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Ecriveuse en herbe
14 mai 2007

Se voir par les yeux d’un autre **

Se voir par les yeux d’un autre

Le dossier est arrivé par la poste il y a une heure. Je le garde fermé sur mes genoux. Je le caresse de mes ongles longs, une lente griffure qui est attise encore mon envie de l’ouvrir tout de suite. Je me retiens. J’imagine.

C’est ma vie qui est contenue dans ces pages. Alors impossible de l’imaginer, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas moi qui la raconte. J’ai engagé un détective pour qu’il me suive et note tout ce que je fais et tout ce que je dis. Le but c’est qu’il trouve tout ce que je suis. Je lui ai demandé d’être le plus subjectif possible… je veux sentir son âme mêlée à la mienne dans ces lignes. Bien sûr il ignore que je suis son employeuse. Je veux savoir ce qu’il a vu, ce qu’il ignore. En me suivant dans la rue, est-ce qu’on peut lire dans ma démarche que j’ai envie de sortir une clé et de rayer toutes les voitures sur mon passage ? Les rayer tout en avançant, tranquille, royale, méprisant le monde qui m’entoure. Et en me suivant cent fois, mille fois, en fouillant dans mes affaires, en lisant mon agenda, mon journal intime, en comptant le nombre de pilules que je prend chaque soir, a-t-il réussi à lire dans mes pensées ? Dans lesquelles ? Qu’est-ce qu’un autre peut bien penser de moi – moi qui vit avec mes défauts et mes qualités depuis si longtemps qu’elles sont invisibles à mes yeux, lui qui arrivera de l’extérieur, verra d’abord mon apparence, puis mon statut social, et devra éplucher chaque aspect de ma vie l’un après l’autre, couche par couche, le plus profondément possible, est-ce qu’il verra la même chose que moi ?

D’un aller de la main je caresse le dossier tendrement, d’un retour de la main je griffe le papier, dans un petit bruit de grattement rappelant une plume crissante. Aller. Et retour. J’attends encore un peu, juste un peu.

Pendant toute l’année où il m’a suivie, j’ai fait comme s’il n’était pas là, comme si aucun regard terriblement neutre ne me suivait jour et nuit, comme si aucune main étrangère ne feuilletait mes livre et mes revues, comme si personne ne pesait et jugeait chacun de mes actes. Il y a si longtemps que je désirais faire ce geste que j’ai réussi à me convaincre que son engagement était encore à faire et je me suis remise à compter l’argent qui me permettrait de le payer pour une année complète. Un simple jeu de l’esprit, un de plus. J’aime tordre mes croyances jusqu’à tordre la réalité elle-même.

Maintenant le rapport est là, sur mes genoux. Et j’attends. Le temps de réaliser que ça y est il est là, que c’est bien lui, que ma vie est en train de battre timidement sous mes mains, attendant que je l’ouvre, que je me découvre moi-même. J’aime cette attente.

Maintenant je pourrais ne pas le lire. Je pourrai le mettre au feu. Le jeter. Le faire publier et être la seule personne à ne jamais y jeter le moindre coup d’œil. Je prend le temps de jouer avec ces idées, de les savourer, de me faire rire. Et au moment où je me suis presque convaincue, je l’ouvre.

Vide.

Une page blanche. Je la retourne. Rien derrière. La feuille suivante est blanche aussi. Et la suivante. Et la suivante. Des centaines de pages blanches que j’envoie voler, que je déchire, que je piétine, enragée : IL M’A TROMPEE !

Tout est fini. Tout est fichu. Je m’écroule par terre. Je n’ai plus la moindre énergie, plus la moindre envie, plus la moindre colère. Comme si ces pages vides niaient la réalité de mon existence. Un miroir ne me reflèterait pas. Je suis effacée.

Et je pleure des larmes de honte et d’impuissance.

Non, il y a une phrase, quelques mots griffonnés à la main sur l’une des feuilles. Je me jette dessus. Un lambeau, rien qu’un lambeau de vie, donnez-moi au moins ça.

Il a écrit : Vous pensiez vraiment que je ne me rendrait compte de rien ?

Alors je ris. Jusqu’à ce que plus rien d’autre n’existe.

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Commentaires
L
Ecrit en mai 2007 sur un sujet de Deslyres : une femme qui engage un détective pour qu'il l'espionne, sans savoir que c'est elle qui l'a engagée. Je suis partie de l'idée que la femme aurait des ongles longs, je ne sais pas pourquoi mais je trouvais que ça cadrait bien avec sa personnalité.
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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