c’était le seul à qui George pouvait montrer toutes ses œuvres sans craindre de le choquer : c’était un artiste comédien et libertin passionné, il savait apprécier le regard décalé que son ami posait sur le monde sans le juger selon la religion ou (pire) la morale. George ressentait le rejet de son rêve comme un rejet de sa propre personne. La trahison de son seul ami.

Au bout d’un moment, il réalisa que la nuit tombait. Il alluma une bougie et se regarda dans le miroir. Pas brillant.

George connaissait son visage comme une succession de courbes et de plats, d’ombres et de lumière variant selon l’éclairage, de couleurs et de traits. Il changea son regard et tenta de se voir comme le voyait les gens, comme le voyait Nicholas.

Des cheveux courts en désordre, un visage fin marqué par un air buté quasi permanent quand il ne dessinait pas, des yeux cernés par les nuits blanches à croquer des modèles, un teint trop foncé dû à une recherche permanente de soleil, des vêtements mal ajustés et tâchés… C’était même étonnant que Nicholas, prêtre de l’élégance, prêt à se priver de dîner pour un beau pourpoint, consente à venir le voir encore. Sans doute parce qu’il y avait toujours une assiette et un lit prêts pour lui.

George se rapprocha du miroir, se scrutant yeux dans les yeux. Il y avait longtemps…

La dernière fois qu’il s’était regardé ainsi, cherchant qui il était vraiment et ce qu’il désirait, George était encore une jeune fille appelée Anne.

Anne avait toujours été différente. Elle regardait le monde comme personne d’autre ne le regardait. Mais elle avait appris à faire bonne figure et à se tenir lorsque les prétendants venaient faire la cour à son père, espérant obtenir sa main et la dot qui l’accompagnait. Anne était résignée à l’époque. Endormie, selon ses souvenirs. En attente. Comme la femme de son dessin, venue du fond de ses rêves lui rappeler… quoi ?

Lorsque Anne avait découvert le dessin, la peinture, son père l’avait laissée faire ce qu’il pensait être une lubie. L’art, le vrai, était réservé aux hommes, comme tant d’autres choses. Anne avait de plus en plus peur en voyant son destin lui échapper. Et un matin elle avait enfilé des habits d’hommes, volé à son père de l’or et un cheval, et avait fuit à Londre. Elle avait dix-sept ans.

Il ne lui avait pas fallu longtemps pour faire remarquer ses portraits si vivants qu’on croyait que le modèle allait bouger sur la toile. Et George Ainsworth, le portraitiste de la Reine, s’était enrichi. Il avait pu avoir la liberté que jamais Anne, même avec le plus complaisant des maris, n’aurait eu. Renier ses œuvres, ce serait renier cette liberté et tout ce que George avait sacrifié pour elle. Evidemment, Nicholas ne pouvait pas le comprendre. Il ne pouvait le savoir.

Distraitement, Georges avait sorti ses couleurs. Ses huiles n’étaient pas faites pour ça mais elles devraient réussir à accrocher sur le verre piqueté du miroir. Il avait envie de tenter quelque chose.

Quelques traits brun, et une longue chevelure bouclée cascadait sur la tête de son reflet. Un peu de blanc, d’ocre, de rouge, pour effacer les cernes et les plis du visage. Une touche plus soutenue pour les joues redevenues roses comme celles d’une demoiselle. Un peu de maquillage sur les lèvres. Des bijoux aux oreilles. Une robe décolletée.

George regarda un instant l’image mi-reflet mi-peinture qu’il avait devant lui. Il regarda autrement. La ‘toile’ devint un sujet à peindre. Le décalage du miroir et du trucage était poignant. Il eu envie de dessiner son miroir ainsi, prêt à déguiser quiconque prendrait la pose devant lui, n’ayant plus de réel que deux yeux pouvant appartenir à n’importe qui, homme ou femme…

Mais Nicholas comprendrait. Et c’était un risque que George ne voulait pas prendre. Ses relations avec le jeune homme étaient déjà bien trop compliquées pour le moment.

George effaça donc la peinture du miroir et renonça à un dessin pour la première fois de sa vie. Et bien sûr Nicholas ne le saurait jamais.

En allant se coucher, il espéra que cette nuit il rêverait encore de la belle femme et qu’elle l’aiderait à trouver le chemin à suivre…

Publicité
Publicité
Commentaires
L
Ecrit en avril 2007 pour Deslyres, sur le sujet "miroir mon beau miroir", en utilisant un dessin de Chrismich (décrit dans l'histoire). Comme je suis en ce moment en train de lire du Edward Marston, qui raconte la vie d'une troupe d'acteurs dans l'angleterre du XVIème siècle, je lui ai piqué le cadre et l'ambiance de son histoire, ainsi que plusieurs de ses personnages que j'ai mixé pour faire Nicholas. George/Anne est un personnage de mon cru que j'avais envis d'introduire dans cet univers. Donc je me suis servie du sujet pour placer deux persos qui m'intéressaient, mais je pense l'avoir respecté quand même. En tous cas je me suis bien amusée. Et les livres de Marston sont nettement meilleurs que ce que j'ai réalisé là !
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité