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Ecriveuse en herbe
4 décembre 2006

Rumeur **

Rumeur

Lia se promène le long de la route. Elle regarde ses pieds, comme d’habitude, mais ça ne l’empêche pas de profiter de la ballade. Elle apprécie, déjà, d’être seule. Depuis que les gens parlent d’elle, on ne la laisse plus trop se promener sans surveillance. Bon, ses parents la connaissent, ils savent qu’elle ne va pas… mais enfin, mieux vaux prévenir que guérir, pas vrai ? Maintenant, quand elle sort, ils trouvent toujours un bon ou un mauvais prétexte pour la suivre. Ils s’inquiètent et elle les aime, alors elle ne dit rien et rentre vite à la maison. Aujourd’hui, elle n’en pouvait plus, elle étouffait ; alors elle s’est glissée dehors tout doucement, pendant qu’ils étaient occupés, comme une voleuse. Elle s’était baissée pour qu’on ne la voie pas de la fenêtre.

Le pire, c’est que s’ils s’en aperçoivent, ils vont croire que les gens ont raison. Ce n’est pas normal de se cacher de ses parents pour faire un tour seule, surtout avec ce temps pourri et ces chemins encore pire. Comment est-ce qu’elle pourrait leur dire qu’elle avait besoin d’air ? Besoin du vent qui souffle comme s’il voulait lui caresser les os, pour lui remplir les poumons à bloc, lui donner assez de souffle pour tenir toute la semaine. Brusquement, Lia lève la tête vers les nuages gris et lourds. Elle voudrait grimper jusque là-haut, se pelotonner contre ces coussins sombres et froids, s’endormir et rêver, de vrais rêves en couleur, pleins de lumière… Lia est clouée au sol, et elle n’arrive même pas à pleurer. Elle s’épuise. Son combat n’a pas de fin : personne ne l’attaque et elle ne peut pas se défendre. Ses ennemis se contentent de peser sur elle, encore, et encore, et encore…

Et voilà lundi qui arrive, déjà, à nouveau. La vie de Lia est une suite atroce de lundi. Tout le monde discute au collège, et elle les entend chuchoter derrière elle. Certains élèves la regardent et détournent les yeux, très vite, dès qu’elle les regarde. Elle finit par se planter devant deux filles qui jouent à « je regarde partout sauf devant moi donc je t’ai pas vu ». L’une d’elle, Gladys, était sa copine en début d’année. Pas vraiment une amie, mais elles s’asseyaient souvent ensemble en cours, et discutaient des heures à la récré. Lia la regarde, l’autre n’ose plus avancer. Sa copine, Mylène, finit par la prendre par le bras et l’entraîner, toujours sans regarder Lia. Elle ne se donne pas la peine de fixer leurs dos qui s’éloignent, elle repart. Plus la peine d’essayer de parler aux gens. Elle a essayé, il y a un moment. Quand tout ça ne faisait que commencer. Elle allait, bravement, voir tous ceux qu’elle connaissait, elle leur disait salut, leur faisait la bise, commençait à discuter sur les profs. Et tout le monde lui répondait. Par petits mots. Salut, ouais, non, mmm… Un vocabulaire de 4 syllabes, récitées à tour de rôle. Quand elle s’incrustait dans un groupe, une seule personne lui répondait à chaque fois, les autres restaient silencieux et se regardaient les uns les autres, l’air de se dire « Putain elle fait chier celle-là, quand est-ce qu’elle va se barrer ! »

Lia avait tenu une semaine comme ça. Elle parlait, toute seule, la tête haute. Elle ne se laissait pas abattre. Elle essayait de les titiller, de les agacer, pour avoir une vraie attaque, franche et directe, à laquelle elle pourrait répondre. Elle croyait pouvoir s’expliquer…

Quand elle n’a plus eut assez de force, elle a arrêté. Elle s’est mise à attendre, que ça passe, qu’on la laisse s’expliquer, et même simplement que les autres oublient. Elle aurait été prêt à tout pardonner, sans problème, si seulement tout revenait à la normale. Mais elle tenait encore bon. Pendant les récrés, elle lisait ou écoutait de la musique. Le soir, pareil. Plus de coups de fils.

Ses affaires étaient souvent remplis de petits messages, écrits ou en nature. Des insultes taguées sur son bureau, une merde de chien dans son cartable. Elle ne sait pas de qui ça vient. Tout le monde a l’air innocent, tout le monde est peut-être coupable, complice en tous cas.

Les profs s’en étaient mêlés en ne disant rien. Le premier, le prof de français, Ratiche, était prêt à gueuler en voyant les messages. Puis il les avait lu, avait verdit, et était retourné à son bureau sans rien dire. Les autres, pareils. Ils l’avaient envoyée chez le principal, pour en parler. Qui l’avait renvoyé chez le psy scolaire. Et depuis, à chaque petit mot, on la renvoyait chez le psy. Elle ne parlait pas. A la fin, quand elle a eut marre de l’écouter, elle a sorti son bouquin. Il l’a regardé, les yeux exorbités, pendant une ou deux secondes. Lui avait sorti un autre petit discours sur ses problèmes et son refus de les régler. Puis il avait prévenu ses parents et leur avait conseillé, cette fois, de faire suivre leur fille par quelqu’un. Voir de l’interner, si la charge était devenue trop dure pour eux.

Pour Lia, le monde était passé de la lumière et des couleurs au gris terne très vite. Elle gardait encore quelques souvenirs du monde de quand il était doux et amical, où il était absurde mais à sa taille, où elle connaissait les clés et les codes pour avoir sa place, son petit nid douillet. Elle ne sait pas quoi faire, ni vers qui se tourner. Elle aurait dû, tout de suite, demander ce qu’on lui reprochait, et faire face, de son mieux. Elle avait préféré faire l’autruche, ne pas répondre aux provocations. Et la rumeur avait enflée comme une monstrueux ballon qui n’exploserai jamais. Et tous les élèves raconteront, dans des années : au collège j’ai connu une fille qui faisait…

Et ils y croiront. Ils n’ont aucune preuve, mais ils y croiront. Qui pourrait ne pas y croire ? C’est possible, physiquement et mentalement possible. Pas pour Lia, mais comment pourraient-ils le savoir ? Comment résister à une belle histoire ? Enfin, belle… elle est juteuse, en tout cas, et pour des adolescents ça suffit.

Premier cours. Lia est assise seule, devant. C’est un cours de maths. Elle était bonne en maths. Maintenant, elle n’est plus jamais interrogée, le prof ne vérifie jamais ses devoirs, et ne paraît pas l’entendre quand elle veut participer. Au début, elle faisait ses devoirs et rendait ses contrôles, malgré tout, par fierté. Elle a abandonné. Pendant le cours, elle pose sa tête sur ses bras croisés. Les autres sourient, rient, jouent entre eux. Ils sont contents – c’est normal qu’elle réagisse comme ça.

Elle sèche le deuxième cours – le prof lui a demandé de retourner chez le psy et elle n’a pas du tout envie d’obéir. Elle monte au troisième étage, le plus haut, pour s’asseoir sur la fenêtre qui éclaire vaguement l’escalier. Elle aime la vue qu’on a de là-haut. Avant, elle n’osait pas y monter, parce que ça aurait sans doute empiré la rumeur ; maintenant elle s’en fiche, elle s’est faite à l’idée que rien de ce qu’elle peut faire ou ne pas faire ne changera ce que pensent les autres.

Mais aujourd’hui, la place est déjà prise : un garçon a ouvert la fenêtre et a l’air d’avoir très envie de jouer au saut à l’élastique sans élastique. Elle lui demande :

« Tu vas sauter ?

Il se retourne, voit à qui il a affaire, et se remet face au vide. Serviable, Lia lui dit :

_ Si tu veux te suicider, il vaudrait mieux sauter de plus haut. Ici, tu as des chances de te rater et de finir en fauteuil roulant. Après, on te surveille trop, c’est foutu.

_ Qu’est-ce que t’en as à foutre ?

_ C’était juste pour dire.

En fait, Lia est ravie. C’est la première fois qu’on lui adresse la parole à peu près normalement depuis un mois. Ça fait quand même du bien.

Le garçon continu à regarder en bas. Il s’est accroupi et à vraiment l’air prêt à sauter à tout instant. Lia cherche quelque chose à lui dire, mais ne trouve rien. Elle n’a pas envie de lui demander pourquoi il veut sauter, ni de parler de tout et de rien. Il faut qu’elle sorte des choses que personne d’autre ne dirait, qu’elle le surprenne et l’étonne, comme ça il ne sautera pas. Il refusera de descendre pour être raisonnable, parce qu’il perdrait la face ; mais si elle peut le faire réagir, c’est que tout n’est pas perdu… Comment est-ce qu’elle pourrait arriver à faire ça ?

_ Tu vas sauter bientôt, ou j’ai le temps de prévenir le gardien ? Juste histoire qu’il installe une bâche, tu comprends. Il vient de repeindre les murs.

Le garçon soupire.

_ Je croyais que j’allais juste me casser les jambes ? répond-il, sur un ton de roquet, mais il réagit – c’est déjà pas mal.

_ Ben, c’est ce qu’on dit. En fait j’en sait rien. Tu crois que ça va gicler ?

Le garçon se retourne. Il a un sourire en coin, un vrai sourire de salaud, et ça lui va super bien. Il dit :

_ J’espère.

Lia éclate de rire. Le garçon aussi.

_ N’empêche, ça serait mieux du bureau du principal. C’est au 5ème.

Le garçon hésite. Il est assis maintenant, de profil, et regarde un coup le vide, un coup Lia. Il soupire, et dit :

_ Ouais. Mais si je le fais pas maintenant, je le ferais jamais.

Ne le fais jamais, supplie Lia intérieurement, mais elle ne dit rien. Il n’a pas l’air du genre à recevoir des ordres. Pas maintenant, en tous cas.

Il se tourne vers elle, et il n’a plus du tout le visage d’un sale gamin qui va faire une mauvaise blague. Il n’a pas l’air triste non plus. Plutôt pâle et effrayé, terrorisé même. Il a essayé de se mettre en colère pour se donner du courage, et maintenant que la peur est revenue, elle ne le lâchera pas de sitôt. Il tremble, juste une fois, se remet accroupit face au vide, et saute, en poussant bien l’appui de fenêtre, comme si il voulait atterrir le plus loin possible.

Lia ne dit rien. Elle coure, comme une folle, voir dans la cour si il est encore vivant.

Il l’est. Il n’a pas atterrit sur la tête ni même sur le ventre, mais sur ses bras qu’il avait tendu devant lui dans un absurde réflexe d’autodéfense. Résultat : deux bras dans le plâtre. Les genoux et le menton ont un peu pris aussi. Rien de grave. Il est sonné, pour le moment. Et, dans l’affolement le plus complet, on l’emmène en ambulance.

Ça n’a pas giclé du tout.

Lia se demande si le garçon sera déçu. Bah, pas plus que d’être en vie, sans doute. Il voulait prouver qu’il était en danger, un danger tel que la mort lui paraissait préférable. Maintenant, on va l’aider. On va…

Petit à petit, Lia réalise que personne ne se demande pourquoi le garçon a sauté. Ils la regardent. Tous.

TOUS.

« Je n’ai rien fait…»

D’une petite voix tremblante, Lia présente sa pauvre défense. Pour les dizaines d’yeux hostiles, ce sont des aveux.

Elle a été la première près de lui.

Elle lui a parlé avant sa chute.

Elle a provoqué sa chute.

Elle en est capable.

Oui, c’est elle.

Même pas un murmure. Pas besoin de faire circuler la rumeur, cette fois. Tout le monde pense la même chose, au même moment.

Ils l’entourent et personne ne bouge. Lia est si tendue qu’elle ne sait même plus si elle hurle. Ça suffit ! hurle-t-elle dans sa tête. Jugez-moi, tuez-moi si c’est ça votre putain de sentence, mais qu’on en finisse !

QU’ON EN FINISSE !!

Lia s’enfui. Sans avoir besoin de se concerter – comme une meute de loups – les autres lui courent après. Ils parlent à présent. Enfin, ils grondent. Ils jurent. Ils insultent. Ils menacent. C’est toute la haine des dizaines de cœurs d’adolescents (plus quelques profs, qui veulent qu’elle s’arrête, maintenant, avec ça aux trousses !) qui la poursuivent, comme dans ses pires cauchemars, sauf que dans ses pires cauchemars ses jambes sont en plomb et qu’aujourd’hui les jambes de Lia sont vives et légères, plus légères qu’elles ne l’ont jamais été depuis des années, des jambes de vent frais qui volent au-dessus de ces stupides nuages glacés, plus loin, plus loin, jusqu’à l’infini de l’horizon…

Lia s’échappe. Et elle rit ! Elle est libre !

Tant de chaînes la retenaient. C’était ça qui l’empêchait de respirer ! Maintenant qu’elle a tout perdu, ses amis, sa place, sa vie, sa stupide petite vie de collégienne ordinaire, qu’elle n’a plus rien à perdre… Comme la vie lui paraît simple et légère !

Oui, il y a encore ses parents. Mais quand le principal les appellera pour leur raconter que leur fille a poussé un autre élève dans le vide, elle ne sera plus leur fille, de toutes façons. Juste une étrangère, une extraterrestre qui a pris l’apparence de leur Lia, et ils se demanderont : depuis quand ?

Pourquoi douteraient-ils ?

Ils pleureront leur bébé perdu. A quoi bon leur rajouter du chagrin en restant, un pauvre petit bout d’extraterrestre dans un centre médical ?

Pas de doutes pour Lia : elle est libre.

Elle chante. Elle sait ce qu’elle va faire.

La gare. Elle a eut une dernière hésitation, tout de même : devait-elle revoir le garçon, ou pas ? Finalement, elle a décidé que non. Elle le trouve différent des autres ; pas question de prendre le risque de voir qu’en fait, il est comme eux. Putains d’eux. Le pire, c’est qu’elle ne les hait pas. Non, même pas. Elle comprend. Elle s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, et la machine la broyée. Si elle avait eut la chance de rester dans la machine, elle aurait broyé les autres, aussi, sans y penser.

Il n’y a plus grand-chose qui puisse les toucher ou les faire changer d’avis, maintenant. Lia s’en fous. Elle prend son marqueur noir et écris sur le mur son message d’adieu. Les gens la regardent de travers. Elle veut d’abord mettre ‘‘J’ai rien fait’’, mais finalement écris ‘‘Je suis innocente’’ ; elle trouve que ça a plus de classe. Et elle signe, avec son nom complet, sa classe, et le nom de son collège.

Elle pose son sac au pied du mur et sors seulement son MP3. Elle met sa chanson préférée, en boucle, à fond. Un train arrive. Elle saute, juste assez tard pour qu’on ne la rattrape pas.

Pauvre petite Lia… de quel crime est-ce qu’on t’accusait ?

En tout cas, maintenant, tu es pardonnée.

On pardonne tout aux belles adolescente suicidées.

FIN

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Commentaires
L
Pas très gai... mais les rumeurs provoquent souvent des dégats atroces, alors ça ne pouvait pas se finir en happy end ! Quoi que je l'ai envisagé quand elle a rencontré le garçon... Mais non (auteur cruelle jusqu'au bout). <br /> Printemps 2006
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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