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Ecriveuse en herbe
4 décembre 2006

Rue de l’Archange ***

Rue de l’Archange

Officiellement, il fait jour, mais les voitures ont allumé leurs phares. Les nuages et la froide pluie d’hiver se combinent pour donner à la ville une ambiance en noir et blanc. Les mendiants ont déserté la rue pour l’abri partiel que leur offre l’auvent du centre commercial, vague tache de lumière qui se reflète par intermittence sur le béton mouillé du trottoir. Les bras chargés de paquets, des passants au regard fixe en croisent d’autres qui viennent remplir leurs caddies. Le papier brillant des emballages rappelle que, dans deux jours, c’est Noël. Sous le lampadaire encore éteint un homme ivre tente pour la troisième fois de se lever, et finit par renoncer. Un chien trempé erre en quête d’amitié, s’ébroue devant un homme qui lui lance un coup de pied. Routine de la rue qui se ferme sur elle-même.

Au centre de cette rue, sur une zone plane du trottoir, une note de joie à capuchon rouge, une petite fille adorable, qui donne envie à ceux qui la croisent du regard de ne pas, pour une fois, détourner les yeux. Elle joue seule sur la marelle qu’elle a tracé, et personne ne se demande comment la craie ne s’efface pas sous la pluie. Le crachin lui-même paraît refuser de la mouiller. Les gens passent et pensent à elle, ils sourient et continuent leur chemin avec dans la tête une petite note optimiste, l’image d’une petite lutine à capuchon rouge, un reliquat des contes de leur enfance. Les enfants cessent de traîner les pieds, et les plus petits s’imaginent que, plus tard, ils seront comme elle. Elle ne les regarde pas plus que les autres.

Elle joue à un jeu dont elle seule connaît toutes les règles. Elle ne jette pas de caillou, se contentant de sauter deci delà, de se lancer d’une case à l’autre. De temps en temps, quand elle a réussi un bon coup, elle éclate de rire. Ca donne une note joyeuse qui brise le rythme lancinant de la pluie.

Derrière elle, une voiture sombre s’engage lentement dans la rue. Pas un reflet sur sa carrosserie mouillée. Une dame, vêtue d’un riche manteau de fourrure, en sort. Elle regarde l’enfant, l’espace d’un instant, mais ne s’attarde pas. Elle tient précautionneusement un paquet dans ses bras, comme si c’était la chose la plus fragile du monde. L’homme ivre, assis sous le lampadaire éteint, tient sa bouteille à moitié vide de la  même manière. La dame s’approche du centre commerciales. Puis elle repart dans une autre direction. S’arrête. Regarde les passants avec une volonté peu commune – mais c’est à peine si les passants la voient. Elle a la démarche sûre et orgueilleuse des gens qui savent exactement là où ils vont. Elle n’hésite pas, clame son pas fier qui résonne malgré la pluie, elle change simplement d’avis sur la conduite à tenir. C’est un bébé qui est dans ses bras. Il dort. Jamais elle ne pourra le garder.

La petite fille saute d’une case à l’autre, encore et encore, en changeant de pied à chaque fois. Un homme sort du centre commercial. Il est entre deux âges et fatigué. Il n’a pas, contrairement aux autres passants, le visage fermé sur lui-même. Son visage est ouvert, franc et honnête. On peut y lire sa fatigue, mais aussi une petite moquerie envers elle. La dame respire. Elle a trouvé. Elle marche droit sur l’homme et lui donne le bébé. Le temps qu’il lui vienne une question à l’esprit, elle a déjà fait demi-tour. Le temps qu’il la pose, la voiture noire est déjà repartie. La petite fille vient de réussir un bon coup, elle éclate de rire. L’homme soupire, regarde l’enfant endormi. La pluie va l’enrhumer. Finalement, il hausse les épaules et repart à l’intérieur acheter de quoi s’occuper du bébé, le temps qu’il le remette à la police. Pas ce soir. Demain. Il aura tout le temps demain. Ou peut-être plus tard. Il verra bien.

Pendant dix minutes, il ne se passe plus rien. La rue est redevenue le décor de ville qu’elle était au début de la scène. La petite fille ne rit plus. Elle est très concentrée. Elle saute à cloche-pied maintenant, d’une case à l’autre, toujours. Elle hésite, réfléchit, se retourne, repart, s’arrête. L’homme ivre commence à s’endormir. Il pique du nez, perd son assise précaire, se réveille en sursaut, boit une gorgée, somnole, et recommence. Un des enfants qui passe s’arrête, fasciné par cette ronde. Sa mère est presque arrivée à la tache de chaleur et de lumière. Elle va l’appeler. Vite, l’enfant se penche vers l’homme. « Vous êtes malade, m’sieur ? » demande-t-il dans un souffle. Sa voix rappelle de lointains échos à l’homme. Il se souvient… Un autre enfant, qui l’appelle m’sieur, lui aussi, tout pareil… un endroit chaud… il ferait peut-être bien d’y aller.

L’homme s’appuie sur l’épaule de l’enfant. Il tangue un peu, vacille, s’agrippe avec l’autre main, se casse brusquement en deux comme pour vomir, ne vomit pas, se relève. Il est debout. « Je te remercie, jeune homme » lui dit-il d’une voix à l’odeur presque solide. Il est grand. Son élégante tenue est dans un état pitoyable. La mère de l’enfant s’est retournée. Elle allait lui crier de s’éloigner de son fils, mais la vue de ces restes de splendeur la retient. L’homme s’éloigne. Il estime qu’il est temps de rentrer. Sa bouteille à la main, il s’éloigne dans la nuit, à la recherche de sa maison. Il se rappelle brusquement qu’il n’a pas de maison.

A coté de lui, l’enfant est pétrifié. Il a eu peur quand la main l’a agrippé, mais il a été courageux, il n’a rien dit – et maintenant le vieux malade s’est transformé en homme pour de vrai. Il en est très fier. L’autre l’a appelé ‘‘jeune homme’’, ce n’est pas rien. Plus loin, la petite fille à capuchon rouge se met à sauter à pieds joints ; on peut entendre son souffle court, ses longues inspirations devant la difficulté de l’exercice. L’homme ivre se retourne si brusquement qu’il manque de perdre son équilibre précaire. Il parle à l’enfant comme si c’était la suite d’une conversation entamée depuis bien longtemps déjà. Il lui demande pourquoi. Il lui demande à quoi ça rime. L’enfant cherche une rime en ‘‘quoi’’, mais n’en trouve pas. Les reflets du magasin font briller la bouteille. On pourrait presque croire qu’un génie l’habite. L’homme parle encore. La pluie lui coule dans les cheveux, dans les yeux, et même dans la bouteille. L’enfant hésite à lui donner sa capuche. L’homme dit qu’il a tout perdu. Il parle de ses enfants. Là, l’enfant est en terrain familier. Devant la porte du magasin, la mère attend, inquiète, de voir ce que ce monsieur veut à son fils.

Elle n’entendra jamais ce que son fils dit à l’homme ivre. Il est probable que, demain, celui-ci l’ai oublié. Peu importe. Dans la mémoire de l’enfant, l’image de cet homme immense lui disant « Tu as raison, je vais le faire » ne s’effacera jamais. Il se sent immense. Sur la surface plane du trottoir, la petite fille se remet à sautiller avec entrain, et part d’un grand éclat de rire pour saluer le joli coup qu’elle vient d’accomplir. C’est incroyable, un aussi grand rire pour une aussi petite fille. On se demande où elle va chercher tout cet air, toute cette force. Les passants passent, et ne se posent pas de questions. Ils sont pressés. Ils cherchent à protéger leurs paquets de la pluie.

Des voitures arrivent, d’autres partent. Le décor est immuablement changeant. Une femme sort du centre commercial. Elle pleure. Non, elle ne pleure pas vraiment ; elle se contente de laisser les larmes couler sur ses joues, en les ignorant. Ses bras sont tellement pleins qu’elle peut à peine marcher. Elle a collé son téléphone sur son oreille, et toute son attitude dit clairement qu’elle sèmera ses courses plutôt que de le lâcher – deux sacs en ont déjà fait les frais. Elle est en train de rompre, et par la même occasion d’annuler son réveillon. Trois heures de courses pour rien. Sa voix est blanche, mais sa main ne tremble pas. Elle raccroche. Hésite. Puis elle pose ses sacs, ne gardant que son sac à main, devant les mendiants qui tentent de dormir. Elle est plus légère quand elle repart. Ses achats firent, finalement, plus d’heureux que prévu. Sautant d’une case à l’autre de la marelle, la fillette éclate d’un adorable rire cristallin. Elle a réussi, un coup facile certes, mais elle sait apprécier la victoire sous toutes ses formes – c’est une enfant qui n’aime pas perdre.

Une vieille femme chantonne. La mélodie est simple, rythmée, entêtante. Elle évoque un soleil trop fort et une terre sèche. Elle raconte la vie qui est née et s’est mise à danser. La vieille femme a de longs cheveux blancs. Sa peau sombre est marquée de rides, comme autant de cicatrices de vie. Un long châle la recouvre ; comme elle, il a été beau en son temps. La pluie résonne sur le parapluie de l’ancienne, en marquant le tempo. Elle arrive devant le centre commercial, s’arrête, se retourne. Elle chante toujours. Une petite voix frêle accompagne son chant – là, devant elle, la petite fille a stoppé son jeu. Bien campée sur ses deux pieds, elle la regarde et chante. La vieille femme est la première à voir ces yeux. Elle les a déjà vus, autrefois, il y a bien longtemps. Inutile de fuir devant un regard pareil. Elle se tait. La petite fille achève la chanson. Le silence s’installerai sans le chuchotement de la pluie – mais même elle se fait plus discrète. Finalement, l’enfant hoche la tête et reprend son jeu. Respirant plus librement, la femme entre dans le magasin, en goûte la chaleur et la lumière, reprend son chemin et son chant. Elle a une belle voix. Tant pis pour les autres qui la regardent comme une folle : elle a regardé dans les yeux de l’enfant, et a repris sa route. L’événement mérite une belle chanson, libre et rythmée, une chanson qui se danse jusqu’à l’aube. Elle-même a dansé sur cette chanson, autrefois, il y a si longtemps…

Voilà qu’apparaît, dans le théâtre de la rue, un nouveau personnage. Il est vêtu de rouge et de blanc. Ses yeux noirs brillent un instant dans la lumière du magasin, puis toute sa figure se met dans l’ombre quand il en sort. Le capuchon de son costume le protège mal de la pluie. Son gros ventre rentre à peine dans la prothèse caoutchouteuse livrée avec le déguisement. Sa fausse barbe blanche s’emmêle dans sa vraie barbe noire, ce soir il devra utiliser des ciseaux pour se délivrer. Il va s’installer sous le réverbère, la pluie ne le dérange pas. Il jette un coup d’œil à la fillette, puis comme tant d’autres s’en détourne en souriant devant cette touche de joie dans le tableau sombre de la rue. Il s’éclaircit la voix, et d’un seul coup tous les lampadaires de la rue s’allument. Le sien éclaire son visage comme une bougie éclaire le conteur, d’une lueur douce et dorée, propice aux contes et à la magie.

Des mères automates paraissent se réveiller. Elles poussent leurs enfants devant elles, en murmurant d’une voix forte : « Le père Noël ! Regarde, chérie, c’est le Père Noël ! Allons, n’ait pas peur, va le voir ! » Les enfants tremblent et reculent, ils ont peur : ne dit-on pas que de voir le Père Noël condamne à ne pas avoir de cadeaux ? Les plus grands soupirent devant la crédulité parentale et poussent leur groupe à l’intérieur. L’homme s’est lancé dans sa litanie. Il vante, d’une voix forte et bien posée, toutes les merveilles du temple dont il est l’employé, véritable caverne aux merveilles de ceux qui possède la baguette magique adéquate, la carte bancaire. Il ne se soucie pas de la futilité de sa tâche. Il aime ce boulot, il aime la lumière des fêtes, les guirlandes et les cadeaux, il aime croire, pendant quelques heures, que lui aussi fait partie du spectacle, qu’il en est même l’attraction principale. Il aime être le Père Noël, ça lui donne l’impression qu’il est le père de tous les enfants et de tous les adultes qu’il croise, ça lui donne pour famille la rue entière.

De l’autre coté de l’enfant vêtue de rouge, une adolescente observe le Père Noël. Elle est pâle et maigre, ses vêtements sont en haillons, elle tremble sous la pluie froide. C’est une fugueuse depuis à peine trois heures, mais elle a déjà réussi à avoir le physique de l’emploi. Elle est insoumise, incomprise, et profondément trempée. Devant elle, l’enfant sautille, d’une case à l’autre, encore et encore, selon des règles qu’elle seule connaît. La jeune fille s’avance. Elle est jalouse de la petite, jalouse de son plaisir solitaire. Elle est furieuse contre ce faux Père Noël, qui devrait parler d’amour et de paix, pas de saumon. Rien ne lui paraît tourner rond dans ce monde où elle a atterri malgré elle. L’homme la regarde. Elle voudrait lui crever les yeux. En même temps, l’idée qu’il s’interroge à son propos la flatte. Elle se sent unique, enfin. Elle est différente de toutes les autres. Inconsciemment, elle fait le tour pour éviter l’enfant à la marelle – son pied passe à deux centimètre d’un symbole de craie, mais elle ne marche pas dessus. Tant mieux pour elle, dit clairement le regard de feu de la petite, qui se remet à jouer. D’un coté, de l’autre, passe la case, saute et vole, la petite étincelle au capuchon rouge virevolte, innocente, au milieu de son jeu ; malheur à qui l’effacerait !

L’homme chante plus qu’il ne déclame ses publicités. Il a une voix chaude, grave et douce, qui parle de canapés mais dit de ne pas désespérer, qu’il y a encore de la magie dans ce monde. Il est très fort. Les gens l’aiment bien. L’adolescente le déteste. De quel droit rend-t-il les gens heureux, quand elle va si mal ? Des larmes coulent sur ses joues, ajoutant un goût de sel à la pluie qui, têtue, tente de lui pénétrer les os. L’homme la remarque, comment faire autrement ? Il interrompt son discours, l’interroge du regard, puis lui demande carrément ce qui ne va pas. Elle brûle d’envie de l’insulter, au lieu de quoi elle éclate en sanglots et se réfugie dans le centre commercial.

L’enfant hésite entre deux cases. Surtout, surtout, ne pas tomber sur un trait, ou tout pourrait être fichu. Elle se décide et se lance. Un passant cogne un objet petit et noir, qui glisse jusqu’au Père Noël. Il le ramasse. C’est un téléphone. Une obscure intuition lui souffle que c’est celui de la jeune fille qui avait l’air si mal. Il l’ouvre, cherche un numéro. ‘‘Maison’’ devrait faire l’affaire. Certains passants le dévisage, se demandant à quoi il sert, pourquoi il est là dans ce costume de travail. Il les ignore et appelle. Les parents ne comprennent pas qui il est ni comment il les a appelé, mais ils lui font confiance. Quelques temps plus tard, trois personnes en larmes émergent de la lumière du magasin. L’adolescente est plutôt fière d’elle : elle ne s’est pas rendue. Maintenant, elle rentre chez elle, mais ce n’est pas elle qui a renoncé. Elle profitera de son lit au chaud sans avoir honte. Ses parents sont fiers aussi : ils l’ont retrouvé. Devant eux, la petite fille rit et tape des mains de plaisir devant son propre talent.

Officiellement, il fait nuit, ce qui ne fait aucune différence pour les voitures. La pluie se lasse de l’indifférence des passants et faiblit. La vieille dame est ressortie du magasin et, chantant toujours, rentre chez elle. Les paquets brillent à la lueur des réverbères. Petit à petit, l’eau emporte et efface les dernières traces d’une marelle étrange, en angles et arcs de cercles, pleines d’étoiles et de rune – une marelle qui part de la Terre pour aller en Enfer. L’enfant qui y jouait a disparu sans que personne ne la voit partir.

Au fin fond des gouffres insondables du sombre royaume qui n’existe pas, une petite fille accroche son capuchon rouge à un éclat de roche. Le Diable, maître suprême des démons, lui demande d’un ton distrait, malgré sa voix d’avalanche :

« Tu t’es bien amusée ?

- Oh, oui Papa. »

FIN

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Commentaires
L
Imaginé pendant une jolie nuit comme celle-là (même si je n'ai pas croisé la fille du Diable), écrit en 2003 et envoyé au Prix du Jeune écrivain (qui à l'époque acceptait trois textes).
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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