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Ecriveuse en herbe
16 février 2007

Le Maître du Château *****

Le Maître du Château

Tout commence par un parfum. Chaque fois que Yena arrive dans un nouveau territoire, elle ferme les yeux et inspire. Puis elle écoute. Et enfin elle regarde.

Et elle sourit.

Depuis le temps, messire Godoire s’est lassé de lui demander la raison de son manège. A 10 ans, la fillette sourit assez rarement pour que ça vaille la peine de lui laisser ce genre de petits plaisirs. De toutes façons, aujourd’hui il est plutôt concentré sur l’évaluation de l’autonomat.

Le chevalier et son écuyère sortent de l’épaisse forêt de Frillard et peuvent contempler la plaine des Moutons remplis de maisonnettes éparpillées (et, bien sûr, de moutons) jusqu’à la butte du Château. Derrière le Château, les collines ont l’air arides, voir desséchées. Le reste de la région, à première vue, est prospère.

Mais peut-être pas prospère au point de s’offrir un Château si magnifique qu’on lui met une majuscule…

Allez, nouvelle leçon pour la petite.

« Yena, demande-t-il, qu’est-ce que tu en penses ?

_C’est un beau territoire.

Messire Godoire attend la suite. Il ne la frappe jamais (en dehors des entraînements) et ne lui dit jamais qu’elle se trompe quand elle répond à coté de la question. Certains prennent ça pour de l’indifférence. Ce n’est que de l’efficacité. La fillette continue :

_ Les pâturages sont riches, les moutons doivent être de belles bêtes, donc le pays est riche aussi. Je suppose que les pauvres habitent plutôt dans les collines, là-derrière. On ne voit pas de cultures, mais la nourriture doit bien venir de quelque part. Vu qu’il n’y a pas de port près de la rivière ni de maison du partage près de la route, il doit y avoir des champs par-là. Il y a peut-être des disputes entre les paysans et les éleveurs pour avoir les meilleures terres. »

Yena se tait. Messire Godoire lui fait signe de continuer. Elle a l’air légèrement surpris, puis fixe avec intensité le paysage devant elle, tête penchée. Au bout d’un moment, elle poursuit :

« Il n’y a pas de village. Toutes les maisons sont éparpillées, il n’y a pas de centre où les gens se réunissent, même pas une place. En cas d’attaque, les gens doivent tout laisser derrière eux et monter se réfugier au Château. Il est énorme, ils doivent être très soumis à son influence. Un bastion pareil, ça veut dire que le coin est dangereux, mais si il était dangereux, les gens seraient davantage regroupés… Peut-être qu’il était dangereux avant. Peut-être des pillards réfugiés dans les collines.

Elle hésite encore un instant, puis conclu :

_ C’est tout ce que je vois.

_ Bien, dit le chevalier. Tu as oublié un élément : des éleveurs riches vivant dans l’ombre d’un homme puissant. Ils ne doivent même pas se rendre compte de leur richesse. Tu peux parier ton couteau qu’ils sont prêts à se lancer dans n’importe quelle bêtise monumentale pour satisfaire leur orgueil et se sentir enfin fiers d’eux-mêmes.

_ J’y tiens, à ce couteau.

_ Tu veux dire que tu ne me crois pas ? Sale gosse !

L’homme fait mine de frapper l’enfant, qui rit. C’était une plaisanterie. Depuis 4 ans qu’il l’a prise comme écuyère, messire Godoire a finit par s’habituer avec son humour très particulier.

Yena scrute à nouveau la plaine, pensive. Tout ça est trop bien arrangé. Elle a l’impression qu’il manque quelque chose, quelque chose d’important. Le tout ressemble à un beau tableau – on n’a pas l’impression que des gens puissent vivre là.

_ Messire, que manque-t-il ici ?

_ Qu’est-ce qui te fait croire qu’il manque quelque chose ?

_ Une impression.

_ Alors cherche et trouve par toi-même. Il faut creuser ses intuitions et ne pas parler sans avoir de chose à dire.

_ Bien messire. »

Le chevalier et son écuyère repartent, l’homme sur un véritable cheval de bataille d’âge plus que vénérable (Force), la fille sur un poney jeune et vicieux (Pomme verte), et leur maigre bagage sur une ânesse patiente et obéissante (Miracle). Messire Godoire est un homme bien bâti, qui a été très beau dans sa jeunesse et qui a gardé un charme certain, malgré les rides d’âge et les rides de soucis qui marquent son visage. Ses cheveux noirs virent au gris, et il refuse d’admettre que ce fait le préoccupe de plus en plus, alors qu’il devrait plutôt se soucier de son corps vieillissant. Yena est une gamine toute en jambe, aussi sec et nerveuse qu’un poulain de bonne race. Il la fait passer pour un garçon du nom de Yenon, et jusque-là personne n’en a douté : sa seule marque de féminité est d’avoir des yeux immenses et dévorants, mais ils sont d’un marron tout simple, et de toutes façons elle les ferme à moitié quand elle est en colère, c’est à dire la majorité du temps. Avec un pantalon, les cheveux courts et son caractère teigneux, l’illusion est parfaite.

Rien qu’à les voir, on devine qu’il s’agit d’un chevalier errant et de son écuyer, ce qui n’est guère une place très enviable dans les plus puissants duchés. Mais on est loin du pouvoir ici, et chaque chevalier est accueilli en serviteur armé des Sept Esprits, autant dire en héros.

Un autonomat est un territoire qui n’est pas dirigé par un noble. Ils sont rares, généralement petits, et appliquent leurs propres lois tant qu’ils respectent celles des Sept-Esprits (Loyauté, Honneur, Amour, Vie, Respect, Equilibre, Curiosité). Certains n’apprécient guère de voir arriver un chevalier, qui a tous les pouvoirs puisqu’il est de sang noble. Messire Godoire estime que ce n’est pas la peine de rappeler à Yena d’être prudente et de respecter l’orgueil des dirigeants de ce territoire. La petite a un instinct de survie extrêmement développé, la seule chose apparemment capable de fermer son clapet.

Les immenses portes du Château claquent derrière eux. L’écho résonne sinistrement. A quoi bon les ouvrir pour les refermer juste ensuite, alors que tous les chevaux passent par la  porte arrière ? Le maître des lieux a sans doute agit ainsi pour les impressionner. Histoire de leur rappeler qu’ici, ce n’est pas Godoire le patron, loi ou pas loi, mais bien lui : le président de Mouteblanc, Erikke Esoin, l’homme élu. Messire Godoire a été inférieur à suffisamment d’hommes dans sa vie pour savoir que plus la personne est puissante, moins elle a besoin de s’imposer. Un simple prénom suffit à désigner le roi et les Chevaliers Blancs.

Dans la cour d’honneur, les pauvres bêtes ont l’air encore plus misérables. Godoire espère que Yena se tient fièrement droite, pour compenser la pauvreté de leur mise à tous les deux. Lui le fait, mais même seul au milieu des bois il se tiendrait encore droit comme un i. Question d’orgueil plus que d’honneur – un de ses trop nombreux péchés.

Un haut dignitaire vient alors les accueillir en personne, descendant à toute allure l’escalier (gigantesque, bien sûr) menant de la cour d’honneur à l’entrée du donjon. Il a entre 30 et 50 ans, l’air taillé dans une bougie rose, un court collier de barbe. Il est somptueusement vêtu et en nage, et s’adresse très amicalement au chevalier :

« Messire ! Quelle bonne venue que la vôtre, en notre très humble république de Mouteblanc ! Je vous en pris, entrez, entrez, soyez le bienvenu !

Devant ce spectacle plus qu’inhabituel et cadrant mal avec le l’imposant cadre où il est reçu, messire Godoire est bien forcé de mettre pied à terre pour ne pas paraître au comble de l’insolence. Derrière lui Yena en fait autant et donne une tape sèche à Pomme verte qui essayait de lui mordre la main. L’homme en rajoute encore :

_ Je vous en pris, soyez mon hôte ce soir ! Je suis Erikke Esoin, le président de Mouteblanc et maître de ce Château ! Vous dînerez à ma table, et votre serviteur à celle de mon majordome ! Nous…

_ Mon écuyer, corrige doucement Godoire.

Il n’a même pas les moyens d’offrir à Yena une tenue à ses couleurs, sans parler des armes légères qu’elle aurait le droit de porter. La méprise du président (si c’est bien le chef de cet autonomat, ce qui paraît étrange) est fréquente, et toujours douloureuse : un chevalier n’a pas à payer son écuyer, mais doit le traiter comme son propre fils.

L’homme mou se reprend aussitôt :

_ Et bien sûr, votre écuyer vous servira à notre table, cela va sans dire. Désirez-vous qu’il couche dans votre chambre ?

_ Je vous remercie grandement de votre hospitalité. J’accepte avec plaisir vos propositions. Nous parlerons de votre problème quand il vous plaira. »

Une façon polie de montrer qu’il n’est pas là pour profiter des largesses du maître du Château, mais bel et bien pour se battre. Le président hoche la tête et continue à pépier comme un enfant tandis qu’ils montent l’escalier jusqu’à la majestueuse entrée. Yena reste seule avec les bêtes et demande de l’aide à un passant pour les amener jusqu’à l’écurie. Elle n’est pas ravie de voir qu’un bon repas au calme lui est passé sous le nez (en théorie, c’est un grand honneur de servir les chevaliers. Concrètement, c’est travailler le ventre vide pour ensuite grignoter des restes froids), mais elle ne le montre pas. Pour le moment, elle doit s’occuper de leurs montures et rassembler un maximum d’informations, puisqu’elle ignore encore ce qui pourra servir à messire Godoire. Au moins, elle n’aura pas trop de mal à cacher sa féminité si elle doit dormir dans la chambre de son maître.

Le passant s’avère être un garçon d’écurie de 16 ans, roux et boutonneux, et aussi bavard que le maître des lieux lui-même. Il l’aide volontiers et lui pose des centaines de questions sur les endroits lointains qu’elle a connus (c’est à dire plus loin que les frontières de Blanc-Mouton), les aventures qu’elle a vécues avec son maître, les dangers qu’ils ont croisé ensembles…

Yena n’a pas particulièrement envie de raconter qu’à plusieurs dizaines de kilomètres de là, le royaume ressemble exactement à ce qu’il est ici, que les aventures qu’elle a vécues étaient grandement basées sur le moyen de trouver de la nourriture pour tout le monde sans s’abaisser à travailler ni à voler, et que les pires dangers qu’elle ait croisés venaient d’hommes ordinaires, dans des lieux comme celui-ci, où il manque quelque chose de petit mais pourtant d’essentiel…

De toutes façons, le curieux ne lui laisse dire que son nom (Yenon), son âge, et si elle a faim. Oui, elle a faim, et pas qu’un peu, mais elle n’est pas censée chercher les cuisines avant d’avoir finit sa tâche. Heureusement, l’autre lui offre une pomme : elle en donne un bout à Force, un plus gros à Miracle, grignote à toute allure le reste avant de céder un minuscule trognon à Pomme verte. La pomme était délicieuse, juteuse et sucrée, et elle se lèche les lèvres aussi soigneusement qu’un chat, avant d’adresser au garçon bavard un sourire aussi bref et éclatant qu’une éclaircie dans un orage.

Puis un homme (sans doute le maître de l’écurie, ou de toutes les bêtes, ou peu importe) vient et demande au rouquin qu’est-ce qu’il est en train de faire, sur un ton indiquant que l’autre est à deux doigts d’une bonne volée. Il se calme un peu en sachant que Yena est l’écuyer du chevalier, la salue d’un signe de tête bourru qu’elle lui rend en ajoutant un regard méfiant, et repart en traînant son aide par le bras.

Une fois seule, Yena doit amener toutes leurs affaires dans la chambre décernée à messire Godoire. Elle titube sous le poids des armes et surtout des pièces de l’armure de son maître (qui est trop pauvre pour posséder une armure complète) mais parvient à ne montrer aucune douleur, même lorsqu’une servante l’informe que la chambre en question est au quatrième étage du donjon. Yena pourrait évidemment faire plusieurs voyages. Si elle n’était pas l’écuyère de messire Godoire, le chevalier errant le plus fier et le plus têtu du Royaume. A force de vivre avec lui, elle a finit par trouver naturel d’accorder de l’importance aux apparences, même lorsqu’elle est la seule à les voir…

Enfin, la chambre est atteinte. La petite fille s’accorde un temps de repos avant de ranger le matériel, qui de toutes façons devra être redescendu bien trop tôt… Mais elle ne pouvait pas tout laisser dans l’écurie, ça n’est pas correct. Elle prend quelques secondes pour maudire silencieusement celui qui a décrété que l’étiquette devait être la même pour les chevaliers errant n’ayant qu’un enfant pour écuyer, et pour les grands seigneurs ayant une dizaine d’adolescents costauds sous leurs ordres, sans parler des serviteurs. Elle lance si souvent ce genre de malédiction qu’elle ne s’en rend même plus compte : elle fait ce qu’elle a à faire, sans jamais se plaindre, et c’est tout ce qui importe. Enfin, c’est tout ce qu’on lui demande.

Une jeune servante entre alors dans la pièce. D’abord surprise de trouver Yena, elle lui offre ensuite un sourire chaleureux et lui propose d’aller à la cuisine se reposer au chaud, pendant qu’elle prépare la chambre. Ravie, la fillette ne se le fait pas dire deux fois et file sans attendre. D’abord la pomme, ensuite le sourire, et dans les deux cas un coup de main bienvenu : bien que toujours méfiante (de toutes façons, elle se méfie de tout et de tout le monde, ça sert souvent), Yena commence à vraiment apprécier les habitants de Mouteblanc… ou plutôt les habitants du Château.

Elle s’arrête net au milieu d’un escalier. Ça y est, elle a trouvé ce qui manque !

Il n’y a ici aucun étendard, aucun blason, rien. Impossible de savoir si les gens d’ici sont inféodés à leur autonomat, au Château… ou à quelque créature rejetant les Sept-Esprits. Même le nom du territoire n’est pas clair : le président a parlé de Mouteblanc, alors que le garçon d’écurie disait Blanc-Mouton. Et si l’autonomat est si fier de ses moutons qu’il en porte le nom (et ce serait légitime, à voir les troupeaux), pourquoi ce nom paraît-il fabriqué ? Pourquoi les fameux moutons ne sont-ils pas représentés sur le fronton de ce Château monumental ? Pourquoi un tel Château ?

Yena réfléchit encore, mais ne trouve de réponse à aucune de ses questions. Elle met ses observations et ses interrogations dans un coin de sa tête, à ressortir à messire Godoire lorsqu’ils seront seuls, puis continue sa descente vers les cuisines : la journée a été longue avec une demi-pomme pour seule nourriture.

Pendant ce temps, messire Godoire va d’étonnement en étonnement.

Ce n’est pas la taille monumentale de tout ce qui l’entoure qui l’impressionne, mais le décalage entre la richesse et la puissance affichée, sa propre misère, et l’empressement du président. Et pas seulement du président : toute une suite de bourgeois, imitant une cour de nobles, s’adresse au chevalier avec la déférence que mériterait davantage un marquis ou un même un comte. En théorie, puisque personne dans l’autonomat n’a la moindre goutte de sang noble et que le chevalier est lui-même de naissance noble, c’est bien ainsi que les choses doivent se passer. Sauf que ce n’est que de la théorie, et qu’au contraire les hommes puissants ont tendance à ne pas aimer faire de courbettes devant un homme moins puissant qu’eux, n’ayant pour défendre sa préséance que l’étiquette d’une Cour lointaine. De tous ceux que messire Godoire a connu, les moins pires étaient ceux qui l’écoutaient et le traitaient en spécialiste de la guerre. Les autres le voyaient davantage comme un mendiant, un voleur, un arnaqueur, ou tout ça à la fois, et ils lui montraient plus ou moins ouvertement leur mépris, selon qu’ils avaient plus ou moins besoin de lui.

Jamais encore il n’avait été accueilli en maître des lieux.

Certes, chaque autonomat a sa propre façon de régner, des plus tyranniques aux plus égalitaires. Mais ça ne colle pas. Pourquoi un Château aussi monumental, pourquoi tant de fierté affichée autour de ce pays si riche, alors que le dirigeant se plie en deux devant un chevalier errant et qu’il n’y a nulle part ni bannière ni étendard ? Tout cela ne colle pas avec ce qu’il sait des gens, et messire Godoire se flatte de connaître assez bien les gens…

Il reste du temps jusqu’au dîner, et il doit d’abord accueillir avec grâce et politesse les conversations ennuyeuses sur Mouteblanc, et bien sûr raconter ses propres héroïques aventures. Messire Godoire a longtemps été un homme de cour, apprécié des princes et du roi lui-même, et il sait leur donner ce qu’ils désirent. Personne n’évoque le ‘‘problème’’ qui a justifié sa venue. Comme s’il était un invité précieux, et pas un envoyé du royaume – envoyé ici pour se débarrasser de lui plus que pour venir en aide à cet autonomat perdu, d’ailleurs.

Alors qu’il cherche à s’éclipser le plus poliment possible (il a besoin de se laver, et Yena aussi, avant le fameux dîner), l’épouse de président apparaît.

Le terme d’apparition lui convient tout à fait. Elle n’était pas là, et brusquement elle est au centre de toute la suite. Elle est vêtue d’une robe sobre et ses cheveux noirs sont lâchés, ce qui tranche avec la mode locale -  les autres femmes sont couvertes de bijoux, de fourrure, de dentelles, et leurs cheveux sont montés en véritables tours. Et pourtant il faut un certain temps pour remarquer ces détails : la première chose qui vient à l’esprit est qu’elle est magnifique. Des cils immenses bordent ses yeux de velours (de diamant plutôt, pense messire Godoire, des diamants noirs et éternels). Sa bouche est parfaite, l’ovale de son visage aussi. Doucement, le regard du chevalier descend : aucun doute, cette femme est très belle, et elle doit le savoir. Il se demande, amusé, si la complaisance du président irait jusqu’à le laisser seul avec son épouse… et conclu que si jamais cela arrivait, ce serait la preuve que quelque chose ne tourne pas rond au beau royaume de Mouteblanc.

Il lui fait ses hommages, plus respectueux qu’aux autres femmes à cause du rang de son mari, mais pas trop appuyés non plus : il a séduit plus d’une femme au cours de sa vie et ça ne lui jamais attiré que des ennuis. Maintenant qu’il est banni de la cour du roi et qu’il a en charge la vie de Yena, il s’est promis de surveiller ses vieux démons. Cette résolution n’est pas facilitée par le regard malicieux et intelligent de celle-ci, qui rajoute encore à son charme. Elle s’appelle Aïnelle.

En tant que maîtresse des lieux, il est normal qu’elle se trouve ainsi au centre de la suite, au cœur de tous les regards et de toutes les conversations. Elle est plus appropriée pour ce rôle que la plupart des autres épouses, voilà tout. Et elle non plus n’évoque pas une seule fois la menace qui pèse sur le petit territoire.

Finalement, messire Godoire ne revoit pas son écuyère avant le dîner, mais elle a pensé à se laver et arranger le mieux possible sa tenue. Elle a dû aussi en profiter pour trouver à manger quelque part,  puisqu’elle ne jette aucun regard affamé sur les plats qu’elle présente. Tant mieux. Elle est adroite et précise, et son maître s’autorise quelques secondes de fierté en la comparant aux serviteurs du président qui ont besoin d’un ordre avant d’exécuter le moindre mouvement. Mais dans l’ensemble, il l’ignore. Les gens assis à sa table méritent davantage son attention.

En plus du président, de son épouse et d’une bonne douzaine de gras parasites, sont installés le grand veneur (Emol Sairin), le prêtre des Sept-Esprits (Louvain Paccariet) et le représentant des éleveurs (maître Souvann Raichin). Sairin est un homme grand et sec, aussi âgé que messire Godoire et apparemment tout aussi coriace. Il a quelque chose de militaire, et porte assez de cicatrices et d’égratignures pour prouver qu’il prend sa tâche de maître des chasses très au sérieux. Yena n’aimerai pas être un braconnier pris en flagrant délit par cet homme… Paccariet, au contraire, est jeune et a l’air très timide. Et complètement sous le charme d’Aïnelle. Difficile de croire que le représentant de la foi, la pierre angulaire du Royaume des Sept-esprits et lien direct avec le roi, soit ce gamin rougissant incapable de manger sa viande sans éclabousser son col. Raichin, enfin, se tient avec la dignité dont est apparemment incapable le président. C’est un homme fort dont les épaules massives et le visage de brute jurent avec la tenue richissime. Il mange très élégamment, et son avis paraît beaucoup compter. Ce qui est normal. Par contre, messire Godoire se demande où cet éleveur choisit parmi les éleveurs a bien put apprendre le parler et les manières de la Cour. En tous cas, si le problème est enfin évoqué un jour, ce sera sans doute en présence de ceux-là. Il commence à tenter d’amener la discussion sur le sujet qui l’intéresse, pour cesser de perdre le temps de tout le monde, et surtout pour ne pas succomber au pétillant regard d’Aïnelle…

Rien à faire. Ils ne parlent de rien qui concerne leur territoire, et c’est Aïnelle elle-même qui détourne adroitement les questions les plus franches. Godoire sait qu’ils lui cachent tous quelque chose et commence à enrager de ne pas réussir à les prendre en défaut. Tout ce qu’il parvient à obtenir, c’est « Demain, nous verrons tout cela demain ». Si au moins ils l’avaient pris de haut, il aurait put sortir sa dague et la planter dans la table pour marquer sa colère et sa détermination à savoir. Mais là, tous ces sourires et ces courbettes l’empêchent de faire sentir le goût de l’impuissance à quelqu’un d’autre. A moins que ce ne soit le vin délicieux dont un serviteur rempli sans cesse son verre, sous le regard courroucé de Yena dont c’est le rôle (et qui aurait sans doute été bien moins généreuse).

« Alors, messire, demande Aïnelle en lui souriant presque tendrement, comment trouvez-vous notre modeste territoire ?

_ J’avoue qu’il pourrait donner l’exemple à certains des plus beaux domaines du Royaume. J’ai peine à voir en quoi un simple chevalier pourrait vous être utile.

_ Allons, mon cher invité, le gronde gentiment Errike Esoin, ne vous mettez donc pas martel en tête pour ça ! Nous sommes tous extrêmement fiers d’accueillir un représentant de la force des Sept-Esprits, pas vrai maître Paccariet ? »

En entendant son nom, le prêtre des Sept-Esprits sursaute et rougit comme un enfant pris en faute : il était en train de regarder Aïnelle à la dérobée. N’ayant pas entendu la question, il bredouille quelques mots et se concentre sur son assiette. Contrairement aux autres convives qui ont été plus ou moins embarrassés ce soir-là, il n’a droit ni à un regard sec de Raichin ni à un sourire méprisant de Sairin. Au contraire, les deux hommes forts de la tablée cherchent à dissimuler son trouble le plus naturellement possible.

Sairin demande au chevalier :

_ On raconte de nombreuses choses sur l’habilité légendaires des chevaliers. J’avoue que je n’y croyais guère, mais vous nous avez raconté ce soir de nombreux exploits et je n’oserai vous accuser de détourner la vérité à votre profit. Me ferez-vous ce soir l’honneur d’un duel ? »

Le grand veneur a parlé plutôt crûment, comme un militaire, et s’attire aussitôt un regard courroucé de Raichin qui aurait sans doute mieux su tourner la chose. Godoire soupire. Ce genre de spectacle dont les gueux raffolent sont totalement ridicules hors des vrais duels et des tournois (et même pendant estime-t-il dans ses mauvais jours). Mais en véritable homme de cour il parvient sans mal à cacher son soupir et à avoir l’air de trouver l’idée amusante.

Il dit :

_ Et si je gagne, m’accorderez-vous une faveur ?

_ Allons, rit Aïnelle, personne ici ne doute de votre victoire, messire. Vous aurez une faveur si vous remportez une victoire difficile… Tenez, et si vous luttiez contre deux adversaires, pour corser l’affaire ?

_ Pourquoi pas, accepte le chevalier.

Deux ou dix, il ne voit ici personne capable de lui tenir tête. De son coté, Yena se demande quelle mouche l’a piqué pour se soumettre à ce cirque. L’épouse de président n’y est sans doute pas pour rien. Tous les convives se sont tus et guettent passionnément la suite des évènements – le duel est donc organisé immédiatement. La suite de bourgeois fait un cercle autour de messire Godoire et du grand veneur. Ils rient et se poussent du coude, aussi excités que des enfants, et même les serviteurs tendent le cou discrètement pour essayer de voir quelque chose. Par contre, Raichin et Paccariet affichent un air sérieux et satisfait, comme des hommes voyant un ennui leur être épargné grâce à leurs efforts, et sur le visage d’enfant du prêtre cette expression ressemble à de la cruauté. Le président lui-même leur lance discrètement un regard bien éloigné de la bonhomie affichée depuis l’après-midi, un regard froid de marchand sur le point de conclure une affaire. Yena a un pressentiment extrêmement désagréable et guette le moindre de leurs mouvements, les yeux à moitié fermés par la colère. Pour le moment, enfermée dans les codes de l’hospitalité et des convenances, elle ne peut rien faire.

C’est Raichin qui vient aider Sairin à se battre. Un serviteur apporte trois véritables épées bien aiguisée.

« Etes-vous sûr de ne pas préférer des épées d’exercice ? demande Godoire surpris.

_ Allons messire, dit Raichin d’un ton presque méprisant (sans sortir des limites de la courtoisie), nous sommes sûrs de ne rien risquer en votre présence. »

Aïnelle leur souris doucement, elle est moins turbulente que les autres femmes mais paraît elle aussi intéressée par ce faux duel. Son mari bat des mains en riant, tout heureux. Enfin, le silence se fait et le combat commence.

Les deux mouteblanchiens attaquent messire Godoire aux flancs, chacun d’un coté, et il se rejette brusquement en arrière tout en parant les deux lames vers le haut, d’un seul coup. Les spectateurs applaudissent sans pour autant se décider à reculer, alors que le chevalier aurait bien besoin d’espace. Ses deux adversaires, sans se démonter, continuent à donner des attaques complémentaires, chacun d’un coté, ou l’un visant le cœur tandis que l’autre cherche à couper les jambes. Ils sont plutôt doués et entre parades et esquives le chevalier n’a pas le temps d’attaquer ni même celui de réfléchir. Ici, dans ce salon raffiné, sous les yeux de l’élite du territoire, le voilà en danger de mort et personne ne songe même à venir à son aide. Tout cela n’a plus rien d’un jeu ni d’un spectacle.

Une ouverture en quarte de Sairin attire irrésistiblement son épée et il retient juste à temps un coup qui aurait été mortel pour le grand veneur. Non, il doit rester maître de lui-même et surtout de la situation. D’un habile mouvement d’esquive il place Sairin entre Raichin et lui, puis pare le coup suivant de toute sa force afin de faire tomber l’épée de son adversaire. La lame se brise alors, laissant l’épée de Sairin continuer sa route jusqu’à son crâne sans défense.

Perdant toute dignité, le chevalier parvient à l’éviter (de justesse, il a même put sentir son souffle dans ses cheveux) mais tombe lourdement sur le sol. Une fois là, il se retient de ne pas faire tomber les deux hommes d’un coup de jambe avant de les tuer une fois à terre… mais non, il a faillit mourir mais n’est pas sur un champs de bataille, comme le prouve les exclamations horrifiées de la foule. Le combat s’arrête.

Evidemment, le grand veneur se confond en excuses pour « ce malheureux accident », ce qui ne l’empêche pas d’avoir une lueur de féroce contentement dans les yeux. Joie d’avoir mis un véritable chevalier à terre, sans doute. Raichin dissimule mieux ses émotions, sans parvenir à faire croire qu’il s’est soucié un instant de la vie de leur « cher invité ». Esoin, par contre, a l’air complètement paniqué et se confond mille fois en excuse, tant et si bien que Godoire n’arrive pas à récupérer les morceaux de l’épée avant qu’un serviteur ne les emportent : impossible de savoir si elle a été sabotée.

Il a perdu et ne peut même pas demander en guise de faveur, comme il le projetais, qu’on daigne enfin lui expliquer ce qui se passe dans cet autonomat. Il préfère ne pas s’attarder plus longtemps et prend congé aussi vite qu’il le peut, ne réalisant que plus tard qu’il passe pour un gamin boudeur et mauvais perdant devant ses spectateurs. Peut-être même pour un lâche cherchant à cacher sa peur après coup. Avant de quitter la salle, il peut sentir le regard d’Aïnelle sur sa nuque.

Une fois seuls dans leur chambre, Yena interroge son maître sur ce qu’il s’est réellement passé. Il accentue l’idée que c’était sans doute un accident, son écuyère est assez méfiante comme ça. Puis il lui demande son rapport :

« Il y a quelque chose de pas net ici, déclare la fillette.

_ Exact. Détaille-moi ça.

_ Ils avaient tous l’air sérieux avant le duel, même le prêtre. Et même le président, je suis sûre qu’il joue la comédie. Il leur a lancé un coup d’œil qui avait l’air très différent d’un gentil bonhomme. C’est un menteur.

_ Bien. Quoi d’autre ?

_ Ils ne savent même pas le nom de leur propre autonomat. Un coup c’est Mouteblanc, un coup c’est Blanc-Mouton.

_ Oui.

_ Et pas une seule bannière. Ce n’est pas normal.

_ Oui.

_ Et les salles sont gigantesques. Un géant pourrait vivre ici.

_ Un Château pour protéger une populace qui vit très heureuse et nous accueille à bras ouverts.

_ Oui, ça non plus ce n’est pas normal. Les gens sont très gentils ici. Si vraiment ils n’ont pas de problème, pourquoi ils sont aussi gentils avec nous ?

_ Ils t’ont bien traitée ?

_ Oui ! La cuisinière m’a même offert un gâteau rien qu’à moi ! La dernière fois que j’ai mis les pieds dans la cuisine d’un château, on m’a fichue dehors parce que j’avais des puces. Et ils laissaient les chiens entrer.

_ Tu as peur ?

_ Oui. Je n’aime pas ça.

Messire Godoire soupire. L’instinct de Yena est aussi développé que son intelligence, et elle sait s’y fier. Mais ce n’est encore qu’une enfant et elle manque d’expérience pour voir certaines choses.

_ Yena, les gens de ce Château ne sont sûrement pas ceux qui nous ont appelé à l’aide. Il va falloir que nous nous renseignions discrètement à l’extérieur, parmi la populace.

_ Bien. Je peux m’en charger.

_ Sans vouloir te vexer, gamine, tu as le tact d’une avalanche. Je vais enquêter, toi pendant ce temps contente-toi de ne pas traîner dans mes jambes.

_ Nous allons quitter le Château ?

_ C’est inutile. Mieux vaut ne vexer personne pour le moment. Demain, je trouverais bien un stratagème pour aller explorer les environs et rencontrer quelques gens du cru.

_ Le grand veneur va sans doute vous suivre.

_ Pas si je lui demande une chasse, et que je le perds en route. Ton maître a plus d’un tour dans son sac, fillette.

_ Bien messire. Surtout méfiez-vous d’Aïnelle Esoin.

Ces paroles énervent Godoire, qui déteste se faire rabrouer sur son point faible par sa propre écuyère.

_ Yena, je suis encore capable de me contrôler, et j’aimerai que tu cesses d’être jalouse dès que je regarde une femme.

_ Je sais que vous ne l’avez pas regardé. Mais elle vous a regardé, elle. Et je n’aime pas ça. Elle va tenter quelque chose pour que vous lui courriez après un peu plus vite que ça, et vu comme elle est belle, ce sera dur de dire non.

Ainsi, malgré sa chute ridicule, la magnifique Aïnelle l’aurait regardé… Cette idée se fait une petite place au chaud, tout près de son cœur. Ce n’est pas de l’amour, mais de l’amour-propre.

_ Comment la trouves-tu ?

_ J’aimerai être comme elle quand je serais plus grande.

Interloqué, le chevalier reste un instant silencieux. Il est si habitué à considérer Yena comme un garçon qu’il oublie régulièrement qu’un jour, elle sera une femme. Une femme chevalier… Ridicule, bien sûr, et absolument impossible. Mais Godoire a fréquenté suffisamment de femmes, nobles ou non, pour savoir qu’on peut trouver chez elles force, bravoure, honneur et surtout courage. Oui, il est possible qu’un jour Yena devienne chevalier. Mais ça ne l’empêchera pas, un beau matin, de vouloir voir son visage dans un miroir et de se demander : « Est-ce que je suis jolie ? Est-ce qu’un homme pourra m’aimer ? ». Venant de Yena, coléreuse, batailleuse et toujours écorchée quelque part, c’est une idée bien difficile à imaginer.

La petite fille ne dis plus rien. Elle attrape la paillasse qui lui est destinée, au pied du lit du chevalier, et la tire vers la porte : ainsi, personne ne pourra entrer sans la réveiller. Ce n’est pas la première fois qu’elle et son maître se retrouve en danger chez leurs hôtes. Elle ne perd pas de temps à nier ou à s’indigner et se contente d’agir. Godoire sait que cette nuit, elle dormira avec son couteau à la main… Une bien maigre protection, mais si il y a du danger, c’est lui qui sera visé. Enfin, c’est ce qu’il se dit pour ne pas culpabiliser de laisser une petite fille monter la garde devant sa porte. Il prend sa dague à la main et va se coucher. Le maître et l’écuyère n’échangent plus un mot : ils n’aiment guère parler pour ne rien dire, et ils n’ont pas pour habitude d’être très chaleureux l’un envers l’autre.

Vers la minuit, une ombre ouvre la porte et se glisse silencieusement dans la chambre.

Pendant une demi-seconde.

Après quoi, Yena, réveillée par le courant d’air au niveau de son visage, lui attrape la jambe sans ménagement et la fait lourdement tomber. Elle retient son couteau juste à temps, en réalisant qu’il s’agit d’une femme, et qu’elle est seule… Aïnelle, bien sûr.

Messire Godoire, réveillé par ce boucan, allume immédiatement la chandelle puis se précipite pour aider la malheureuse qui reste à terre en gémissant. Comédie évidente mais efficace. La douce Aïnelle est un appel à la chevalerie ambulant, et même un gueux serait prêt à affronter un dragon pour venir la sauver.

« Etes-vous blessée, madame ? demande doucement le chevalier en se penchant vers elle.

_ Non, messire, rien de grave… du moins je crois… J’ai eu une telle frayeur !

A présent, elle prend la pose et l’air effarouché, comme si ce n’était pas elle qui venait dans la chambre d’un homme en pleine nuit. Yena lui demande :

_ Que venez-vous faire ici, madame ?

_ Yenon ! aboie Godoire. On ne parle pas ainsi à une femme !

_ Non, messire, dit doucement Aïnelle, votre écuyer a raison. Mon geste est inconvenant, et je vous pris de m’en excuser. Jamais je n’aurais agit ainsi si ce n’était pour vous prévenir… Vous êtes tous les deux en grand danger.

_ Calmez-vous, madame, et racontez-moi tout.

La belle paraît se rassurer au contact des bras forts du chevalier. Elle le regarde droit dans les yeux, jusqu’à ce qu’il les baisse. Elle se lève en s’appuyant sur lui et s’assoit sur le lit, ignorant complètement Yena qui reste assise par terre. Lui reste debout et attrape son épée : il est prêt à se battre. Enfin Aïnelle se remet à respirer normalement et commence à expliquer :

_ Il se passe ici des choses forts étranges, messire, donc je ne pouvais vous parler en présence des autres. Savez-vous qui a alerté le Royaume sur ce qui se passe ici ?

_ Non madame, nous l’ignorons complètement. De plus nous ignorons la gravité et même la nature de vos malheurs.

_ Pour tout vous dire, je suis en danger autant que vous, à présent.

_ Quel danger ?

_ J’ignore si vous saurez me protéger.

_ Je vous protégerais sur ma vie s’il le faut. Quel danger ?

_ Et dire qu’ils pourraient même s’en prendre à votre petit écuyer…

_ Je vous en pris, le temps presse !

A ces mots, Aïnelle paraît bouleversée et des larmes montent dans ses jolis yeux. La rupture avec son contrôle intelligent de la tablée, quelques heures plus tôt, est bien trop nette pour être normal. Il est évident pour messire Godoire que c’est une actrice consommée. Le plus important pour le moment, c’est de savoir dans quel camp elle est. Si seulement il avait la moindre information, il aurait put la mettre dans une situation où elle se serait trahie… mais il n’a pas menti en disant qu’il ignorait tout.

La jeune femme, entre deux larmes, lui dit :

_ C’est un terrible malheur qui menace tout le Château, messire. Il… il… non, je n’arrive même pas à en parler. Il faut fuir, fuir ensemble le plus vite possible, je vous raconterez tous plus tard. »

Le chevalier hésite, sentant le piège sans savoir où il est. Yena par contre pense savoir où il est. Pendant tout le récit, elle observe, très concentrée, les moindres gestes de l’épouse du président. Si jamais elle s’approche trop de son maître… ou qu’elle fait mine de s’évanouir pour être secourue…

Aïnelle se lève, le regard suppliant, une main posée sur la poitrine du chevalier comme pour mieux le convaincre. Une seule main. Parce que de l’autre, elle tient un poignard qu’elle avait habilement caché même pendant sa chute.

Bien plus habile encore, la fillette le subtilise, arrachant un hoquet de surprise à la femme. Elle le flaire. Empoisonné. Du travail facile.

_ Messire, dit Yena en tendant l’arme à son maître, elle cachait ceci.

Messire Godoire soupire. Lui qui se vantait d’avoir sentit le piège… Il avait tellement envie de croire que peut-être Aïnelle s’était repentie et rangée dans son camps qu’il y a cru. Heureusement que Yena n’a pas perdu ses doigts de voleuse.

Enfin peu importe. Ils doivent agir vite. Se voyant démasquée, Aïnelle ouvre la bouche pour hurler et Godoire la lui referme d’un coup sec. Visiblement elle a des complices. Pas le temps de lui demander qui et comment. Il l’assomme et rassemble ses armes pendant que Yena la ligote solidement. Ils récupèrent leurs montures.

Puis tous deux s’enfuient dans la nuit.

Un fois le Château masqué par les collines, messire Godoire s’arrête et dit :

« Le veneur va nous retrouver sans mal, surtout ici. On se sépare. Je l’entraîne le plus loin possible et je tâche de m’en débarrasser, puis je reviendrai discrètement trouver ce qui ne va pas dans ce fichu territoire ! Toi, tu pars à pied, tu rejoins la plaine, tu fouines et surtout tu te tiens tranquille. Ça deviens trop dangereux pour une môme.

_ Messire, vous auriez dû interroger Aïnelle.

_ Je ne peux pas frapper une femme. Evidemment, toi tu n’as pas ce genre de scrupules. De toutes façons, comment aurions-nous put croire une menteuse pareille ?

_ Je ne veux pas vous laisser vous battre seul.

_ Tu me gênerais. File. Si je meurs, tu sais quoi faire.

_ Oui.

_ Parfait.

_ Ne vous battez pas sans moi !

_ Un jour, j’arriverai peut-être à t’apprendre l’obéissance, petite peste. Si tu veux rester mon écuyère, file. »

Yena descend du poney, attrape rapidement un des sacs de l’ânesse, et s’enfonce dans la rivière. Messire Godoire a bien choisit son itinéraire : si elle suit l’eau jusqu’à la plaine, il sera impossible aux traqueurs de savoir que quelqu’un a quitté le groupe. De toutes façons, pour eux, un jeune écuyer ne doit avoir aucune valeur.

L’eau est glacée et la nuit sombre, et la petite fille abandonne son maître au danger. Yena a envie de pleurer. Elle déteste plus que tout cette sensation, alors elle la saisit au fond d’elle-même, saisit aussi sa peur et son impuissance, et les change en colère. Une colère froide et meurtrière, une puissance maîtrisée qu’elle a apprit à lâcher uniquement lorsqu’elle peut en avoir l’usage pour gagner. Yena ne pleure jamais, elle est connue pour ça.

Le chevalier poursuit sa route avec les chevaux. Ni lui ni Yena n’ont évoqué l’idée d’abandonner. Il est un chevalier du Royaume et elle est son écuyère. Le peuple du Royaume a réclamé de l’aide, et ils sont cette aide. Ils font parti des protecteurs du Royaume, guidés par les Sept-Esprits. Si ils ne sont plus ça, ils ne valent pas mieux que des chiens prêts à lécher la main du premier qui les nourrira. Et Godoire est fier que Yena, née hors du Royaume, dans les poubelles de la ville-marchande de Yella, soit aussi attachée que lui à ce principe. Il l’a prise comme écuyère bien que ce soit une fille parce qu’il lui fallait un enfant de sang noble comme écuyer. C’était sa dernière chance de revenir à la Cour du Roi. En y repensant, c’était une décision bien égoïste… Mais au moins il a sauvé la fillette d’un sors sans doute atroce, et elle rend ce don directement au Royaume. Elle est tombé amoureuse de la terre des Sept-Esprits dès qu’elle l’a vue, et depuis ce jour elle sert son maître qui sert cette terre. Le chevalier sait qu’il peut lui faire aveuglément confiance sur un point : jamais elle ne s’enfuira. Elle est écuyère d’un chevalier. Jusqu’à la mort.

Il avance le plus vite qu’il le peut mais sur un chemin inconnu et dans le noir, il préfère ne pas risquer de casser la patte d’une des bêtes. Il réfléchit. Même si Aïnelle avait agit de son propre chef, la retrouver ligotée dans la chambre qu’on lui offrait et lui-même en fuite risque d’énerver un tantinet le maître des lieux. Et il est plus que probable qu’ils soient tous complices des gens ou des choses qui terrorisent la région. Leur accueil mielleux n’était qu’un moyen de le tuer plus sûrement. Ensuite, qui sait ce que Paccariet le petit prêtre aurait raconté au messager du Roi ! Et sans doute personne à la Cour (parmi les rares qui se souviennent de l’existence d’un chevalier Godoire) n’aurait pleuré sa mort ni même son échec. Reste à savoir qui est impliqué, et de quelle façon. Non pas que le chevalier ait tellement envie de les juger. Pour lui, l’essentiel est de trouver rapidement la tête du complot, et de la couper. Voilà quelle est sa mission.

Alors… Esoin, l’homme élu, maître d’un Château trop grand pour ces lieux ? L’inquiétant Sairin, qui se bat comme un guerrier ? Le petit Paccariet, cachant une belle cervelle derrière ses manières d’enfant maladroit ? L’arrogant Raichin, qui ressemble plus à un noble exilé qu’à un berger ? Ou même la belle Aïnelle, qui après l’échec de ‘‘l’accident’’ aurait préféré se charger elle-même de lui donner la mort ?

Sans doute aucun de ceux-là. Le vrai marionnettiste de toutes ces petites destinés doit jouer dans l’ombre depuis le début… Les petites gens ont appelé le Royaume a l’aide, mais n’ont pas précisé de qui ils avaient peur. Ni de quoi.

Car dans ces terres lointaines et trop souvent oubliée, il rôde des choses qui sont une menace envers la vie des hommes par leur simple existence…

Le chevalier voit de la lumière. Un feu. Maintenant, reste à savoir s’il s’agit d’amis ou d’ennemis.

Se fiant aux Sept-Esprits, messire Godoire parie sur « amis ».

Manifestement, ceux d’en face n’ont pas fait le même calcul, vu la façon dont ils attrapent à toute allure bâtons et autres armes improvisés. Ils ne sont que trois et le chevalier pourrait facilement les tuer. Sauf qu’il ne peut pas prendre le risque de tuer des innocents. Il arrête son cheval et lève les mains en signe de paix.

« Holà, compagnons ! lance-t-il, je viens en paix !

_ Qui êtes-vous ?

C’est maintenant que le vrai pari doit être lancé : faut-il dire la vérité ou non ? En tant que chevalier, Godoire ne devrait même pas se poser la question. Mais être chevalier errant pendant plus de quinze ans lui a donné l’habitude de prendre quelques libertés avec Dame Vérité, du moment qu’il sert son honneur au sens large.

_ Juste un pauvre chevalier errant, qui cherche un abri pour la nuit dans ces collines inhospitalières.

_ Vous venez de là-bas ?

Au ton de la voix, le Château est aussi craint que peu aimé par les gens du coin. Parfait.

_ Oui. Mais comme ils ont tenté de me tuer, j’ai préféré prendre l’air quelque temps, histoire de laisser les esprits se calmer.

_ Ils sont à vos trousses.

_ J’en ai peur. Puis-je espérer votre aide ?

_ Qu’est-ce que ça nous rapporte ?

_ Les chevaliers comme moi servent le peuple du Royaume. Disons que ça vous rapportera au sens large. Evidemment, nul n’est obligé de nous venir en aide s’il n’en éprouve pas l’envie…

Messire Godoire baisse légèrement la voix, pour finir sur un ton aussi insinuateur que provocant :

_ … ou si la peur l’empêche d’agir contre ses propres ennemis.

L’homme qui lui faisait la conversation crache par terre en entendant ces mots. A son accent, il doit être un nomade Henji, un éleveur de chevaux. Sauf que si c’est le cas, il doit être séparé de sa tribu depuis un long moment.

_ On n’a qu’une seule vie, mon beau chevalier, et le Royaume nous a oublié depuis longtemps.

Non, il n’est pas assez fier pour être un Henji.

_ Je vois, dis Godoire. Dans ce cas, leur direz-vous que vous m’avez vu et où je suis allé ?

_ Non pas. Qui sait, peut-être que les contes pour enfants se réaliseront bientôt, et qu’on verra un chevalier se dresser contre le méchant pour protéger le faible.

Les compagnons de l’homme ne rient même pas. Ils ont l’air dur de ceux qui luttent chaque jour ne rien gagner d’autre que le droit d’être là le jour suivant. Le Henji poursuit :

_ Si vous suivez ma route, je peux vous mener là où aucun homme du Château ne viendra vous poursuivre.

_ Et pourquoi ça ?

_ Parce qu’elle arrive dans un lieu maudit. J’espère que vous n’avez pas peur des fantômes, messire.

Godoire a surtout peur qu’on lui vole ses chevaux : ce serait une véritable catastrophe. Mais il connaît ces visages fermés et épuisés, trop épuisés même pour espérer. Il pense qu’il peut prendre ce risque. Ces hommes ne le trahiront sûrement pas, ils sont droits et honnêtes comme seuls les gens très pauvres peuvent l’être.

_ J’accepte ton offre, dit le chevalier, et voici pour te remercier.

Il tend au Henji une de ses trop rares pièces. Sans surprise mais avec un certain soulagement, il voit l’autre refuser. Le Henji se retourne et lui fait signe de le suivre. Messire Godoire met pied à terre et s’exécute en tirant ses bêtes derrière lui, prenant à peine le temps de frapper Pomme verte avant qu’il ne le morde. Les deux compagnons de l’homme, toujours sans le moindre mot, éteignent le feu et efface toute trace de leur passage. Difficile de dire si ça va suffire à arrêter Sairin. Pour le moment, la seule préoccupation de Godoire est de suivre la torche de son guide. Derrière lui, il s’enfonce dans la nuit jusqu’au lieu maudit.

Pendant ce temps, Yena a de plus en plus de mal à garder pied dans l’eau. Etant donné qu’elle a dépassé le Château, elle décide de remonter sur la berge près d’un arbre, afin que personne ne puisse distinguer sa silhouette depuis la forteresse. C’est une précaution sans doute inutile, mais penser à laisser le moins de traces possibles l’empêche de penser à messire Godoire, au froid sur ses vêtements trempés et au mystère du Château.

Elle arrive rapidement en vu d’une ferme, ou plutôt d’une maison d’éleveurs : elle ne voit là aucune trace de culture. Elle réfléchit à ce qu’il faudrait dire à ces gens pour qu’ils lui ouvre leur porte et surtout qu’ils l’installent près d’un bon feu. En pleine nuit, alors que tout est éteint chez eux, ça paraît très compromis. Mais il doit faire bon dans la bergerie…

Elle repère la bonne porte à l’odeur et l’ouvre – personne n’a jugé bon de mettre une barre et encore moins un verrou. Elle se glisse à l’intérieur sans réveiller les bêtes et cherche à tâtons une poignée de foin dans les râteliers… en vain : même si il commence à faire frais, c’est encore la belle saison, et les moutons mangent au pâturage. Mais les réserves de foin ne doivent pas être loin, au-dessus d’eux même, si cette bergerie ressemble à toutes les bergeries…

Yena commence à éternuer et à grelotter, et ça c’est mauvais. Mais elle trouve sans trop de mal l’échelle qui mène à l’étage, enlève ses vêtements trempés et se sèche avec le foin. Puis elle enfile le pantalon sec qui était dans le sac, se fait un petit nid douillet dans l’herbe sèche et s’endors profondément. En bas, aucun mouton ne s’est réveillé.

Le jour se lève. Attaché à un arbre, Pomme verte se fait un devoir de hennir assez fort pour remplacer un coq, histoire de rappeler à son maître l’importance de faire des repas régulièrement. En grimaçant, messire Godoire se lève. Evidemment, l’animal ne risque pas de trouver le moindre brin d’herbe ici.

Il pensait que le lieu était horrible à la lueur de la torche. En fait, à la lumière du soleil, le spectacle est encore bien pire : maintenant il voit les détails.

L’endroit maudit est un gigantesque charnier où finissent de sécher des milliers d’os empilés. La viande des victimes a été partiellement dévorée : par endroit, il en reste encore des lambeaux accrochés aux os. Le site existe depuis assez longtemps pour que les débris jaunâtre aient totalement recouvert le sol, dans ce petit recoin entre deux collines. Seuls deux arbres émergent, apparemment aussi morts et secs que tout ce qui se trouve dans le coin.

Au moins, ce ne sont pas des restes d’humains. On trouve à peu près toutes les espèces animales qui dépassent les cinq kilos, dont une très grande majorité de moutons. Mais il y a tout de même assez de chevaux pour mettre Force et Pomme verte très mal à l’aise. En tant que chevalier, l’idée même qu’on dévore un cheval donne à messire Godoire des envies de meurtres. Quel que soit le monstre qui a fait ça, il le regrettera amèrement !

Mais pour le moment, il doit s’occuper en priorité de sa propre situation.

Il est évident que l’autonomat est hanté par une créature abominable, qui terrorise suffisamment la région pour que les gens réclament l’aide du Royaume sans passer par le prêtre des Sept-Esprits. Ils ont sans doute compris que Paccariet n’était pas fiable, pas plus que le maître du Château. Il est possible aussi que tout se soit déroulé dans son dos, dans ce cas c’est un aveugle, et même la ténébreuse chevelure d’Aïnelle ne mérite pas tant de légèreté dans sa tâche. Non, le président de Mouteblanc, le grand veneur du territoire, le prêtre et le représentant des éleveurs savent forcément ce qui se cache dans ces collines. Qui d’autre est au courant ? On a sans doute fait taire ceux qui avaient eut le malheur d’en parler autour d’eux… Sur le trajet menant au Château, messire Godoire et Yena n’ont vu les gens que de loin, apparemment occupés à des activités rurales ordinaires. Est-ce que tout le monde est aussi misérable et désespéré que les trois hommes qu’il a croisé hier ? Ou est-ce que les habitants des riches plaines ont été achetés et sont soumis à l’influence du Château ? Les serviteurs que Yena a croisé au Château étaient gentils et accueillants, et ce n’était sans doute pas destiné à un écuyer maigrichon et aussi aimable qu’une porte fermée. Eux sont sans doute gagnant dans cette situation.

Une créature alliée du pouvoir, capable d’apporter richesse et puissance à ceux qui la serve, et de punir sévèrement ceux qui l’offense… Messire Godoire serait tenté de suspecter un prince du sang mais la tentative d’assassinat prouve bien que la chose craint les chevaliers. Ce qui laisse un certain nombre de suspects sur la liste. Démons, dragons, ogres, géants, griffons, pour ne citer que les plus célèbres monstres au solide appétit capable de manipuler les humains. Oh, il y a aussi les vampires et tous ceux ayant un rapport avec la magie, mais ils n’auraient pas laissé un tel charnier derrière eux. Ce qui est déjà un soulagement : ce sont des ennemis plutôt redoutables, et le chevalier se dit qu’il a déjà assez de problèmes sur les bras.

L’urgence, c’est d’échapper à ses poursuivants. Hélas, il ne voit pas de moyen sûr de se faire passer pour mort, un truc qui lui a sauvé la vie plus d’une fois. Il pourrait rester ici, le temps de découvrir la créature qui dévore autant de bêtes. Ou il pourrait partir discrètement (en plein jour, il pense pouvoir brouiller suffisamment sa piste, même pour Sairin le veneur), mener son enquête, et si besoin est récupérer Yena et aller chercher du renfort. Mais ça serait une fuite à ses yeux, et il rejette cette solution en prétextant que maintenant qu’il n’est plus en odeur de sainteté auprès des autres chevaliers, personne ne se donnerai la peine de venir à son appel.

Pour le moment, il décide d’explorer ces collines, d’interroger tous ceux qui paraissent souffrir de la bête, et d’espionner les autres. Il lui manque encore bien trop d’informations pour agir.

Le bruit des moutons qui sortent réveille Yena qui préfère rester cachée, le temps de pouvoir sortir discrètement. Son expérience lui a appris que certaines personnes détestent qu’on s’introduise chez elles sans permission, même si ce n’est que pour profiter d’un peu de chaleur sans déranger personne.

Une fois les lieux redevenus silencieux, elle enfile sa chemise – encore humide, mais c’est supportable – et descend discrètement. Personne en vue, elle s’apprête à sortir de la bergerie quand une femme arrive, trop brusquement pour qu’elle ait le temps de se cacher. De toutes façons, mieux vaut ne pas agir de manière suspecte maintenant.

« Bonjour madame, dit Yena.

_ Oh ! Tu m’as fait peur ! Mais qu’est-ce que tu fais ici toi ?

_ Veuillez m’excuser. Je cherchais l’hôtesse de ces lieux, est-ce vous ?

_ Ma foi non, c’est ma maîtresse. Je suis juste une servante ici.

La femme a environ vingt cinq ans, elle a l’air forte mais n’est pas habillée en paysanne. En fait, si il y avait une ville dans les environs, elle ne dépareillerai pas parmi les hôtesses d’auberge les plus riches. Sa robe est en lin et elle porte plusieurs bijoux en or.

_ Que lui veux-tu ?

_ Je suis de passage dans le coin, et je cherche de l’ouvrage et un toit pour la nuit.

_ Tient donc ? Tu as quel âge ?

C’est un début prometteur de ne pas être traité de mendiant, et Yena espère bien pouvoir s’incruster assez discrètement pour trouver enfin ce qui ne va pas dans cet étrange autonomat.

_ J’ai 13 ans.

_ Tu parles, tu en fais à peine 8 !

_ Je suis petit parce que je mange peu. J’ai beaucoup marché ces derniers temps.

_ D’où viens-tu ?

_ De Bricoud, j’y ai cueilli les pommes. A présent la saison est passée et je me cherche une place pour passer l’hiver au chaud.

_ Peut-être que tu ne trouveras pas ça ici. Les gens ont plus de serviteurs que d’ouvrage, je le crains.

_ Dans ce cas, je vais redescendre au sud et je passerai l’hiver en ville, à Méliard ou à Souffle, dans un orphelinat du Royaume.

_ Tu es orphelin ? Mon pauvre chéri !

Yena se demande si il passe souvent des enfants seuls cherchant du travail alors qu’ils ont des parents pour s’occuper d’eux. Heureusement, dans le Royaume, aucun enfant ne meurt de faim… ce qui n’empêche pas certains de se mettre à l’ouvrage très tôt pour cela. Normalement, il est interdit de leur faire faire quoi que ce soit qui leur fasse du mal. Concrètement, lorsqu’un parent dit qu’une certaine tâche est bonne pour son enfant, peu de monde dit le contraire, quelle que soit la vérité. Ce qui explique que la grande majorité des enfants vagabonds aient des parents bien vivants, et bien décidés à les retrouver.

_ S’il vous plaît, insiste doucement Yena, pourriez-vous m’aider à trouver du travail pour quelques jours ? J’ai besoin de me nourrir.

_ Suis-moi, je vais te donner du bon lait de brebis tout frais. Et une tranche de pain. Et du fromage, tu verras tu  n’en as jamais mangé de meilleur ! »

Soulagée, Yena suit la servante, Isorra, jusqu’à la maison principale, où elle se fait servir un monstrueux petit déjeuner. Voilà des gens riches et accueillants ! Et tueurs de chevaliers… Mais Yena ne peut pas croire que les gueux comme Isorra, le garçon d’écurie et le personnel du Château aient quoi que soit à voir avec la tentative d’assassinat. Ils avaient tous l’air si sincèrement ravis de recevoir un véritable chevalier ! En même temps, ils n’ont pas l’air d’avoir le moindre problème : même dans les immenses cuisines du Château Yena n’a entendu aucune rumeur intéressante. Ce qui va à l’encontre de tout ce qu’elle sait sur les cuisines.

La maison des éleveurs est petite et sombre, les murs sont couverts de fêlures et les poutres ne sont pas très belles. Seulement, on ne s’en aperçoit qu’au deuxième coup d’œil, le premier étant accaparé par les nombreuses richesses qui s’entassent dans les pièces. De l’avis de Yena, la personne qui a rassemblé ces meubles et ces tapisseries avait de l’argent mais pas le moindre goût, contrairement à celle qui les a arrangé au mieux. Un peu partout, de beaux bouquets d’automne illuminent les lieux de leur mieux. Le tout fait penser à une riche maisonnée bourgeoise qui aurait emménagé dans l’urgence dans une masure d’éleveurs pauvres. Pourtant, ces gens paraissent installés depuis longtemps… Comme beaucoup trop d’autres choses ici, tout cela n’a aucun sens.

Le fromage est effectivement le meilleur que Yena a jamais mangé, c’est déjà ça.

Elle tente d’interroger Isorra, mais ce n’est pas facile d’être discrète quand on a réellement le tact d’une avalanche. Surtout, si elle et messire Godoire sont accusé de quelque chose par le maître du Château, on risque de faire le lien avec elle et de l’arrêter. Si cela arriverai, elle n’aurait qu’à avouer qu’elle est une fille pour que personne ne pense qu’elle puisse être écuyer. Sauf qu’il suffirait qu’elle croise quelqu’un du Château pour être doublement démasquée.

Finalement, elle arrive à en apprendre davantage sur Blanc-Mouton, mais guère plus. Les gens élèvent des moutons, puis ils vendent les moutons, et avec l’argent achètent à manger aux moines paysans du comté de Raillis tout proche. Ils vivent tous riches, heureux et en paix. Chaque bête est payée dix pièces d’or.

En entendant ce chiffre, la fillette manque de s’étrangler. A moins que les moutons ne fassent de la laine en or, il n’y a aucune raison de les payer si cher !  Qui donc peut se permettre de dépenser une telle fortune pour de simples bêtes ? Et par où sont-ils vendus – la route des plaines n’est pas si fréquentée, et la rivière n’est pas aménagée… Par les collines ? Elles donnent sur les Terres Sauvages, à l’extrême limite du Royaume. Aucun acheteur richissime ne peut vivre là. Aucun acheteur richissime humain, en tous cas. A cette pensée, Yena frissonne – et se le reproche aussitôt : un chevalier ne doit avoir peur de rien, y compris des non-humains. Mais la petite fille a déjà rencontré ou affronté un certain nombre de créatures merveilleuses. Elle les redoute en toute connaissance de cause.

Quand elle demande à Isorra qui achète les moutons si cher, la servante se ferme immédiatement et ment en parlant de marchands. Elle reste souriante, mais Yena a passé les six premières années de sa vie à Yella la ville des rats, elle sait reconnaître une hypocrite, un danger et de l’or véritable. Toutefois, ne sachant pas comment lui arracher la vérité sans la brusquer, elle abandonne le sujet et se concentre sur son lait. Messire Godoire le lui a interdit, mais puisqu’elle doit passer pour un petit travailleur, elle en profite pour lécher son bol d’une façon fort peu chevaleresque.

Elle propose d’aider Isorra pour la remercier du repas, au moins jusqu’à ce que le maître ou la maîtresse de la maison rentre et décide de son sort. Celle-ci accepte bien volontiers. Cependant, elle reste peu bavarde jusqu’à la fin du jour, surveillant Yena du coin de l’œil et lui posant plus d’une question-piège, heureusement faciles à déjouer pour quelqu’un qui a déjà vu le monde à plus de cent kilomètres de là.

Autour du chevalier s’exhale une odeur de pourriture. Les larmes aux yeux malgré lui, il met un tissu autour de son visage pour se protéger de la puanteur et des mouches. Il se trouve dans un cloaque immonde, une modeste dépression entre deux collines qu’on a artificiellement remplie d’eau avant de laisser le tout stagner quelques années. Avec peut-être le corps d’un ou deux opposants dedans, histoire d’épaissir ce bouillon du diable.

Le plus étonnant, c’est qu’apparemment tous les habitants des collines vivent regroupés ici. Les maisons sont construites en dur, ce qui date sans doute d’avant la création de la mare : leur disposition rappelle plutôt un village dont on aurait remplacé la place principale par de l’eau croupie… Une grande place, dans ce cas, mais ça colle. Les habitants sont chargés de charrier les os, et passent le reste de leur temps à chercher de quoi manger, sans jamais sortir des collines stériles. Ils paraissent résignés à leur triste sort. Mais ils ont au fond des yeux la lumière de ceux qui n’ont rien à perdre… Si le chevalier arrive à les convaincre, ils feront des alliés redoutables. Sinon, ils le tueront sans aucune hésitation. Pour le moment, il tente surtout de comprendre ce qui ce passe dans cet autonomat, et on ne peut pas dire que l’homme qu’il interroge lui facilite la tâche.

C’est un vieil homme, petit et large, qui ressemblent à un crapaud ridé. Ses yeux paraissent aveugles et il passe son temps à tripoter une canne épaisse. De temps en temps, il part d’un rire chuinté (qui est peut-être une quinte de toux, en fait) et paraît près de s’étouffer. Puis il crache et ça s’arrête. Il pue comme si il venait de prendre un bain dans l’eau fétide.

« Qu’est-ce qui a mangé les bêtes ? demande le chevalier

_ Hiiiiiiiiiiishiiishiiiiiiishiiiiiiiii… une grosse bête, bien sûr, les grosses bêtes mangent les petites bêtes !

_ Et c’est quoi comme bête ?

_ C’est une énooorme bête… hiiiiiiiiiiishiiiiishiiiiiiiiiiiiii.

_ Pourquoi restez-vous ici ? Qui vous retiens ?

_ Pourquoi partir ? Il n’y a que les ténèbres au-dehors !

_ Est-ce qu’on vous menace ? Est-ce que qu’on vous a lancé un sortilège ?

_ Si c’était le cas, tu serais mal parti hiiiiiiiiiiiiiiiishiiiiiiiiiiiiiiishiii toi aussi, non ?

_ Est-ce que c’est un dragon ? Est-ce qu’il y a un dragon qui dirige cet autonomat ?

_ Allons, mon garçon, les dragons sont tous morts de nos jours… Hiiiiiiiiiiishiiiiiiiiiiiiishiiiiiiiiiiii tu devrais le savoir pourtant ? Avec ta grande épée ?

_ J’essaye de vous aider ! Je vais combattre ce qui vous oblige à vivre ici et tous vous libérez ! Je suis un chevalier, faites-moi confiance !

_ Tu n’es pas le premier… Tu veux voir l’autre ?

Godoire suit le vieillard qui se traîne maladroitement, en le tenant par la main. Il doit se dépêcher de retourner auprès des chevaux, maintenant qu’il a repéré une bonne douzaine de gaillards affamés et prêts à tout. Mais si le vieux n’était pas fou et qu’il y ait vraiment un autre chevalier ici, ça changerait tout !

_ Le voilà, le très brave… hiiiiiiiiiiiiiiiiiiishiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiishiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii…

Le vieil homme a conduit le chevalier devant un cadavre, dont il ne reste que les os sous une armure rouillée. Personne ne s’est donné la peine de l’enterrer. Ce n’est pas la première fois qu’on fait à Godoire ce genre de blague. Et jusqu’à présent, il y a toujours réagit de la même manière.

Il attrape le vieux et le jette à terre, puis le menace du poing et gronde :

_ Maintenant, j’aimerais avoir de vrais réponses à mes questions, avant que je ne me fâche. »

L’autre chuinte sous lui, sans répondre. Difficile de dire si il s’étouffe ou si il se moque de lui.

« Messire ? intervient alors un des hommes, qui était jusque là resté aussi indifférent que si le chevalier était invisible.

Godoire se redresse et (sans lâcher sa victime) réponds :

_ Oui ?

_ C’est un géant. Marcimillian. C’est lui notre maître.

De surprise, le chevalier lâche le vieux qui gémit en touchant le sol, puis s’enfuit en crabe aussi vite qu’il le peut. L’homme qui est intervenu ressemble à n’importe quel paysan du Royaume, même si un examen minutieux distingue sous la crasse qu’il est très jeune, prématurément vieilli par la dureté de sa vie.

Le garçon lui raconte toute l’histoire… du moins, le peu qu’il en sait :

_ Il dormait ici, dans les collines, dans le temps. Puis il s’est levé il y a cinq ans et il a voulu qu’on lui construire une maison à sa taille. Et on a fait le Château. Il donnait beaucoup d’or. Puis il s’est mis à manger nos moutons, il lui en fallait toujours plus. On a commencé à protester, à dire qu’il allait détruire tous les troupeaux. Et les gens ont commencé à disparaître. On disait qu’il les mangeait. Alors, avec mon père et mes frères et mes cousins et des voisins, on est tous allé attaquer le Château. Et ceux qui ont survécu, ils sont ici, dans les collines. Personne ne peut s’en échapper.

_ Pourquoi ?

_ Le grand veneur et ses piquiers… Ils nous repèrent sans problèmes, et tuent tous ceux qui tente de s’enfuir. A moins qu’on ne parte vers les Terres Sauvages. Certains le font. Les fous. Personne n’en est jamais revenu.

_ Ce n’est pas le géant qui vous garde enfermé ?

_ On n’en sait rien. On ne le voit jamais ici. Il est aidé par des gens, qui le cachent pour que personne ne sache qu’il est là, et surtout pas un chevalier.

_ Qui donne les ordres ? Eux ou lui ?

_ Je ne sais pas.

_ D’où viens cet or ?

_ Je ne sais pas.

Un silence. Le chevalier sait que les détails sont secondaires : il est devant un système abominable, il doit le combattre et le monstre avec. Par contre… comment venir à bout d’un géant à lui tout seul ?

Au moins, il a laissé Yena en sécurité, dans la plaine.

Le maître d’Isorra est plutôt farouche comparé aux autres habitants que la fillette a rencontré jusque là. Il aurait pourtant un visage aimable sans son attitude étrange, menton dressé fièrement et regard fuyant, comme un noble qui serait mis face à quelque chose de perturbant qu’il refuserait à tout prix de voir. Sauf qu’en face de lui, il n’y a que Yena, plutôt intriguée par son manège.

Faril Imieu n’est pas un méchant homme et il accepte volontiers d’engager ‘Yenon’ le temps qu’elle reprenne des forces. Seulement voilà, il faut bien vite qu’elle reparte, pas question de la garder tout l’hiver. Emmia Imieu, sa femme, est d’accord avec lui. Elle paraît épuisée, fanée avant l’âge, comme quelqu’un qui vivrait en permanence auprès de son pire ennemi et qui relâcherait sa tension dès que celui-ci n’est plus en vue. Difficile de dire pourquoi cette image vient à l’esprit de Yena. Les deux maîtres des lieux ont une attitude étrange et ne paraissent pas aussi satisfaits de leur vie qu’Isorra la servante ou que les travailleurs du Château.

Ils ont un enfant de dix ans, Yaril, une véritable peste pourrie gâtée que personne n’ose mettre au travail, et qui passe ses journées désœuvré. Apparemment, ses parents comptent sur ‘Yenon’ pour l’occuper le temps qu’on lui trouve une besogne à sa mesure. L’enfant n’a pas l’air ravi par cette idée, il lui lance un regard hostile avant de lui tirer la langue, l’air de dire : je ne te connais pas et je te déteste. Elle n’est pas douée pour se faire des amis de son âge, surtout quand ils sont d’emblée hostiles, et préfère l’ignorer. Pour le moment, elle se demande surtout si il y a moyen de tirer les vers du nez des maîtres qui ont l’air si peu satisfaits de leur sort. Pourquoi pas ?

C’est au moment où elle va se lancer qu’un berger voisin entre en trombe dans la maison. Faril sors aussitôt avec lui pour tenir une conversation mystérieuse, ce qui intéresse grandement la fillette qui se demande comment se rapprocher d’eux discrètement. Emmia et Isorra partent pour une mystérieuse tâche, tout en rappelant aux enfants qu’ils n’ont qu’à jouer ensembles jusqu’à l’heure du dîner. Comme si ça tentait le moins du monde l’un des deux. Au moins Yaril trouve un moyen de s’amuser : il lui explique à quel point son père est riche, à quel point lui Yaril est chanceux et couvert de cadeaux, et à quel point Yena est pitoyablement pauvre. Perdue dans ses plans, elle l’ignore toujours, aussi il passe à l’attaque et la traite de tous les noms sans pour autant oser les dire à voix haute. Il faut qu’elle se débarrasse de ce pot de colle… ou qu’elle l’utilise.

« Hé Yaril, tu sais que j’ai des poux ?

_ Beurk ! T’es dégoûtant ! C’est ignoble !

_ Tu es sûr que tu ne veux pas voir ? »

Faisant mine d’attraper quelque chose dans ses cheveux, elle le menace ensuite de le toucher avec. Poussant un hurlement, l’autre s’enfuit. Il ne reste plus à la fillette qu’à le poursuivre un peu, puis à le laisser hurler tout seul et à se glisser discrètement près de Faril – en espérant que la discussion ne soit pas encore terminée. Heureusement, elle arrive juste à temps pour lui entendre dire que tous les bergers de la plaine livreront leurs bêtes ce soir au Château : une occasion magnifique si elle sait la saisir !

Et quand on lui demande d’aller faire une course parfaitement inutile dans la direction opposée à celle du Château, elle ne peut que bénir les Sept-Esprits décidément bienveillants aux écuyères dans le besoin.

Le chevalier Godoire a réussi à rassembler la plupart des hommes du village des collines. Ils paraissent hébétés ou sourdement hostiles, mais aucun ne montre de violence ni la moindre tentation de le dépouiller, ce qu’il prend pour un signe très encourageant. Il sait que ce qu’il va dire et la façon dont il va le dire seront déterminants dans les prochaines minutes, et ce n’est pas de la peur qu’il ressent mais une légère pression du poids de ses responsabilités. Il commence d’une voix forte et assurée, laissant parfois transparaître une pointe de colère contre leur ennemi commun :

« Prisonniers ! Ecoutez-moi ! Je suis le chevalier Godoire et je suis ici pour délivrer votre autonomat du géant qui s’y engraisse ! Aidez-moi et je vaincrais ce monstre !

En face, les hommes ne réagissent pas… en apparence du moins. L’espoir leur est devenu une torture et ils le refusent autant qu’ils peuvent. Sauf qu’un homme ne peut jamais totalement renoncer à espérer. Un homme large d’épaule, qui a dû être très costaud avant que le manque de nourriture ne fasse fondre ses muscles, intervient d’une voix grave :

_ Vous aider ? En nous faisant dévorer pour que vous puissiez vous enfuir ?

Godoire a du mal à cacher la fureur qu’il ressent. Jamais il n’a été aussi insulté de toute sa vie pourtant riche en humiliations. Et ce n’est pas lui qu’on insulte, c’est toute la chevalerie et ses principes les plus sacrés. Et certains de ses interlocuteurs ne l’ont pas oublié, à voir la façon dont ils regardent les deux hommes, comme s’ils s’attendaient à ce qu’ils en viennent aux mains. Ce qui, pour Godoire, est une perte de temps. Il se défend :

_ Mon rôle est de servir et de protéger le peuple du Royaume des Sept-Esprits, dont vous faites partis ! Et vous délivrer est une priorité !

Cette fois, les hommes rient. Un rire sombre et menaçant, un rire de damnés, un rire qui indique qu’ils savent qu’être sauvés, ça ne peut arriver qu’aux autres.

_ J’ai besoin de votre aide pour trouver le point faible du géant. Comment le faire sortir du Château, quel genre de piège le tuerai ? J’ai besoin que vous me disiez tout ce que vous savez ! Je… »

Les hommes repartent sans lui faire l’aumône d’un regard supplémentaire. Il n’a pas réussi à faire naître l’espoir. Il a échoué. Jamais il n’aurait dû avouer qu’il ne sait pas comment réussir ! Comme si il ne savait pas, depuis tout ce temps, que pour être suivi peu importe d’avoir tort ou raison, l’essentiel c’est d’être catégorique.

Il a besoin de renseignements, et ça au moins il sait comment les trouver. Il est temps d’utiliser les mots magiques : « J’ai un plan. »

L’espoir est une drogue dont personne ne peut se passer bien longtemps. Certains – pas tous, mais même ceux qui s’éloignent se trouvent une tâche à faire à portée d’oreille – s’arrêtent et écoutent.

« Comme vous l’avez remarqué, j’ai besoin de renseignements pour agir. Je vais donc aller en chercher là où ils sont. J’ignore comment tuer le géant mais je suis un chevalier, et les chevaliers savent se battre contre les humains. Faites-moi confiance pour ça.

Un homme voûté, presque rabougris, lui demande :

_ Vous voulez aller au Château ? Tout seul ?

_ Non, pas sans savoir ce qui m’attends. Mais Sairin et tous ses hommes doivent être à ma poursuite à l’heure qu’il est. Il ne rêve que de me battre définitivement. Ce sera facile de le piéger.

_ C’est impossible. »

Autour du chevalier, tout le monde paraît du même avis. Seuls leurs yeux démentent leurs voix calmes et résignées. Ici et là s’est allumée une petite étincelle de folie. Un grain d’espoir. Godoire est soulagé : si il réussit son pari, ils seront tous prêts à se battre à ses cotés. Et il risque d’en avoir besoin.

Un caillou atteint Yena à la nuque. Elle touche la plaie : elle saigne légèrement. Sans se retourner, elle se penche, attrape un caillou au sol, puis fait face à son adversaire et tire en un instant. Après quoi elle continue son chemin sans vérifier que son jet a fait mouche : le ‘‘aïe’’ de l’enfant est une preuve suffisante. Elle a prit un caillou rond et visé le ventre, histoire de faire peur sans blesser, puisque ce n’est qu’un gamin. Yaril a son âge et il est presque aussi grand qu’elle, mais elle se sent toujours incroyablement plus mûre que les enfants qui jettent des cailloux aux étrangers parce qu’ils sont étrangers. Pareil pour les adultes, d’ailleurs.

Maintenant qu’elle est débarrassée de lui, elle est bien décidée à aller fourrer son nez là où personne ne le demande. Elle marche d’un pas décidé vers un petit troupeau visiblement en route vers la fameuse vente. Les bergers, méfiants, l’arrêtent :

« Qu’est-ce que tu viens faire ici petit ?

_ Maître Raichin m’a demandé de vous aider.

_ Qui tu es ?

_ Un travailleur saisonnier. Maître Raichin m’a embauché aujourd’hui.

_ Pourquoi il aurait fait ça ? On a tout le monde qu’il nous faut dans la plaine, pas besoin d’en rajouter.

_ Je sais, les autres aussi m’ont dit ça… Mais maître Raichin m’a promis du travail, il m’a tout raconté et m’a dit qu’il aurait du travail pour moi, c’est très important…

Yena se force à adopter une voix pleurnicharde. Elle a tout misé sur le fait que Raichin, ‘représentant des éleveurs’, n’était pas du genre à se mêler aux petites gens : ils doivent donc ignorer pas mal de choses sur sa vie privée. Par contre, si les nouveaux embauchés sont sensés être présentés officiellement d’une manière ou d’une autre, elle est cuite.

_ Pourquoi il t’a embauché ? Tu es de sa famille ?

Gagné.

_ Oui, c’est le frère de ma mère. C’est la première fois que je le vois, je vis loin de l’autonomat. Même mon père ne sait pas comment ça marche ici, mais ma mère m’a expliqué, et maître Raichin aussi, et qu’il y avait du travail pour moi mais personne ne veut que je l’aide… »

Les bergers se regardent, hésitent. Puis ils acceptent.

Yena ne pose pas de questions puisqu’il vaut mieux qu’elle soit discrète. Elle se contente d’écouter. Apparemment, ils vont livrer leurs bêtes directement au Château et être payé sur place. Ils regrettent de ne pas pouvoir dépenser l’argent dans une ville, mais comptent bien commander de nombreuses choses aux itinérants. Après avoir jeté un coup d’œil en coin à Yena, le chef du groupe rappelle qu’ils doivent être le plus discret possible, afin que la prospérité de Blanc-Mouton n’attire pas de brigands. Apparemment, c’est la version officielle.

La fillette se demande comment ils peuvent accepter de vivre sans se poser de questions, livrer leurs bêtes à quelque chose de non humain pour ensuite ne pas avoir le droit de dépenser le prix de leur obéissance comme ils le désirent. Que peuvent-ils gagner à agir ainsi ? Comme si ils faisaient semblant d’être heureux pour se convaincre eux-même d’avoir pris la bonne décision.

Aux sujet des gens comme eux, messire Godoire disait… disait… disait que certains sont prêts à ouvrir les yeux si on peut les convaincre. Mais les autres se battent férocement pour ne pas admettre qu’ils ont eu tort depuis le début, et pour ne pas voir ce qu’ils n’ont pas envie de voir.

Autant dire qu’en cas de danger, elle ne pourra pas compter sur une grande aide.

En même temps, elle est écuyère du Royaume, c’est elle qui doit aider le peuple des Sept-Esprits, pas l’inverse. Même si ceux-là l’énervent tout particulièrement. Surtout quand ils commencent à raconter comment un faux chevalier a abusé de l’hospitalité du Président pour agresser son épouse, avant de s’enfuir lâchement malgré la lutte héroïque de la garde du Château. Elle a beau se répéter qu’ils ne peuvent pas savoir de quoi ils parlent, ça ne l’empêche pas de grincer des dents plus d’une fois.

Une fois arrivée au Château, Yena cache sa figure sous son capuchon pour éviter que Faril Imieu, ou pire, qu’un serviteur sachant qu’elle est écuyer ne la reconnaisse. Tout se passe bien : les moutons entrent dans la cour, les bergers sont payés, et chacun est si occupé par la transaction que personne ne prête à attention au gamin tout en jambes qui paraît savoir tout seul ce qu’il a à faire.

L’écuyère traverse plusieurs fois la cour, l’air toujours très affairée, transportant parfois quelque chose d’un coté à l’autre : l’expérience lui a appris qu’un enfant sûr de lui est à peu près aussi invisible qu’une servante laide et indispensable. A présent, elle est sûre : les moutons vont tous être tués sur place et donnés au Maître. Visiblement ce Maître n’est pas humain. Il est en tous cas doté d’un appétit d’ogre. Il ne reste plus qu’à trouver un moyen d’accompagner les carcasses… Enfin non, peut-être pas. Pas tant qu’elle ignore si le Maître est le genre de créature capable d’avaler une petite fille d’une seule bouchée, couteau ou pas. Il faut qu’elle se montre prudente.

D’un autre coté, il faut qu’elle rejoigne messire Godoire, et il est évident pour elle qu’il passera ici et vaincra le monstre qui se terre dans ce Château. Mais quand ? Elle a beaucoup menti, et Raichin a dû donner des ordres pour qu’on le renseigne sur tous les étrangers qui tenteraient de se cacher dans la plaine. Quelqu’un va forcément parler du petit orphelin qui tentait de trouver du travail, qu’on a envoyé faire une course et qui n’est jamais revenu… Sans oublier le neveu de maître Raichin lui-même. Yena est donc obligée de se trouver une excellente cachette ou de fuir vers les collines. Et elle refuse de se présenter devant son maître sans avoir au moins des renseignements sur la créature qu’ils doivent combattre.

La chance (les Sept-Esprits, corrige messire Godoire dans sa tête) la favorise alors, sous la forme d’un grand coup de pied qui l’envoie à terre et d’une voix tonnant :

« Alors, tu vas passer la nuit ici ! Au travail gamin ! Je n’aime pas les fainéants moi ! »

L’homme ressemble à un colosse, et à voir son tablier de cuir taché de sang c’est un boucher. Il ne se donne même pas la peine de jeter un deuxième regard à Yena. Tous ceux qui occupent la cour d’honneur, à présent, sont là pour s’occuper des moutons qui bêlent désespérément. Il y en a au moins une cinquantaine, encadrés par une dizaine d’hommes et de femmes qui les guident vers un bâtiment juste à coté des écuries. Il y a plusieurs adolescents parmi les bouchers et Yena suppose qu’on explique son jeune âge par la présence d’un parent ou d’une grande sœur. Le maître boucher (celui qui l’a frappée) dirige la manœuvre en criant assez fort pour paniquer certaines bêtes. Elle accourt pour aider les autres et s’engouffre avec eux dans la minuscule remise, bien trop petite pour les cinquante animaux qu’elle contient pourtant bel et bien.

En réalité, les planches de bois sont là pour éloigner les regards indiscrets d’un immense tunnel, descendant en pente douce dans les caves du Château. L’écho des bêlements devient très vite insupportable. L’odeur est bien pire encore : on sent la mort ici, et si les moutons n’étaient pas en partie coincés par les parois du tunnel, il y aurait une belle débandade. Enfin, tout le monde entre dans une salle gigantesque, dont la forme rappelle une grotte, mais qui a été incontestablement construite par la main de l’homme puisqu’elle est bâtie en pierres taillées. Deux arcs brisés en forment la voûte. Le boucher referme le tunnel qu’ils viennent de prendre avec une énorme pierre. Puis tous se mettent au travail.

Un travail long, horrible et épuisant.

Monté sur Force, messire Godoire se détache nettement au sommet de la colline. D’autant plus nettement qu’il a le soleil couchant dans le dos. Pourtant, il faut bien deux minutes aux pisteurs qui arpentait les berges de la rivière pour le repérer. Au moins, ils donnent l’alarme à une vitesse très satisfaisante.

Le chevalier fait volte-face et galope en suivant le trajet qu’il a établit : suffisamment de tours et de détours pour permettre à ses poursuivants de le rattraper, tout en faisant croire qu’il est perdu… mais il traverse plusieurs lieux maudits où les pisteurs n’ont sûrement ni le droit ni l’envie de mettre les pieds.

De fait, quand les hommes le rattrapent, ils ne sont que cinq en plus du grand veneur.

Le chevalier entre en trombe dans le premier charnier, et d’un coup d’épée fait tomber sur eux une pile d’os soigneusement installée en tour branlante. Un hurlement d’horreur retentit derrière lui. Plus que trois. Une autre pile a raison du bras d’un pisteur et du courage de l’autre. Par contre, celui qui reste aux cotés de Sairin a un arc et paraît capable de s’en servir à cheval, et ça c’est mauvais. Godoire se penche et attrape un os qu’il lance avant que l’autre n’ai put tirer sa flèche. En équilibre déjà précaire, il tombe comme un débutant. Pendant ce temps-là, le grand veneur n’a pas jeté un seul coup d’œil à ses hommes et frappe furieusement son cheval pour rattraper enfin le chevalier. Mais même vieux, Force est un cheval de bataille de pure race, capable de distancer sans mal la bête de Sairin… Ce qu’il fait.

Godoire entraine son ennemi toujours plus profondément dans son nouveau territoire, puis, lorsqu’il estime qu’ils sont à présent tranquille le temps nécessaire, il fait demi-tour et attaque.

Sairin ne réalise toujours pas qu’il affronte un chevalier dans un face à face. Il croit toujours être l’agresseur. Ainsi le pouvoir trompe les hommes.

Au premier assaut, les deux hommes sortent leurs épées. Sairin attaque le premier d’un coup de taille au flanc, mortel sur un homme sans armure. Godoire pare le coup et du même mouvement enveloppe la lame de son adversaire qu’il lui fait sauter des mains. Et avant que Sairin n’ai le temps de comprendre son erreur, il l’assomme proprement avec la garde de son épée. Il ne lui reste plus qu’à arrêter le cheval paniqué de son ennemi et d’amener sa proie au village du marais. Au moins, le cheval de l’autre devrait lui permettre de se faire quelques alliés sur place.

A présent se dressent deux tas sanguinolents : l’un de viande et d’os, et l’autre de déchets. L’atmosphère est irrespirable et Yena lutte pour ne pas s’évanouir. Elle a l’impression d’être au cœur d’un cauchemar, dans la tanière de l’un des quatorze mille démons. Autour d’elle, tout le monde est dans le même état, à part le maître boucher qui est très satisfait de leur travail. Enfin c’est le moment de sortir, de retrouver l’air libre !

Il faut trois personnes pour sortir le tas de déchets et aller le jeter dans les collines. En entendant cela, elle se rappelle que sa situation est loin d’être jouée, et se propose pour les aider malgré son épuisement. Une fois là-bas, elle devrait réussir à rejoindre son maître. Les collines ont l’air grandes, c’est vrai, mais soit il a trouvé refuge dans un village, soit il a dressé son campement selon des critères qu’elle connaît, aussi elle ne doute pas un instant de le retrouver.

Par contre, elle a pris beaucoup de risques pour peu de résultats au final… Elle chuchote à l’un des aides du boucher :

« Est-ce qu’il va tout manger d’un coup ?

La croyant au courant de tout, l’homme lui répond :

_ Sans doute, il n’aime pas laisser la viande pourrir. Mais par contre après on est tranquille pour  une bonne semaine. C’était ta première fois, non ? Tu t’es bien débrouillé.

_ Merci. J’avais peur, je croyais qu’il venait quand on était encore là.

_ Non, non… Il y a longtemps que plus personne ne l’a vu. Moi-même je ne l’ai jamais vu. Tu vois la porte là-bas ?

Yena se demande comment elle a pu ne pas remarquer cette porte : en bois noir, cerclée de fer massif, elle est assez grande pour laisser passage à un géant.

_ Oui, je la vois.

_ Et bien, quand on est tous sortis, le chef actionne cette cloche là, et il entre. Il mange et il laisse les os, qu’on vient chercher deux jours plus tard. Faut croire qu’il aime bien ronger les os, mais pas les manger.

_ Et le reste du temps, il vit où ?

_ Oh, dans le Château, sûrement… Mais on ne s’en rend pas du tout compte, tu sais. Il est très discret. Moi ça fait 3 ans que j’y habite, et je ne l’ai jamais entendu ! Et toi, tu habites au Château ? Je ne t’ai jamais vu !

_ Je suis venu aider, je viens d’arriver.

_ Tu es d’où ?

_ Excusez-moi monsieur mais là j’étouffe ! Je vais aller avec ceux qui jettent les morceaux plutôt que de nettoyer, je me sens vraiment trop mal…

_ Haha, je comprends petit… Au début ça fait ça. Tu as même sacrément bien tenu le coup !

_ Merci monsieur, au revoir.

_ File vite, ils ne vont pas t’attendre ! »

Sans demander son reste, Yena s’en va. Personne ne lui pose la moindre question, tous sont épuisés aussi. Le ‘tri’ a été fait très grossièrement et finalement il n’y a pas grand chose à jeter, mais son aide est la bienvenue. Ils passent par un autre tunnel – minuscule – et descendent encore d’un niveau : ils sont à présent au niveau de la plaine, puisque la cour du Château est surélevée. Calcul confirmée par une branche souterraine de la rivière, sur laquelle se trouve une barque. Ils montent à bord et utilisent les cordes fixées le long des murs pour remonter le courant.

Enfin les voilà à l’air libre. Yena inspire et a l’impression de se purifier. Deux de ses compagnons rament pour remonter la rivière, elle et le troisième homme n’ont rien à faire. Elle en profite pour se laver de son mieux dans l’eau glacée, même si elle se salira à nouveau en transportant les tripes encore fumantes les Esprits savent où.

En tous cas, ce souterrain est une fameuse aubaine : messire Godoire pourra traquer la mystérieuse bête jusque dans sa tanière sans se faire arrêter par les gardes !

Un chevalier doit protéger le faible contre le fort. Cette règle simple peut être interprétée de plusieurs manières dans une situation ambiguë. Par exemple, un redoutable ennemi fait prisonnier et attaché est-il faible ou fort ? A-t-on le droit de le frapper pour le forcer à parler ? Jusqu’où un défenseur du Bien peut-il faire le Mal pour réussir ?

Godoire n’a jamais trouvé de réponse à ces questions. Il porte en lui le remord d’avoir torturé ses ennemis et celui d’avoir laissé des gens souffrir en étant trop généreux avec leurs bourreaux. Pour le moment, il préfère essayer de faire craquer Sairin par la peur plutôt que par la souffrance. Si ça échoue… il décidera à ce moment-là.

De toutes façons, il y a largement ici de quoi terrifier un homme cruel et imaginatif. Sairin n’a sans doute jamais mis les pieds dans le paysage de cauchemars qu’il a créé. Il est seul, entouré d’ennemis pleins de haine que la grande épée du chevalier fait reculer de temps en temps – mais dont les yeux rappellent ceux des loups affamés guettant la seconde où le feu s’éteindra… Le grand veneur sait très bien ce qu’il ferait à leur place, c’est pourquoi il a si peur. La nuit augmente encore leur nombre en rajoutant dans son esprit toutes les ombres de la place. L’eau saumâtre ajoute aussi à son inconfort : messire Godoire lui plonge la tête dedans à intervalles irréguliers, et l’homme a déjà vomis deux fois. Le chevalier conduit son interrogatoire lentement, laissant soigneusement la tension monter dans son prisonnier. Pour le moment, Sairin nie. Aucune importance. Ce n’est que le début.

Ils entendent alors un appel : quelqu’un veut parler au chevalier. Confiant le veneur à Ianisse, l’homme qui lui a parlé du géant, Godoire va voir de quoi il s’agit. Les hommes, très excités, tiennent ‘un espion’ : depuis que Sairin a été capturé, ils se croient vraiment en guerre et ont enfin hâte d’agir.

‘‘L’espion’’ est un gamin puant le sang aux yeux immenses… Yena, bien sûr. Comme si cette maudite gamine pouvait se tenir tranquille sans être enchaînée au fond d’une douve. Immédiatement, messire Godoire la libère et vérifie qu’elle va bien, que les traces qui la recouvrent ne viennent pas de blessures. Elle n’a rien, ses ‘attrapeurs’ ne lui ont même pas fait un bleu. Soulagé, le chevalier lui passe un savon rapide et lui demande si elle a du nouveau. Elle lui adresse son plus beau sourire de canaille de Yella, celui qui rappelle qu’elle est tout à fait capable de battre ses ennemis par traîtrise et qu’il est toujours très risqué de lui faire confiance… Celui qu’elle a quand elle est contente d’elle. Oui, elle a du nouveau.

A présent, Godoire sait beaucoup de choses. Et il est bien décidé à apprendre le reste. Il rejoint Sairin qui a perdu beaucoup de son assurance depuis que Ianisse lui tient une pierre très tranchante sur la gorge. Les véritables armes sont bien sûr interdites ici, mais Ianisse arrive à se raser avec cette pierre et il a tenu à ce que son prisonnier le sache. Tout autour, les autres tente de le convaincre de tuer le grand veneur et plusieurs d’entre eux sont prêts à se lancer à l’assaut du Château et du géant. L’arrivée du chevalier calme un peu les esprits. Pas beaucoup. Ianisse lâche le prisonnier, qui tombe lourdement dans l’eau croupie. Les gens qui l’entourent, indifférents aux éclaboussures puantes, sourient d’un air ravi en le voyant se débattre ligoté dans les quelques centimètres d’eau.

Avec un soupir, Godoire l’attrape et le soulève. Il reprend son interrogatoire :

« Parle-moi du géant.

_ Il n’y a pas de géant.

_ Très bien, si tu préfères, parles-moi de l’or.

Sairin cligne des yeux, surpris. Cela n’a duré qu’un instant, mais c’est suffisant – surtout avec les voix qui se mettent à gronder de tous les cotés en entendant le mot ‘‘or’’.

_ Je ne sais rien sur l’or, affirme le prisonnier.

_ Tu mens. Je sais que tu mens. Tu sais que je sais que tu mens. Et surtout, eux tous, ils savent que tu mens.

_ Libérez-moi !

_ Au milieu de tes victimes ? Par les Esprits, tu veux déjà mourir ?

_ Je ne sais rien !

_ Alors, tu ne me sers à rien. Très bien. Yenon !

_ Oui messire ?

_ Ne regarde pas. Cela est indigne d’un chevalier.

Docilement, Yena se retourne. Elle entend le chuintement de la lame de messire Godoire. Puis les cris terrifiés de Sairin :

_ Non, non, pitié, je vais tout vous dire ! »

Yena sourit. Le bluff a marché.

Ainsi, tous entendent l’histoire de Marcimillian le géant et de l’autonomat de Blanc-Mouton.

Blanc-Mouton s’est longtemps appelé Lirron, et appartenait au comte de Lirron. Un jour, un géant attaqua le territoire et fit de nombreuses victimes sans que le comte ne bouge le petit doigt. Les survivants réclamèrent la justice du roi, qui envoya un de ses magiciens combattre le géant, puis retira le territoire au comte et l’offrit à ses habitants, en autonomat. Mais le magicien ne parvint pas à tuer le géant, seulement à l’endormir profondément. Il le cacha au fond des collines, alors pleines de vie mais qui commencèrent à se flétrir de plus en plus vite. Les habitants s’en préoccupaient peu : la tête leur tournait encore de cette liberté toute nouvelle. Ils ne parvenaient même pas à s’entendre sur le nouveau nom de leur autonomat. Sairin, qui avait fait la guerre dans plusieurs pays voisins, revint alors dans son village natal. Il compris vite l’intérêt que pourrait avoir ce petit Etat à la dérive pour quelqu’un d’ambitieux.

Et justement, ambitieux, Raichin l’était. Sauf que son véritable nom était Roillard des Merises : c’était un noble chassé de la Cour qui était prêt à tout pour retrouver son train de vie sans subir la dureté de la vie de chevalier errant. Malheureusement, ni Roillard ni Sairin ne parvinrent à convaincre les habitants de Mouteblanc de se laisser diriger par leurs bons soins. Ils demandèrent alors l’aide de deux compères qu’ils avaient connus, deux excellents comédiens capable de gruger les plus habiles : Errike et Aïnelle Esoin, auxquels succombèrent immédiatement les bergers qui les prirent pour dirigeants malgré leur statut d’étranger. Ils se partageaient le pouvoir et ses bénéfices tous ensembles, et même si c’était peu de choses, ils en étaient satisfaits… Jusqu’à l’arrivée de Paccariet, une dizaine d’années plus tard.

Sous ses airs d’enfant et surtout couvert par la chape de prêtre des Sept-Esprits, c’était un véritable expert en magie noire, venu là pour réveiller le géant et l’utiliser. Car il connaissait le moyen de changer le sang de géant en or.

Commença alors la transformation de Blanc-Mouton. En voyant l’or, les habitants oublièrent les dégâts précédents, acceptèrent la présence du monstre et bâtirent le Château. Ceux qui collaboraient devinrent riches, les autres furent chassés dans les collines. Et pendant ce temps-là, les cinq dirigeants officiels et officieux amassaient une fortune inimaginable… sans pourtant se résoudre à quitter les lieux et dépenser leur or ailleurs. Le système fonctionnait en vase clos jusqu’à ce que quelqu’un parvienne à appeler le Royaume au secours, et que messire Godoire soit envoyé.

Car, le chevalier en est persuadé, c’est lui qui mettra un point final à tout ça. Ils ont volé un territoire entier et la vie de chacun de ses habitants. Difficile de trouver un crime pire que celui-là.

Maintenant, il ne reste plus qu’à trouver comment régler la situation.

Difficile de dire ce qui motive le plus les prisonniers de collines. Peut-être la liberté. Peut-être la vengeance.

Peut-être l’or.

Tout va se jouer dans les entrailles du Château, là où vit Marcimillian, là où l’alchimiste a son laboratoire, là où les montagnes d’or attendent le vainqueur… Et le chevalier tient à ce que tout le monde en ait bien conscience. Pas question de s’aventurer à l’aveuglette là où rôde le danger. C’est à lui et à lui seul d’affronter les maîtres de l’autonomat et de le libérer de leur joug maléfique. Quels que soient les risques, son honneur lui interdit de demander de l’aide aux gueux qu’il doit protéger.

Il décide d’y aller seul. Maintenant que tous les piqueurs, gens d’armes et gardes sont sur le qui-vive, il sera difficile de sortir des collines et d’avancer jusqu’au souterrain, c’est pourquoi il charge les prisonniers de faire une diversion. Quand à Yena, il faut qu’elle reste en arrière, en sécurité. Sauf que laisser cette tête de mule désobéissante sans surveillance armée est aussi inutile que de lancer un caillou en l’air pour l’accrocher à un nuage.

Si elle l’accompagne, elle risquera d’être blessée ou tuée. C’est une écuyère, une apprentie chevalier, elle doit être prête à prendre ce genre de risque. Sauf que messire Godoire ne se cachera pas derrière une fillette.

Pourtant, il n’y a qu’un endroit où elle se tiendra tranquille et où il pourra la protéger : sur le champs de bataille.

« Yenon !

_ Oui messire !

_ Tu viendra avec moi. Je vais te donner l’arc, tu couvrira mes arrières au cas où un de ces félons tenterai un coup en traître. Tu restera à distance : je ne veux pas que tu me gêne. Et interdiction d’intervenir quand je tuerai le géant, vu ?

_ Bien messire ! »

Même immense, la caverne n’est pas un endroit idéal pour se servir d’un arc, et Yena ne prendra pas le risque de le blesser : le chevalier est à peu près tranquille pour elle. Si ils attaquent par surprise, personne ne devrait se donner la peine de venir en aide à Marcimillian.

« Messire ? demande Yena qui paraît préoccupée.

_ Quoi, tu as peur ?

Le chevalier se prend le regard furieux des trop grands yeux de la fillette en pleine face. Evidemment, tiens, qu’elle a peur. Mais plus elle a peur, plus elle est déterminée et concentrée, un atout trop rare et ô combien précieux.

_ Pourquoi le géant mérite la mort ?

_ Qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? Si on le laisse en vie, il va dévaster toute la contrée.

_ On peut le renvoyer chez lui.

_ Dans les Terres Sauvages ? Si il en est parti, c’est parce qu’il avait une bonne raison. Ici, il peut manger tant qu’il veut, et on ne peut pas l’en empêcher. Il va tuer, détruire et ruiner ce qu’il reste de ce territoire, Yenon.

_ On peut lui parler. C’est un grand humain, il peut se rendre utile et faire attention aux hommes.

Le chevalier soupire. Yena a une certaine tendance à accorder de la valeur à toutes les vies. Une conséquence de sa rencontre avec le dragon, sans doute.

_ On verra, d’accord ? Notre priorité, c’est de protéger le peuple de ce petit pays sans nom. Ensuite, c’est de ne pas mourir. Et seulement si on peut, on essayera d’éduquer le géant.

Yena sourit.

_ Vous voulez dire jamais, n’est-ce pas ?

_ Les chances qu’on puisse le faire sont faibles. Ne paries pas ta main là-dessus.

_ Bah, j’en ai une autre, de main… »

Messire Godoire sourit et lui ébouriffe gentiment les cheveux. Il sait que c’est toujours dur pour elle d’admettre son impuissance devant certaines injustices, particulièrement quand c’est elle qui les commet. Dans l’histoire, Marcimillian est une victime. Et pourtant il va mourir. Car même le pouvoir des chevaliers des Sept-Esprit a ses limites.

Le chevalier doit retenir ses nouveaux alliés pour les empêcher d’attaquer le Château tout de suite, armés de pierres et de leur courage. Leur courage est grand pourtant, mais il y a de bien meilleurs moyens de l’utiliser.

Ils sont tous réunis autour du feu et d’un maigre repas au goût immonde. Le bois est rare ici et la nourriture encore davantage, Godoire et Yena savent bien qu’on leur fait un grand honneur et ils montrent qu’ils apprécient. De toutes façons, les chevaliers errants ont l’habitude des repas insolites et rares, surtout quand ils n’ont aucun protecteur et de nombreux ennemis dans la noblesse, et qu’on les envoie en permanence exécuter des missions dans les coins les plus reculés et les plus dangereux du Royaume.

Messire Godoire use de tout son tact et de sa diplomatie pour convaincre les prisonniers de suivre son plan, c’est à dire de se contenter de jouer le rôle de la diversion. Au moins, ils ont tous hâte de se battre, à part Ianisse qui veut accompagner le chevalier et son écuyère. Celui-ci se dit que le jeune homme est sans doute le seul à être encore à peu près sain d’esprit dans cet enfer : tous les autres paraissent enragés et persuadé qu’ils vont cette fois réussir à vaincre tous leurs ennemis. Le chevalier leur dit et leur répète de ne pas prendre de risques inutiles et de ne surtout pas attaquer les gardes qu’ils sont chargés de distraire. Mais ils ont été désespérés pendant trop longtemps pour parvenir à se retenir. Il y aura sans doute des morts.

Ianisse a raison de ne pas vouloir y participer, il n’a aucune obligation morale de sauver qui que ce soit à part sa propre peau. Ce n’est pas une raison pour le laisser venir attaquer le géant comme si c’était une petite ballade de routine. Godoire sait qu’il peut compter sur son écuyère et il la connaît assez bien pour tenir compte de ses réactions dans toutes les situations. Même plein de bonne volonté, Ianisse n’est pas un guerrier et le chevalier ne sait pas comment il va se comporter. Veiller sur lui risque donc d’être une gêne de plus, dans une mission bien trop délicate pour laisser la place au moindre doute.

Le garçon ne se donne même pas la peine de hurler pour exprimer sa fureur. Il veut plus que tout tuer le géant et les maîtres de l’autonomat, et il considère comme une insulte grave que messire Godoire l’ai écarté si négligemment. Autour d’eux, les autres commencent à se demander si il ne vaut pas mieux, en effet, aller directement affronter le géant en passant par le souterrain. Autrement dit le meilleur moyen pour qu’ils se fassent tous massacrer, estime le chevalier qui accepte que Ianisse vienne pour calmer les esprits. Après quoi il stimule encore une fois leur ardeur guerrière en leur décrivant minutieusement l’opération qu’ils doivent mener le lendemain. Enfin ils vont tous dormir.

Yena s’est déjà installée dans un coin à peu près sec, sans arme, en paix. Godoire se rappelle comme elle était nerveuse avant chaque affrontement quand il l’a adoptée comme écuyère. Il fallait presque l’assommer pour l’obliger à se coucher. Quand est-ce qu’elle a compris comment reprendre des forces, même dans les situations les plus tendues ? Pour ça comme pour tant d’autres choses, son maître ne l’a pas vue grandir. Il est content d’elle, et aussi content qu’elle soit là. Jamais il ne le lui a dit, mais il l’aime, son écuyère teigneuse et encore mal dégrossie, ce petit bout d’enfant qui se tient droit quelle que soit la tempête qu’elle traverse. Et il doit être prêt à la voir mourir pour accomplir son devoir. Parce que si la noblesse a de si grands privilèges, elle a en même temps de grandes obligations, souvent cruelles et absurdes, un code d’honneur auquel on ne peut pas déroger sans mettre tout l’équilibre du Royaume en danger. C’est pourtant douloureusement tentant.

Le lendemain, Messire Godoire, Yena et Ianisse se glissent jusqu’à la rivière. Les prisonniers sont partis faire leur diversion. Et maintenant, à la lumière du jour, Godoire se dit que l’envie du garçon de ne pas les suivre n’avait vraiment pas pour but de courir moins de risque… Toute son attention fixée sur le Château, l’ancien prisonnier a les yeux d’un tueur. Il va sans doute leur créer des ennuis. Le chevalier regrette de ne pas être venu seul, mais il est trop tard pour ça.

Aucun guetteur au Château, aucun pisteur le long de la rivière : le piège a bien fonctionné, leurs adversaires les ont royalement sous-estimés et vont bientôt s’en mordre les doigts.

Evidemment, aucune barque complaisante ne les attends, et ils doivent se jeter à l’eau pour entrer… au moins ils n’ont qu’à suivre le courant, et les deux hommes ont pied à peu près tout le long. Ianisse tient l’arc et les flèches de Yena au sec et elle se demande si il voudra bien lui rendre un jour. Lui qui était l’image vivante de la misère, il a l’air ravi depuis le début de cette aventure, et a dans les yeux une flamme cruelle qui promet bien des tourments à tous ceux qui oseraient l’affronter. Yena se dit qu’il pourrait tuer en riant, même le garçon d’écurie roux qui a le même âge que lui, et cette idée la fait frissonner.

Enfin ils arrivent dans la salle où les moutons sont abattus. L’équipe de nettoyage a fait du bon travail, il ne reste presque plus de traces sanglantes sur le sol, mais la puanteur n’a pas put s’évacuer. Ils s’approchent silencieusement, Ianisse rend son arme à Yena sans rien dire, apparemment subjugué par la porte immense.

Le chevalier vérifie rapidement, mais il n’y a pas d’autres issues à cette pièce que le souterrain par lequel ils sont entrés, le tunnel qui mène à la cour du Château, et cette porte. Il dégaine son épée. Le duel aura lieu plus tôt que prévu, visiblement… Il s’avance et actionne la cloche, dont le tintement résonne sur les voûtes de pierre comme un rire moqueur.

Un grondement sourd suit. Puis plus rien. Arrivant au bout de sa faible patiente, Ianisse s’avance pour tambouriner au battant et se fait arrêter in extremis par le chevalier. Ils attendent, Yena postée à l’arrière et prête à tirer. Elle pense : « C’est exactement le bon moment pour que quelqu’un débarque d’un passage secret et viennent nous attaquer dans le dos… » Elle guette attentivement les lieux autour d’elle, y compris quand la porte immense s’ouvre dans un tremblement qui fait vibrer le sol.

Godoire et Ianisse ont à peine le temps de s’écarter que des os de mouton soigneusement rongés sont projetés à travers l’ouverture. Yena qui ne les a pas vu en reçoit deux en plein ventre et sur la hanche et tombe sous le coup de la douleur, puis elle ramasse son arme et rampe jusqu’au mur pour rejoindre les deux autres avant de se faire assommer. Pas moyen de passer pour le moment, il y a toujours plus d’os jetés trop violemment pour ne pas se faire blesser. Messire Godoire regarde Yena, qui lui fait silencieusement signe que ça va. En fait, ça ne va pas du tout, mais elle peut marcher et se servir de ses bras. C’est tout ce dont elle a besoin.

Le chevalier leur fait signe qu’il va attaquer dès que l’avalanche de restes sera terminée. Il ignore si Ianisse a compris, mais il a sans doute tenu le même calcul. Toujours silencieux comme des ombres, tous les trois se glissent dans l’immense ouverture avant que la lourde porte ne se referme dans un claquement sinistre. Si Paccariet a scellé les lieux par magie, ils sont pris au piège.

La tanière du géant est sombre et vaste, lugubre à souhait avec la lumière orangée des lampes qui se reflète sur les murs de pierre. Les grandes ombres tremblantes sont menaçantes et pourraient grouiller d’ennemis. L’air est mal renouvelé et la puanteur bien pire que dans la salle précédente.

Le géant est là, mastiquant quelques quartiers de viandes qu’il n’avait pas eut le temps de finir. Ianisse et la fillette ont un hoquet d’horreur en l’apercevant. Il fait six mètres de haut et ses dents sont longues comme les avant-bras de Yena. Heureusement, il est attaché au pied par une lourde chaîne… mais vu la force avec laquelle il est capable de projeter les os, réduire des humains en bouillie doit être pour lui un jeu d’enfant.

« Celui-là peut attendre, dit messire Godoire. Trouvons ses maîtres avant qu’ils ne s’aperçoivent de quelque chose et ne rameutent la garde ! »

Pendant ce discours, le géant a arrêté de manger et descend à présent la tête vers eux. Ses yeux immenses reflètent une peur d’enfant qui serre le cœur sur ce visage monstrueux. En tous cas, elle serre le cœur de Yena. Une injustice de plus… Auront-elles un jour une fin ?

Ce qu’elle prenait pour une corde est en fait un tuyau qui part du bras de la créature et va jusqu’à une énorme bonbonne qui se remplie de sang. Après quoi, le liquide rouge passe par de multiples transformations sans doute alchimiques. Et au final, de la poudre d’or est versée dans un tonneau, avec un chuintement de sablier.

Un passage secret s’ouvre tout près de messire Godoire, qui sans prendre la peine de remercier les Esprits attrape son occupant avant qu’il n’ait eu le temps de fuir. Bonne pioche : c’est Paccariet, venu surveiller le délicat procédé de la transmutation. Il est seul et faible. Ianisse s’avance pour le tuer – il tend déjà les bras et sourit comme un démon – mais Yena l’arrête. Si il n’y a pas de juges ni de prêtre des Sept-Esprits impartiaux, c’est à un chevalier de déclarer et d’exécuter la sentence. Sinon, ce n’est qu’un meurtre. Elle ne se donne pas la peine de lui expliquer tout ça, se contentant de le plaquer par surprise et d’un laconique : « C’est à lui de le faire. » Et, avant que le garçon ait pu se redresser, messire Godoire l’a fait.

Plus que trois.

Sauf qu’en voyant son geôlier mort, Marcimillian se met à hurler si fort que les trois autres s’écroulent, les mains sur les oreilles, tentant d’empêcher leur cerveau d’éclater. Ses terribles mains martèlent les murs et il arrache sa chaîne d’un seul coup de pied. Il est libre, furieux, et détruit tout sur son passage. Les pierres du plafond commencent déjà à tomber sous ses coups de poings répétés.

Avant d’être écrasés, les trois humains fuient par le passage secret. Ils rampent presque jusqu’à l’atteindre, mais plus ils s’éloignent des cris, plus ils ont des ailes : ils doivent absolument sortir de là avant que tout s’écroule.

Le passage secret se divise en plusieurs branches, ils choisissent chaque fois la plus éloignée des dangereux grondements de la pierre au supplice, jusqu’à arriver dans la grande salle à manger du Château. Les bourgeois et les serviteurs médusés commencent à crier et à demander ce qu’il se passe. Le chevalier lance :

« Le géant s’est libéré et il va tout détruire ! Fuyez ! »

Au lieu de la panique, c’est l’incrédulité et l’amusement qui gagne l’assemblée. Très vite remplacés par la colère devant celui qui a l’audace de revenir sur les lieux de son forfait. Personne ici ne croit à l’existence du géant, ils pensent tous devoir leur richesse aux largesses du maître des lieux et à la puissance économique de l’autonomat. Esoin et Aïnelle ne sont pas là, seul le faux Raichin tout juste revenu de la bataille contre les prisonniers saisit parfaitement les conséquences catastrophiques de cette libération. Il comptait tuer le chevalier sur place. Au lieu de ça, il prend ses jambes à son cou sans même se donner la peine de dire aux autres de fuir. Le gigantesque Donjon tremble de plus en plus. Les bourgeois commencent à fuir à leur tour, craignant que messire Godoire ne s’attaque à eux. Une fois hors de la pièce, ils réalisent enfin qu’il se passe quelque chose d’anormal. D’autant que les gardes alertés par les serviteurs, au lieu de venir à leur secours, fuient aussi le plus loin possible du Château. De nombreuses personnes hurlent : le géant ! le géant ! Certains l’appellent aussi Maître Marcimillian. Ils meurent tout autant.

Car à présent il a émergé du sol comme il avait émergé des collines il y a cinq ans. A l’époque, une petite boule magique était venue se loger dans sa tête, lui murmurant des conseils et lui soufflant la voie à suivre pour vivre en paix et avoir autant de nourriture qu’il le désirait. A la mort de son créateur, la boule s’est changée en un océan de souffrance d’où émergent des cris d’horreur – si un prêtre connaissait son existence, il dirait que ce sont la souffrance et la voix de Paccariet attrapé par l’un des quatorze mille démons. Qui peut réellement le savoir ?

Marcimillian sait juste que c’est insupportable et dans sa rage il donne des coups de tête et de poings à tout ce qu’il peut atteindre. Le chevalier court dehors à son tour : c’est à lui de l’affronter et de sauver l’autonomat. Il l’a négligé en le voyant si tranquille, et plus d’un ont perdu la vie à cause de cette erreur stupide. Le géant est dans la cour d’honneur, les gens fuient par les cours inférieurs, mais postés aux fenêtres des tours des gens regardent, les yeux écarquillés d’horreur, le combat qui décidera de leurs vies. Peut-être regrettent-ils certains choix. En tous cas, certains pleurent.

Le Donjon est déjà déserté et à moitié détruit. Ianisse a disparu, sans doute parti traquer les anciens maîtres du géant. Marcimillian ne prête pas la moindre attention au petit homme en armure qui lui dépasse à peine les genoux. Et même lorsque messire Godoire lui tranche à moitié le tendon d’Achille, il ne paraît pas le sentir – ce n’est rien comparé à la douleur qui résonne dans sa tête. Evitant les mouvements brusques des jambes, le chevalier continue à l’attaquer, cherchant à le faire tomber pour pouvoir enfin le tuer. Là-haut, les pierres du Donjon continuent à trembler et à tomber, des pans entier de mur et de plafonds s’écroulent dans les salles magnifiquement meublées dans un vacarme de fin du monde.

Pendant ce temps, Yena a grimpé à toute allure jusqu’à la hauteur du visage du géant, au troisième étage. Elle tient toujours son arc et ses flèches.

Les règles de la chevalerie sont formelles : puisque son maître est engagé dans un duel contre Marcimillian, elle ne peut pas intervenir sans que ce soit déloyal. Un chevalier qui gagne un combat par un moyen déloyal perd son honneur, et l’écuyer qui l’a aidé à le faire perd tout espoir de devenir chevalier un jour.

Sauf que si elle ne le fait pas, messire Godoire risque de mourir, et alors le géant tuera librement. Peut-elle risquer des centaines de vie, pour protéger l’honneur de son maître et son futur à elle ? Absurde. Elle refuse de devenir chevalier à ce prix. Le rôle d’un chevalier est de protéger le faible contre le fort ; le reste c’est du détail.

Elle trouve une fenêtre d’où elle peut atteindre la tête du géant. Une seule hésitation : l’œil ou la gorge ?

Il tourne la tête vers elle. Ce n’est plus de la tristesse qu’elle voit dans son regard, c’est de la douleur pure. Quoi qu’on lui ait fait, personne ici ne sait comment le défaire. Il va détruire l’autonomat et tous ses habitants.

L’œil.

Dans un hurlement, le géant rejette sa tête en arrière. Pas assez vite : une deuxième flèche jaillie et crève son autre œil. Il cherche à s’éloigner le plus possible de ce mur qui lui a fait si mal alors que ses pieds ne le portent plus : enfin, il s’écroule lourdement à terre. Aveugle, il arrive pourtant à empêcher le chevalier de lui donner le coup de grâce en brassant l’air de ses bras immenses, trop rapides pour que Godoire les évite.

Alors, voyant leur terrifiant maître à terre, les certains survivants commencent à lui jeter des pierres. Puis ils prennent des outils, des armes, de plus grosses pierres, et se jettent sur lui pour finir le travail. Godoire tente de les arrêter – ils ne font que prendre des risques inutiles pour à peine égratigner le géant. En vain. Ivres de sang, ils se battent contre celui qui dominait toutes leurs vies. Ce genre de combat ne peut pas se faire à moitié. Ce qui avaient le plus profité de la situation ont été les premiers à fuir, maintenant il ne reste que ceux qui veulent la mort de Marcimillian, lequel rampe de son mieux dans une longue traînée de sang. Certains gardes tentent de le protéger, ils sont vite rejetés ou blessés par les autres, plusieurs dizaines à présent, qui s’acharnent sur le monstre déchu. Aucun appel à la ‘‘raison’’, aucune promesse d’or ne peut effacer l’image du monstre détruisant leurs maisons.

Yena est descendu et regarde la foule. Jusqu’à ce que d’un coup de bras aussi large qu’un tronc d’arbre le géant balaye les insectes humains qui lui montaient dessus. La colère, vieille compagne qui ne s’éloigne jamais beaucoup, est là à nouveau. Il leur fait du mal, sous ses yeux…

Yena ne peut plus lancer de flèches sans blesser quelqu’un. Mais elle a toujours son couteau. C’est un solide couteau de paysan dont la lame se replie, un simple outil qu’elle a aiguisé jusqu’à ce que messire Godoire puisse se raser avec. A présent c’est une arme. Et elle aussi attaque.

Venus de tout le Château et pour certains de la plaine, le peuple de l’autonomat vient renforcer leurs rangs, toujours plus nombreux, pour en finir une fois pour toute. Ne sont là que ceux qui regrettent d’avoir un jour vendu leur âme à un monstre. Et ils sont nombreux.

Enfin, le chevalier parvient jusqu’à la gorge du géant, où il enfonce son épée jusqu’à la garde. Marcimillian, le Maître du Château, la source de l’or, le dévoreur de vies, n’existe plus.

Sans savoir pourquoi, Yena porte son couteau à sa bouche et lèche le sang. Puis elle crache. Ce n’est pas bon.

Rien de tout cela n’est bon.

Tout a une fin. Lorsque messire Godoire et son écuyère quittent l’autonomat, rien n’est encore réglé… si ce n’est qu’il ne restera pas un autonomat longtemps. Le roi va sans doute l’offrir à un noble qui a bien combattu pour lui. L’or est encore en grande partie sous les décombres et attire l’avidité de tous, même si plusieurs anciens prisonniers des collines ont pris les choses en main et imposent un certain ordre. Ianisse a disparu, mais on a retrouvé les corps de Raichin, Aïnelle et Errike Esoin, et ils n’étaient pas beaux à voir. Beaucoup pensent que le chevalier a fait plus de mal que de bien, qu’il a détruit un équilibre qui profitait à tous en provoquant de nombreux dégâts, mais personne ne le pense trop haut devant les ‘tueurs de géants’ – tous ceux qui ont participé à la curée ont une influence plus que certaine sur le territoire à présent. Ceux qui avaient le plus profité font à présent profil bas. Difficile de dire combien de temps les choses tiendront encore. L’arrivée d’un nouveau dirigeant, de préférence impartial, devrait éviter la plupart des conflits. N’empêche que certains auront un goût amer en pensant à la liberté qu’ils ont eu pendant si peu de temps. La liberté qu’ils ont perdu en offrant leur confiance, puis en cédant à l’appât du gain.

A Méliard, le chevalier Godoire se présente devant un messager du roi pour lui faire son rapport. Il a ramené un trophée comme preuve de l’existence du géant. Yena l’attend dehors, elle préfère ne pas assister une nouvelle fois à l’humiliation de son maître. Elle sait qu’il est un grand chevalier, bien meilleur que tous les petits seigneurs qui suivent le code à la lettre sans se soucier des conséquences pour le royaume. C’est pourquoi les petits seigneurs lui font une mauvaise réputation et qu’il est envoyé dans les coins les plus reculés et les plus dangereux de la terre des Sept-Esprits, dans l’espoir qu’enfin il débarrasse plancher de son encombrante présence. Sans oublier qu’il a eut l’insolence de prendre une fille pour écuyer, un secret bien gardé qui pourrait jeter la honte sur la noblesse en entier si le peuple le savait.

Godoire ressort. Yena lui demande :

« Où allons-nous ?

_ Zérichan, au sud. On rejoindra plusieurs autres chevaliers pour arrêter des brigands.

_ Excellent !

_ Modère tes ardeurs, fille. On ne sait pas encore ce qu’on va rencontrer. D’ailleurs… il me semble que tu n’as pas suivi le code la dernière fois.

Yena baisse la tête, un peu honteuse. Ils n’avaient encore jamais parlé de cet épisode et elle espérait bien qu’il passerait à la trappe. Pour ce geste, il pourrait la renvoyer et ainsi laisser une partie de ses soucis. Puis elle se redresse, se tenant inconsciemment aussi droite que son maître, et regarde un point lointain. Les yeux à demi fermés sur sa volonté inébranlable, elle dit juste :

_ J’ai fait ce que j’avais à faire.

_ Pour toi ?

_ Pour le Royaume. »

Messire Godoire sourit. Non, bien sûr, il ne renverra pas Yena. Un jour, elle sera une grande cavalière.

FIN

de l'épisode

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Commentaires
L
Désolée, je ne comprend pas pourquoi mais ce texte buggue, pas moyen d'afficher la suite !! Pour le moment j'attend que ceux qui gèrent les blog le débuggue, si ça persiste je mettrai la suite dans un second post... en attendant je peux envoyer le texte par mail à ceux qui le désirent. Encore désolée.
H
Salut,<br /> voici enfin mon commentaire !<br /> Evidemment, je n'ai pas trop l'habitude de donner mon avis sur un texte, donc, j'en déduis que ce que je vais te dire n'est peut être pas pertinent.<br /> Je vais quand même te livrer mes premières observations, après la lecture de ton texte.<br /> <br /> Personnellement, j'ai bien aimé l'effet d'attente sur le secret de l'autonomat. Ca sert évidemment à donner envie de lire tout le texte, mais cela crée une ambiance un peu angoissante, on ne sait quel secret terrible va surgir devant nous.<br /> <br /> Mais c'est vrai que comme le pense plus ou moins ChaperonRouge, tu devrais peut être donner plus d'autonomie à tes personnages. Dans le sens où tu crées beaucoup de personnages pour finalement ne pas s'en servir. On a l'impression qu'il ne sont là que pour le décor et non pour l'histoire.<br /> <br /> Et dernière remarque, cette fois grammaticale, mais il faut le faire ! lol !<br /> On n'écris pas "si il", mais "s'il". je l'ai rencontré plusieurs fois dans ton texte, et mes habitudes de Lettres Modernes n'ont pas supporté !<br /> <br /> Sinon, j'aime bien cette histoire avec des pays disséminés un peu partout, avec des régimes politiques différents, et une autorité suprême pas toujours respectée. Ca me rappelle tellement le Saint-Empire Romain Germanique !<br /> <br /> Après ce que j'aime moins dans l'histoire, mais là, ce sont des pensées personnelles, c'est le fait qu'un idéal puisse avoir des faiblesses, ce qui est inconcevable pour moi.<br /> <br /> Je vais lire le texte antérieur parlants des mêmes personnages pour voir toute la complexité de l'histoire.<br /> Tschüss !<br /> Yannick<br /> Evidemment, je n'ai pas trop l'habitude de donner mon avis sur un texte, donc, j'en déduis que ce que je vais te dire n'est peut être pas pertinent.<br /> Je vais quand même te livrer mes premières observations, après la lecture de ton texte.<br /> <br /> Personnellement, j'ai bien aimé l'effet d'attente sur le secret de l'autonomat. Ca sert évidemment à donner envie de lire tout le texte, mais cela crée une ambiance un peu angoissante, on ne sait quel secret terrible va surgir devant nous.<br /> <br /> Mais c'est vrai que comme le pense plus ou moins ChaperonRouge, tu devrais peut être donner plus d'autonomie à tes personnages. Dans le sens où tu crées beaucoup de personnages pour finalement ne pas s'en servir. On a l'impression qu'il ne sont là que pour le décor et non pour l'histoire.<br /> <br /> Et dernière remarque, cette fois grammaticale, mais il faut le faire ! lol !<br /> On n'écris pas "si il", mais "s'il". je l'ai rencontré plusieurs fois dans ton texte, et mes habitudes de Lettres Modernes n'ont pas supporté !<br /> <br /> Sinon, j'aime bien cette histoire avec des pays disséminés un peu partout, avec des régimes politiques différents, et une autorité suprême pas toujours respectée. Ca me rappelle tellement le Saint-Empire Romain Germanique !<br /> <br /> Après ce que j'aime moins dans l'histoire, mais là, ce sont des pensées personnelles, c'est le fait qu'un idéal puisse avoir des faiblesses, ce qui est inconcevable pour moi.<br /> <br /> Je vais lire le texte antérieur parlants des mêmes personnages pour voir toute la complexité de l'histoire.<br /> Tschüss !<br /> Yannick
L
Ayé, j'ai fini et posté la deuxième version. J'ai voulu tenir compte des conseils de Chaperon Rouge, au final j'ai surtout rajouté quelques scènes, j'ai très peu changé les descriptions. Et comme je trouve la fin un peu abrupte (j'ai toujours du mal avec les fins), je vais essayer d'arranger ça dans une version trois... Enfin je ne garantis rien. En tous cas j'espère que cette version vous plait !
C
******<br /> J'adore ^^ J'aimais déjà bien tes deux personnages dans le premier texte, et j'étais tout fébrile de découvrir l'une de leurs aventures!<br /> En plus de ça il y a à la fois une chouette magie dans ton texte, et une "modernité" quand à la vision que tu en as qui est magnifique.<br /> <br /> Bref, c'est une sacré aventure que tu nous a offerte là (une trentaine de pages en pdf, c'est pas rien!), très prenante et qui dévellope bien le ressenti des personnages.<br /> Peut-être à reprocher (pour pouvoir dire quelque chose d'autre que des compliments), une certaine froideur par moment. Après c'est une vision personnelle, mais comme tu ne t'attardes pas sur certains détails (notamment l'alchimie ou le démantèlement), cela donne une certaine froideur au récit.<br /> <br /> Dans "La Mort et le chevalier", elle était déjà présente mais elle était tout à fait à propos (non seulement par le thème, mais aussi par le choix de la narration qui était strictement concentré sur les dialogues et les interractions entre les deux personnages). Ici, tu as beaucoup plus de personnages et tu n'en fais interférer que peu (Aïnelle, Ianisse, et un peu Erikke). Perso, ce sont les moments que je préfère et je pense que tu gagnerais à être moins distante de l'histoire "en plus" de Yena et Goddoire (comme tu l'as fait au moment du charnier, ou quand le garçon d'écurie offre une pomme à Yena).<br /> <br /> Il est possible (je pense), tout en gardant le point de vue des deux protagonistes de dévelloper un peu plus l'histoire (en plus de l'histoire vu par les deux), comme dans le passage avec Aïnelle qui apparaît à la cour.
L
Ecrit en janvier-février 2007. Ce sont les mêmes personnages que dans "La mort et les chevaliers", dans une de leurs aventures. J'avais envie d'écrire quelque chose comme ça depuis longtemps et je me suis lancée quand un ami m'a dit qu'il adorait ce texte. Au départ, j'avais une idée très nette des deux personnages principaux, de leur passé et de leur futur, mais aucun idée de ce qu'ils allaient trouver dans ce territoire. J'ai improvisé au fur et à mesure, et je suis pas mal revenu en arrière pour que le tout soit cohérent. J'ai beaucoup aimé écrire cette histoire, et peut-être que j'en ferais d'autres sur eux, ce sont des personnages qui me plaisent vraiment beaucoup.
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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