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Ecriveuse en herbe
4 décembre 2006

Salut les mecs ! **

Salut les mecs !

C’était un petit bonhomme. Un drôle de petit bonhomme. Personne ne savait d’où il venait, même si on a toujours suspecté les aliens ou les martiens de nous avoir offert ce drôle de cadeau, dans son drôle de papier : une blouse d’ouvrier, tellement grande qu’on aurait dit qu’il était enroulé dans un parachute. Un costume de géant sur un nain de jardin, c’est un peu l’impression qu’il donnait, accroupit sur l’herbe du terrain vague, surveillant le trafic matinal de l’air de quelqu’un qui est persuadé que dès qu’il cillera, le miracle cessera d’opérer et que toutes les voitures se rentreront les unes dans les autres. Très concentré, donc, le gamin, avec son sachet plastique sur la tête, le nez au raz des pots d’échappements, fixant le trafic sans regarder une seule voiture : on n’a pas le droit à l’erreur, quand on a charge d’âmes.

D’autres enfants approchaient. Eux, c’était des enfants normaux, des garçons de huit à dix ans qui venaient jouer au foot, comme tous les mercredis matin. Une fille les accompagnait, pas pour jouer (c’était une fille), mais pour encourager ses champions, et surtout pour ne pas avoir à rester seule parce qu’elle c’était disputée avec Léticia, sa copine. Les autres enfants parlaient fort de sujets qui préoccupent les enfants, les billes, les jeux de cartes, la maîtresse qui donnait des devoirs impossibles que tout le monde faisait encore, même s’ils commençaient à se moquer d’elle dans son dos, pour imiter les grands. Eux ne s’étaient jamais retrouvés nus dans une blouse d’ouvrier, un sac en plastique sur la tête, à regarder les voitures comme si leur vie en dépendait.

Les garçons commençaient à délimiter les buts en posant leurs manteaux, quand la fille vit, pour la première fois, le petit bonhomme, comme je l’ai déjà décris. Il était si petit, dans son costume si grand, et si parfaitement immobile qu’elle cru d’abord que ce n’était qu’un tas de vieux vêtements. Elle le montra du doigt aux garçons, leur disant qu’il faisait trop froid pour enlever les manteaux, et que ça ferait de très bons buts.

Ils ne jouèrent pas au foot, ce mercredi là.

Lorsque les enfants atteignirent le gamin, ils n’en crurent pas leurs yeux. Peut-être à cause de la blouse et du sachet qu’il portait, ou peut-être à cause de son immobilité. Mais en fait, c’était surtout parce qu’il se dégageait de lui comme une aura de surnaturel, qui faisait se dresser les cheveux et aboyer les chiens, et qui valut à l’étrange gamin la réputation de venir de l’espace. Il faut dire que son comportement, et son absence de tous les fichiers du pays, ne firent que conforter les gens dans cette opinion. En tout cas, le gamin ignorait royalement les autres enfants qui, une fois revenus de leur surprise, l’assaillirent  de questions :

«  Comment tu t’appelles ?

_D’où tu viens ?

_Où t’habite ?

_Pourquoi t’es habillé comme un guignol ?

_Tu nous prête ta blouse ? On en a besoins, pour faire les buts.

_Pourquoi tu regarde les bagnoles ? Il y en pas, chez toi ?

_Mais réponds, bordel !

_Ca fait longtemps, que t’es là ?

_C’est pourquoi faire, le sachet ?

_Putain, on t’a jamais vu, dans le quartier !

_Ho ! T’es muet ? T’es sourd ?

Finalement, excédé par le manque de respect flagrant du nouveau venu qui ne leur accordait toujours pas le moindre regard, le plus grand des apprentis footballeur le saisi par le col de la blouse le jeta en arrière.

_Tu réponds, bordel !

Les autres enfants ne bougeaient plus. Ils étaient tétanisés. Le petit gamin qui leur faisait face, à présent, était étrange, différent et snob, trois excellentes raisons de l’envoyer au tapis. Mais il était, du fait de sa différence, bizarrement effrayant, et porter la main sur quelque chose d’effrayant n’était peut-être pas la meilleure idée qui soit… Sans compter que la morale interdit de frapper les petits. Or, le gamin couché par terre était indiscutablement petit, même aux yeux de ces enfants pas très grands.

De son coté, l’enfant couché sur l’herbe s’était redressé sur son derrière, et constatait quelque chose de proprement stupéfiant : les voitures, qu’il avait, bien obligé, quitté du regard, ne s’était pas rentrées dedans ! Voilà un fait prodigieux, incroyable, unique, mais vrai : il avait regardé la route assez longtemps pour chasser à jamais les accidents de ce tronçon. Voilà. Fini. Un immense sourire éclaira sa face blême, et, ne pouvant contenir plus longtemps sa fierté, il éclata d’un rire joyeux.

Incroyable, mais vrai : le petit martien avait l’air très heureux que Jeremy l’ait chopé par le col. Tant mieux, d’ailleurs, parce que sinon, il était mal, Jeremy : frapper sur un petit, et qui a pas toute sa tête, en plus ! Non, parce que franchement, des mômes qui se baladent dans un costume pareil, qui répondent pas quand on leur pose des questions et qui donnent froid dans le dos, c’est des fêlés échappés de l’asile, obligé.

Ils se serraient autours du gamin qui, aussi brusquement qu’il avait commencé, s’arrêta de rire. Il venait de s’apercevoir de leur présence. Les autres enfants le virent sursauter, puis se mettre à réfléchir intensément, dans le silence presque religieux qui remplit le froid mercredi d’hiver. Puis, à nouveau, son fin visage s’éclaira. Sourire aux lèvres, il se tourna vers le groupe d’enfants qui le dévisageait, inconscient du malaise qu’il provoquait, ou peut-être trop habitué pour y prêter attention, et prononça très distinctement :

_Sa-lut les mecs ! »

Fier comme un paon, il attendis la réaction des autres avec l’assurance de ceux qui vont se faire décerner un 20/20. Les enfants se regardèrent… et, les un après les autres, explosèrent d’un fou rire fracassant. Nan, mais, qui c’est, l’autre, il est habillé comme le bouffon de service et il est fier de ses trois mots ? Ce n’était peut-être pas si drôle que ça, après tout, mais il a des fois, quand on voit un spectacle qui n’a aucun sens, on ne peut pas s’empêcher de rire, et plus les autres rient, plus on en rajoute, en répétant à qui mieux mieux : Salut les mecs ! Salut les mecs ! comme un mot de passe, une machine à relancer le rire, sous le regard extasié de l’auteur de cette phrase miracle, ravi de sa propre importance.

Bon. Ce n’est pas tout ce qui s’est passé, ce mercredi de novembre, mais c’est l’essentiel. Le reste, les parents, l’assistante sociale, la DDASS, les journaux, tout ce petit monde qui se mit à tourner autour de ‘‘Salut les mecs !’’, comme on le surnomma parce qu’il ne dit plus un mot depuis ce mémorable succès, tout cela n’a pas d’importance, ou si peu… Bien sûr, il est arrivé que ce drôle petit gamin s’échappe et soit retrouvé au bord d’une route, vêtue d’une blouse de travail et d’un sachet en plastique, jamais les mêmes, mais il n’est pas méchant, et on finit toujours par lui faire quitter la route des yeux, ce qui, aller savoir pourquoi, déclenche des rires incroyables… Qui ressemblent, comme c’est curieux, à ceux de la ‘‘bande à Jeremy", lorsqu’un des membres murmure : salut les mecs !

FIN

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Commentaires
L
le défi, c'était de trouver une histoire sur un gamin avec un sac en plastique sur la tête. Chiche !<br /> Année 2000.
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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