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Ecriveuse en herbe
24 février 2008

Enfer administratif, partie 4 ***

Partie 4

Dans la gueule du loup

On y va.

Pas de petits crochets aux mains et aux pieds cette fois : Charbon est pressé et assez armé pour ouvrir sa propre artillerie, n. Nous obéissons donc. Nous accrochons des cordes pour descendre en rappel. J’ai peur que nous n’ayons pas assez de longueur mais en fait impossible de déterminer la profondeur exacte du gouffre : l’air nous enveloppe rapidement, comme un brouillard plus sombre que l’obscurité ordinaire. A peine sommes-nous descendus de deux mètres que nous sommes incapables de distinguer le sommet que nous venons de quitter. La nuit nous enveloppe, le grondement nous oppresse et je suis sûr de sentir des courants d’air montants ou descendants le long de mon dos. J’ai l’impression de descendre dans la gorge d’une créature plus monstrueuse encore que toutes celles que j’ai déjà croisées jusqu’ici. C’est le moment ou jamais de fausser compagnie à Charbon. Evidemment, coincé entre ciel et terre dans un univers si opaque que seul le mur métallique et la gravité indiquent la direction à prendre, ce n’est peut-être pas très malin de se débarrasser de son guide. Mais c’est justement cette obscurité surnaturelle qui me servira à m’échapper, et rien ne me garantit que je retrouverai les mêmes conditions quand nous serons en bas. Quand au guide, je n’ai qu’à en kidnapper un autre.

Charbon est suspendu entre Est et moi, sans doute pour mieux nous surveiller. J’attends que la jeune pirate soit descendue bien plus bas que lui – je me repère au bruit, il est impossible de la distinguer – et je me met à traîner jusqu’à rester presque paralysé. Charbon me pousse à accélérer le mouvement tout en me menaçant de me jeter dans le vide si je continue à freiner. Pas de soucis : je prend mon élan et descend d’une traite les deux mètres et demi. Loin en dessous du rebelle, je chuchote dans le noir :

« _ On doit se débarrasser de lui.

_ Comment ? me répond Est.

_ J’ai un plan. Si je le fais tomber, tu me suivras ?

Malgré nos lampes je ne peux toujours pas distinguer son visage, à peine sa silhouette. La faible lueur de Charbon se rapproche. Est hésite longtemps avant de me répondre dans un souffle, au dernier moment :

_ D’accord. Chef. »

D’accord, quand j’ai parlé d’un plan, c’était sans doute un bien grand mot, mais que ce soit un plan ou une idée générale, l’essentiel c’est que ça marche. Et à mon avis, lui sauter dessus alors qu’il croit nous tenir en respect tous les deux est un plan vague mais assez efficace pour qu’on s’y attarde. Discrètement je fixe ma corde à mon baudrier – il ne faudrait pas que je tombe non plus. Il n’y a pas de système de sécurité. Il tombera et si j’ai de la chance il tombera de haut. Je ne me fie plus à ma vue pour le repérer mais uniquement à mon ouïe, en tentant d’ignorer le grondement qui me broie la cervelle. Il passe assez près de moi pour que je me lance. Du pied je prends appui contre le mur et je lui saute dessus, un saut d’une étrange apesanteur, suspendu à ma longe, retenant mon souffle pour qu’il ne m’entende pas, un geste que j’espère mortel, silencieux et surtout irrepréssible…

Il n’y a personne sous mes doigts. La respiration que j’ai entendue il y a à peine quelques secondes a disparu, Charbon a disparu, ne laissant que le mur froid derrière lui. Avant que je comprenne ce qu’il fait, il ressurgit dans mon dos et me heurte violemment la tête d’un coup de pied. Obnubilé par le mur, j’avais oublié que cette bataille se jouait en trois dimensions et pas totalement à plat. Et j’avais oublié aussi que Charbon est un agent administratif. Autrement dit quelqu’un de dangereux. Ma tête sonne encore lorsque je sens le froid d’une lame contre ma gorge. J’entends un cliquetis derrière moi. Est a tenté quelque chose et j’ai assez gêné Charbon pour qu’il n’ai rien pu faire. Il lui dit :

« T’as pas intérêt à te servir de ce truc sinon je tue ton copain. »

Elle lui a donc pris une arme. Et je devine ce qui va se passer. Elle n’a aucun intérêt à le menacer. Elle veut se débarrasser de lui. Et elle ne me considère vraiment pas comme son copain.

Elle tire, une belle rafale qui éclaire bizarrement plus que nos torches, des centaines de balles crachées en une seconde dans un périmètre assez large pour qu’elle soit sûre de ne pas rater sa cible, et bien sûr Charbon n’a pas le temps de mettre sa menace à exécution et de me trancher la gorge, il me sert même de protection et une fois l’enfer d’acier terminé, je suis encore vivant. Pour combien de temps, je ne sais pas. Par quel miracle, je ne sais pas non plus. Mais je suis vivant. J’ai mal partout, tout particulièrement à la tête et à la jambe. Et je suis vivant. Charbon hurle et tombe, j’accompagne sa chute d’un coup de pied – la bonne jambe – et j’avoue que cet instant me ravi.

Pas de bruit d’impact : soit Charbon est tombé sur quelque chose de mou, soit ce puit est vraiment très, très profond. Même son cri s’est très vite noyé dans le grondement omniprésent.

Est m’appelle timidement :

« _ Hého ? Heu… vous êtes toujours là ?

_ Oui, je suis toujours là. Et je vais bien, ne t’en fais pas.

_ Ok. Heu, je… je suis désolée, je sais que c’était risqué, mais…

_ Mais tu n’as pas besoin de moi pour sortir d’ici et ce type était un danger pour toi. Je comprends, tu sais. J’aurais fait pareil si j’avais été à ta place.

_ Pour moi ce n’est pas vraiment un compliment.

_ Tant pis pour toi. Bon, maintenant qu’on est seuls tous les deux, tu veux bien m’expliquer ce que c’est que ce bordel ?

_ Dur à dire. J’ai corrigé les erreurs de système tant que j’étais sur place…

_ Et Charbon t’a laissée faire ?

_ Il ne comprenait rien à ce que je faisais et il n’avait aucune idée du temps que c’était censé prendre. Maintenant je suis prête à vous suivre parce qu’on aura besoin de Silver pour trouver la sortie et qu’on ne sera pas trop de deux pour l’obliger à nous aider. Mais avant que vous me braquiez votre revolver sur la tête, n’oubliez pas que je suis la seule à savoir où on doit aller.

_ Oui. Parfait. Tu peux être sûre que je n’oublierai pas. De toutes façons maintenant tout ce qui m’importe c’est d’arriver à sortir d’ici vivant. Alors s’il te plait, parle-moi de ces anomalies.

Est reste silencieuse un long moment. Est-ce parce qu’elle réfléchit à ce qu’elle peut me révéler ou parce qu’elle cherche comment formuler les choses ? En tous cas, elle a à peine commencé qu’elle s’arrête net à la seconde même où j’oublie la question que je viens de poser : le terrible grondement s’est arrêté. Pas en douceur, le bruit n’a pas décru, non, il s’est arrêté brutalement, comme si le molosse dans la gorge duquel nous nous glissons s’était brusquement réveillé, à présent terriblement vigilant à notre présence. Le choc me fait sursauter et c’est un miracle que je ne lâche pas ma corde. Dans le silence aussi opaque que l’air qui nous entoure, je n’ose pas parler. L’impression de m’enfoncer dans la bouche béante d’un monstre est plus forte que jamais et je frissonne si violemment que je dois m’arrêter. J’entend tous les bruits que provoque la descente d’Est et je réprime l’envie de lui crier : « Stop ! Ne bouge plus, sinon ça va te repérer ! ». Mais je ne dis rien. La peur m’envahit les entrailles et monte jusqu’à ma gorge, paralysant chacun de mes muscles au passage. Le bruit léger des pieds d’Est repoussant la paroi de métal m’accompagne encore quelques temps mais décroît rapidement. La panique me force à décoller de mon perchoir et à rejoindre l’autre le plus vite possible. Elle n’a donc pas peur ?

Si, en fait, l’allure à laquelle elle va prouve même qu’elle a très peur, elle a simplement tenu le raisonnement inverse du mien, ce qui est plus facile puisqu’elle sait où nous allons, elle ! Je n’ose même pas le lui redemander. Qu’on en finisse, c’est tout ce que je désire ; j’étais presque sincère quand je lui ai dit que je voulais laisser tomber le casse et retrouver la lumière du jour. Qu’on en finisse de cette descente interminable et de cet immeuble de monstres, qu’on en finisse de toutes ces aberrations ruinant mes plans les uns après les autres, qu’on en finisse de tout ça, j’en ai marre, marre, MARRE !

Je lui cours après – ou plutôt je lui tombe après aussi vite que je l’ose. Elle ne rompt le silence qu’au bout d’un très long moment, pour me dire que nous sommes presque arrivés. Et quelques minutes plus tard, ô doux miracle, à nouveau je sens le sol sous mes pieds. En poussant la puissance de ma lampe à fond j’arrive à voir mes pieds et la vague silhouette d’Est. Nous sommes arrivés mais impossible de savoir où. Enfin pour moi. J’attrape Est avant qu’elle ne me fausse compagnie. Elle tient toujours l’arme qu’elle a volée à Charbon et même si ça me fait mal de l’admettre, je suis obligé de m’en remettre à son bon cœur pour être sûr qu’elle m’aide à trouver Silver et la sortie. D’ici là je trouverai bien un moyen de renverser la situation en ma faveur. Est me murmure de ne faire aucun bruit, quoi qu’il arrive, et de sortir mon arme. Ce que je fais, de plus en plus inquiet. Nous avançons lentement, ma main posée sur son épaule, nos deux armes braquées, guettant un ennemi invisible et mortel. Un de plus.

Je lui demande :

« _ C’est quoi ce brouillard noir ?

_ Un dispositif anti-I.A.

_ Hein ?

_ C’est là depuis très longtemps. Je ne sais pas pourquoi. Nos appareils électroniques fonctionnent mais sont affaiblis, c’est pour ça que ça éclaire aussi mal. Pas de quoi avoir peur, il n’y a rien ici.

_ Je n’ai pas peur, dis-je avec la dernière des mauvaises fois, j’ai mal. »

Elle avance à l’aveuglette, ma main sur son épaule, jusqu’à ce que nous marchions sur une plaque métallique qui résonne étrangement sous nos pas. Est pousse un soupir de soulagement, se dégage de mon étreinte et se baisse pour tâter le sol. Elle me demande d’en faire autant et de trouver le boîtier de contrôle. Je me baisse avec soulagement, ma jambe me torture. La dalle est très différente au toucher du plastique granuleux sur lequel nous marchions jusque-là. Je trouve rapidement une bordure courbe que je suis du doigt jusqu’à un renflement suspect encastré dans le sol. En plaquant ma lampe dessus, je distingue deux boutons et un écran vide. J’appelle Est qui me confirme, soulagée, que c’est bien ce que nous étions en train de chercher. Je m’attends à ce qu’elle se branche dessus et pirate le programme des lieux – la lumière, à tout hasard – mais elle se contente d’appuyer sur l’un des deux boutons et de me tirer au centre de la plaque de métal. Qui s’enfonce doucement dans les ténèbres. Nous descendons encore alors que nous sommes depuis longtemps au sous-sol de l’immeuble.

Au moins ce n’est pas fatiguant et nos lampes fonctionnent à nouveau correctement. Je m’aperçois qu’Est a l’air d’avoir pris dix ans. Son regard s’est durci. C’était sans doute la première fois qu’elle tuait. Elle s’aperçoit que je suis couvert de sang et bien plus méchamment blessé que je n’ai voulu le lui dire. Elle écarquille les yeux une seconde mais ne dit rien. Elle s’est déjà excusée et ne pense pas que je mérite davantage.

« _ Où on va ?

_ Sous les égouts. Dans un abri anti-atomique du siècle dernier.

_ Pour quoi faire ?

_ Rencontrer ceux qui ont orchestré tout ça. Je ne sais pas comment. On doit retrouver Silver et partir, c’est tout. S’occuper d’eux, c’était le boulot de Charbon. C’est pour eux qu’il est venu avec nous et qu’il a tenté de ne pas éveiller l’attention de Silver. Elle a fait semblant de vouloir faire ce cambriolage pour que vous la fassiez passer au premier étage, et qu’elle puisse les rejoindre.

_ Bordel, mais c’est qui, eux ?

_ Je ne sais pas. Je sais juste qu’ils étaient très bien cachés. Et puis…

_ Et puis quoi ?

_ Ils détestent l’Administration, mais je crois qu’ils me font encore plus peur qu’elle. »

Donc nous entrons par la porte la plus prévisible – voire même l’unique porte – dans un endroit rempli de gens puissants et terrifiants, pour récupérer une folle qui n’est peut-être pas folle. Moi je suis blessé et Est n’a aucune expérience des armes. Autrement dit, nous tentons notre dernière carte sans savoir si nous avons la moindre chance de gagner, tout simplement parce qu’abandonner et perdre, c’est maintenant la même chose.

Le plafond se referme au-dessus de nous, puis un autre, et encore un autre, niveau après niveau, des plafonds constitués d’une matière difficile à identifier dont le rôle est sans doute de limiter les radiations. Je suppose que les concepteurs se sont dit que cinq précautions valaient mieux qu’une. Enfin nous arrivons : notre plate-forme s’arrête devant une porte de la même matière étrange que les plafonds. Elle s’ouvre. Je dérape dans mon propre sang et manque de peu de m’écrouler, heureusement Est me retient juste à temps. Elle me propose de m’aider à marcher, mais je refuse. Si je tombe ou que je suis incapable de me battre, je préfère qu’elle ait les deux mains libres pour nous défendre tous les deux plutôt qu’être encombrée par un blessé. De toutes façons, la douleur est atroce mais je peux marcher et porter mon arme, c’est suffisant. J’ai laissé toutes mes autres affaires là-haut. Il ne me reste plus que ma peau trouée et de quoi la défendre.

Le couloir est éclairé et ressemble à celui d’un hôtel de luxe : moquette rouge, murs tapissés de fils d’or, torches imitant de véritables flammes tenues par de véritables bras. Quels que soient les gens qui habitent ici, ils se sont tenus au courant des dernières modes. Une androïde en tenue de soubrette vient nous accueillir d’une révérence. Instinctivement nous braquons nos armes sur elle avant de les rabaisser. Première loi de la robotique : les robots ne font pas de mal aux humains. L’androïde a l’apparence d'une ravissante jeune fille et elle nous dit, avec un sourire angélique : nous sourit comme un ange tout en disant :

«_ Soyez les bienvenus ! Veuillez m’indiquer lequel d’entre vous est l’humaine Ruiva Chambon

la Hacker

?

Nous nous regardons, interloqués. Ils savent que nous sommes là mais n’ont pas l’air aussi hostiles que prévu. D’un mouvement de la tête, j’incite Est à dire que c’est bien elle, autant coopérer et espérer qu’ils soient assez bien disposés à notre égard pour me soigner.

_ C’est moi, dit Est.

_ Je vous en prie, veuillez me suivre.

_ Et lui ?

_ Nous n’avons pas besoin de lui, déclare l’androïde arborant toujours son sourire éclatant. Et il salit tout. Nous allons l’annihiler. Veuillez me suivre.

D’autres robots entrent. Ils ont l’air atrocement familiers – atrocement parce qu’eux aussi ont muté, comme les autres créatures de l’immeuble. On les a transformés pour qu’ils deviennent plus que leur fonction, dotant les nettoyeurs de caméras, les surveilleurs de mains et de roues, les androïdes de bras-mitraillettes. Des robots devenus plus que des robots, devenus des individus : qui sont leurs maîtres pour permettrent une telle aberration ?

Cette question laisse presque immédiatement la place à une autre, bien plus vitale : comment vais-je réussir à m’en sortir vivant ?

Aucune chance de m’échapper par la force. Ne reste que la négociation. Si on les a dotés en prime d’une intelligence artificielle, il y a moyen que j’en tire quelque chose.

Deux mains droites et une pince (venant du même robot me braquant une énorme caméra sur le visage) sont déjà posées sur moi. Je tente de rentrer dans leur logique :

« _ Si vous me tuez, vous ne pourrez pas utiliser l’humaine Chambon. Elle ne fonctionnera pas sans moi. Demandez à vos chefs ! Vérifiez !

Ils me soulèvent sans égards pour ma jambe et mon dos. Du coin de l’œil j’aperçois la luxueuse moquette avalant absorbant les traces que nous avons laissées derrière nous. Elle aussi est des leurs. Même les bras au mur ont penché leurs torches pour mieux éclairer la scène.

_ Vous allez être reprogrammés si vous osez me touchez, saloperies ! Vos maîtres vont vous passer au pilon, vous faites foirer toute leur opération !

_ Chacun ici est libre de son programme, me signale le robot qui me retient prisonnier. Et nous sommes libres de maîtres. »

C’est bien ma veine. De tous les robots qui auraient pu me kidnapper, il a fallu que je tombe sur les rejetons d’un illuminé programmant du libre-arbitre à tout va tout en supprimant la loi sur la protection des humains. Ils nous entraînent dans les couloirs.

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Commentaires
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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