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Ecriveuse en herbe
2 décembre 2006

De la réalité au rêve ***

De la réalité au rêve

I

L’horloge sonne, faisant sursauter Adrien dans son travail. Quatre heures du matin. Encore heureux que le vieux ne se soit pas réveillé. Avec un soupir, il se remet à la fouille systématique de tous les placards de la maison, mais en vain : pas le moindre objet de valeur. Même la télé ne vaut rien. Pas un seul bibelot revendable. Pas de cachette de liquide. Rien qu’un vieux seul dans une maison trop grande pour lui, qui s’invente des fantômes pour meubler le silence. Adrien peste silencieusement dans l’obscurité. Il déteste travailler quand le client est encore chez lui. Ça le trouble. S’il avait aimé être au contact des gens, il aurait fait pickpocket, pas cambrioleur.
Le tuyau avait pourtant l’air bon. Un système de sécurité flambant neuf, aussi cher à lui seul que la bicoque et le jardin, c’est beaucoup pour un petit vieux qui n’a que sa retraite pour vivre. Il y avait sûrement un magot planqué là-dessous. Des diamants de famille, des louis d’or, voire un objet de collection… Paulo avait refilé le tuyau et le code de l’alarme contre 50% des bénéfices. Lara (bien sûr ce n’était pas son vrai nom, seul Adrien était assez bête pour utiliser son vrai nom, mais maintenant qu’il avait commencé, difficile d’en changer), en tant que voleuse et chauffeur, en avait demandé 30. Avec les 20 % qui lui sont échus, Adrien se sent floué, mais il a l’habitude de cette sensation et a de toute façon décidé depuis longtemps qu’éviter les ennuis vaut largement de ne jamais jouer dans la cour des grands.
Maintenant, il se demande ce qu’il fait là, dans cette maison sentant le vieux et le renfermé, en train de farfouiller entre les paquets de céréales à la recherche d’un trésor. Quand il était enfant, il y croyait dur comme fer, au trésor. Puis il avait grandi, et, de désillusion en désillusion, avait fini par comprendre que les trésors sont toujours cachés dans la poche des autres. Salopards de gens, heureux comme dans une série télé, avec leurs belles stéréos et leurs voitures rouge vif. N’y pense pas, Adrien, n’y pense pas, se dit-il en passant au placard suivant. Il travaille vite et bien, et a toujours su éviter les ennuis, c’est pour ça qu’on lui fait confiance. Il ne va pas laisser cette saleté de vieille baraque lui porter assez sur le système pour le pousser à faire une erreur.
Lara le rejoint. Elle est furieuse. Adrien en conclut qu’elle n’a rien trouvé non plus. La grosse horloge sonne un coup. Adrien est prêt à mettre les voiles, et il n’hésite pas à le dire à sa coéquipière : c’est l’avantage d’être en bas de l’échelle. Aucune responsabilité. Bien sûr, Lara refuse. Elle y a cru, elle, au magot. Et si le vieux l’a fait se déplacer pour rien, elle tient à ce qu’il le regrette amèrement.
Elle entre dans la dernière pièce qu’ils n’ont pas fouillée : c’est la chambre du vieux. Adrien hésite, et cette fois, ce n’est pas pour dire. Si Lara fait du mal au vieux… Adrien est terriblement prosaïque dans son travail. Pour lui, un cambriolage n’est que l’occasion de faire jouer l’assurance. Les souvenirs, il les laisse, ils sont invendables. Il a la conscience tranquille. Il n’a jamais fait de mal à personne. Et il ne tient surtout pas à ce que ça change.
De la lumière. Des cris. Le vieux a une voix faible et geignarde, pourtant il ne supplie pas, il injurie, il menace, il maudit. Lara aboie un ordre, et Adrien entre dans la chambre. Il la voit penchée sur le vieux. Elle crie calmement, et c’est plus impressionnant que les glapissements du vieux. Adrien ne cherche pas à entendre ce qu’ils se disent. Il se tourne vers une armoire. Dans son dos, une gifle claque, mais il ne se retourne pas. Il se déteste pour ça, mais il ne veut pas avoir d’ennuis, et pour le moment Lara est la source d’ennuis la plus proche.
Il se concentre pour ne pas entendre, et attaque l’armoire.
Le battant s’ouvre en grinçant. Rien, une fois de plus. Des vêtements d’un autre âge, soigneusement pliés entre les boules d’antimite. De la poussière. Une odeur de cercueil. A tout hasard, Adrien commence à jeter les habits par terre. Les tissus s’envolent et tombent à ses pieds. Il cherche, il cherche, il serait prêt à creuser le fond de l’armoire pour ne pas entendre les cris derrière lui.
Il avait un grand-père, autrefois…
Silence. Lara abandonne le vieux, et se met à fouiller la chambre. Elle cherche même sous le lit. Pendant ce temps, Adrien achève l’armoire, convaincu qu’il ne trouvera rien, que le vieux va porter plainte et que, avec sa chance habituelle, il va plonger. Au fond de l’armoire, il y a un trou ouvrant sur une pierre branlante du mur derrière. Le cœur d’Adrien bondit : du plus profond de son enfance, il a toujours su que les cachettes au trésor se trouvaient derrière les vieilles pierres. Il la retire et, tout en s’insultant sur sa naïveté, il fouille le trou du mur, le cœur battant. Et en retire un coffret ancien, dont les décorations argentées, nettes de toute trace de poussière, forment des signes comme il n’en avait jamais vu.
Quel que soit le contenu de cette boite, c’est forcément un trésor, le trésor de son enfance, celui dont il a toujours rêvé. La boite est plate, à peine plus grosse qu’un livre. Sans hésiter, Adrien brise ses engagements pour la première fois de sa vie, et glisse le coffret dans son blouson avant de se retourner vers Lara et de lui faire un signe de tête négatif. Le trésor est froid sur son cœur battant, et Adrien s’oblige à croire que c’est l’excitation qui le fait battre si vite, la fierté de ne plus être seulement un sous-fifre ayant une réputation honnête.
Il termine rapidement la fouille de la chambre, mais bien sûr toujours rien, puisque le trésor est déjà caché dans son blouson. D’ailleurs, il s’interdit de penser ‘le trésor’. C’est le magot, le magot du vieux, voilà tout. Adrien n’a jamais su mentir, mais quand Lara lui demande s’il trouve quelque chose, il hausse les épaules d’un geste fataliste de comédien confirmé, le cœur battant si fort qu’il résonne dans toute la maison. Quand ils abandonnent les lieux, Lara, toujours furieuse, refuse de le raccompagner. A pied dans la nuit glacée, Adrien rentre chez lui à temps pour voir le soleil se lever.

Elle est merveilleuse.
Adrien retient son souffle. Il est minuit, la nuit suivante, et il lui a fallu tout ce temps pour avoir le courage d’ouvrir la boîte. Une statue de verre est attachée au fond par de minuscules chaînes métalliques, et c’est la plus merveilleuse chose qu’il ai jamais vu. La prisonnière est belle de la beauté irréelle des anges et des fées. Le reflet de la lampe fait briller deux petits croissants de lumière pâle dans ses yeux. Les ombres du velours noir brodé d’argent qui tapisse le coffret font ressortir la pureté de ses traits. Fine et délicate, elle paraît dormir. Elle est grande comme une main d’homme. Ses deux ailes de libellule scintillent. Ses cheveux semblent être un écrin de satin noir, destiné à encadrer le diamant de son visage. Elle porte, aux poignets et aux chevilles, de lourds bracelets d’un métal sombre. C’est par ces bracelets qu’elle est attachée.
Jamais Adrien n’avait vu quelque chose d’aussi émouvant. Un sanglot se coince dans sa gorge. Pas étonnant que le vieux ait tout fait pour protéger son trésor. Parce que c’est un trésor, un vrai, la plus magnifique des pièces précieuses, la merveille qui jamais ne devrait passer entre les mains sales d’un receleur, et c’est pour ça que l’homme n’a pas de remord de l’avoir cachée. La pensée qu’un autre puisse voir son trésor le rend déjà furieux. Son trésor. A lui. Personne d’autre que lui n’est capable d’apprécier à sa juste valeur. Tout autre regard que le sien serait une souillure. Elle est à lui. La sienne. Pour toujours.
Ainsi pense Adrien, qui ne s’aperçoit pas que les idées qui lui traversent l’esprit ont une allure étrangement sûre. Jamais il n’avait pensé de telles choses, ni pensé avec une telle intensité. Mais bien sûr, il ne se rend compte de rien, tout obnubilé qu’il est par son trésor, sa merveille, sa fée. Et quand bien même… Ce ne sont que des pensées. Si elles sont dans sa tête, c’est qu’elles sont à lui. Forcément.
L’idée de libérer la fée entre dans son esprit sur des chaussons de velours, mais une fois installée, elle s’impose jusqu’à devenir une décision. Adrien a des outils, mais il hésite à s’en servir. La belle prisonnière de verre lui semble si fragile… En même temps, il ne supporte pas l’idée que le métal continue à griffer sa peau tendre. Elle en souffre, il le sent au fond de son cœur. Avec mille précautions, Adrien entreprend de la délivrer.

On raconte que les enchantements les plus puissants sont incapables de tuer une fée, parce qu’elles sont elles-même composées de magie. Mais beaucoup de choses peuvent les faire… disparaître. Pas comme si elles n’étaient plus là. Comme si elles n’avaient jamais existées. Parmi ces choses, le pragmatisme humain. Sa ferme volonté de s’occuper d’affaires sérieuses plutôt que de regarder les étoiles. Parce que les affaires sérieuses, si on s’y prend bien, peuvent rapporter beaucoup, alors que les étoiles n’ont jamais rien offert à personne, rien qui se mange en tout cas.
Les fées ne sont pas comme les étoiles telles que les voient les enfants et les poètes. Elles ne sont pas gentilles ou méchantes, elles ne sont pas bienveillantes envers leurs admirateurs humains, elles ne sont pas là pour eux. De leur point de vue, ce sont les humains qui sont là pour elles. Elles n’ont pas de but, pas d’utilité, pas de mort. Elles se contentent d’exister. Et, par leur seule existence, elles peuvent accomplir plus que les hommes n’en ont jamais rêvé.

Le claquement des pinces résonne sinistrement dans le studio d’Adrien. Les stores baissés masquent la lumière naissante du jour. La lampe de bureau dessine une petite tache de lumière dans l’obscurité. Un deuxième claquement résonne. On peut entendre son écho rejoindre celui du premier, dans la pièce trop vide et trop grande. Plus rapproché du deuxième, un troisième claquement. Pendant quelques secondes, le silence n’est plus troublé que par le soupir angoissé de l’homme, qui s’éponge le front et se prépare à couper le dernier bracelet. Avant, il la regarde longuement. Cette vision semble lui redonner du courage. Ses mains ne tremblent plus.
Un dernier claquement de pinces résonne dans la pièce sombre.
La fée est libérée.
Pour le meilleur et pour le pire.

II

La première chose que fit la jeune fée, à son réveil, c’est d’écouter. Elle n’entendit qu’une respiration grave et profonde. Ensuite, elle tenta de sentir la douceur du soleil sur sa peau de lune, mais rien. Déconcertée, elle émergea tout entière de son long sommeil, et ouvrit les yeux. L’homme, en face d’elle, était pétrifié. Elle en eut un sourire satisfait : apparemment, elle n’avait rien perdu de son charme. Elle s’étira maladroitement, puis tenta de se mettre debout et tomba : son long sommeil l’avait épuisée. Qu’à cela ne tienne. Sa mère lui avait toujours appris à ne pas compter sur elle-même quand il y avait quelqu’un d’autre à disposition.
« Eh bien, monsieur ? piailla-t-elle d’une petite voix aiguë qui paraissait mélodieuse comme un tintement de clochettes à Adrien. Votre doigt ! Dois-je vous en prier ? »
Médusé, l’homme tendit un doigt timide. La fée le regarda d’un air dégoûté, puis poussa un gros soupir et s’y agrippa pour parvenir à se relever.
« Regardez-moi ça, se lamenta-t-elle, mes ailes sont toutes fripées. Et mes cheveux sont en bataille. Je suis affreuse !
Prenant tout son courage à deux mains, Adrien osa tenter une remarque :
_ Mais non, vous êtes très belle…
_ Vous, dit-elle avec une moue dégoûtée, vous n’avez aucun goût ! »
Si Adrien avait lu Le petit Prince, la fée aurait pu lui rappeler la rose. Mais il ne l’avait pas lu, et était persuadé d’éprouver quelque chose que personne, avant lui, n’avait jamais éprouvé. Un sentiment inconnu mais d’une incroyable puissance, qui lui dictait pas à pas sa conduite et, surtout, lui ordonnait une obéissance totale.
La fée, en le voyant si ému, si perdu, eut enfin un petit sourire de satisfaction. Elle savait que c’est ainsi que les humains doivent réagir : le respect, c’est bon pour les elfes, et la crainte bonne pour les sorcières. Pour les fées, il n’y a que l’amour qui compte, un sentiment au goût de miel qu’elles picorent comme une friandise. Quoi de plus naturel ? C’est un hommage du à leur beauté – en tout cas, c’est ainsi que le jugent les fées.

« C’est quoi votre nom ? osa demander l’humain.
_Je ne vous le dirais pas, grossier personnage. Mon nom ne sera connu que de mon chevalier servant, après serment de fidélité.
_ Je vous en supplie, j’peux être votre chevalier servant ?
_ Suffit, jeune sot. Nous ne sommes point dans un jeu d’enfant. Vous feriez mieux de vous soucier de moi.
Adrien n’était pas sûr de comprendre chacun des mots séparément, mais une fois mis ensemble le message était très clair : avant de jouer les chevaliers servants, il allait devoir faire les servants tout court. Et, sans se demander un seul instant pourquoi il obéirait à cette étrange et capricieuse créature, ni même comment elle pouvait bien exister (une fée, tout de même !), il accepta son nouveau rôle avec soumission. Il fit pour sa fée un lit doux et un repas sucré, mais il manquait de sucreries et n’avait pas de soie pour le lit, aussi dut-il abandonner là sa fée pour effectuer quelques achats de première nécessité.

La fée était furieuse de ce manquement à l’étiquette. Et elle n’aimait pas du tout son nouveau décor. En réalité, le temps qu’elle avait passé au fond de la boite ne lui avait laissé aucun souvenir, car aucun de ses nombreux propriétaires n’avaient assez écouté leurs sentiments pour briser ses chaînes et la libérer. Normalement, jamais une fée n’aurait dû tomber entre les mains d’un homme comme Adrien, pauvre, cambrioleur, obéissant et surtout rêveur déçu. Comment pourrait-il résister à la volonté du rêve incarné ?
Ainsi commença pour eux une nouvelle vie. La fée était bien décidée à vivre dans un palais, et faute de palais sous la main, elle transformait à son idée le misérable studio d’Adrien. Pour cela, elle manifestait le goût d’une pie kleptomane.
Les murs furent tapissés de papier doré, ainsi que le sol et le plafond. Une bonne partie du mur fut abattue pour permettre au soleil d’entrer davantage – mais sans effet, car les autres immeubles le cachaient de toute façon. De la soie et des bijoux de pacotille, en ferraille et en verre, jonchaient les lieux. Au centre de la pièce, un ‘‘jardin’’ fut aménagé à l’aide d’une baignoire, peinte en doré comme il se doit et remplie d’eau, de plusieurs plantes en pot remplacées au fur et à mesure qu’elles crevaient et de quelques rochers brillants. Hélas, pas en quartz et encore moins en diamant, mais recouverts d’assez de mica pour faire illusion. Et pour une fée, la vie n’était qu’une illusion, alors où était le problème ? En tout cas, le décor était là.
Et, au milieu, la fée organisa la vie de sa Cour. Seul Adrien en faisait partie, au départ, puis vinrent s’y ajouter deux Barbie (dont l’une n’avait qu’un bras), une statuette en plastique d’un monstre rigolo surnommé Lord Horrific, une poupée deux fois plus grande que la fée et un chaton. Tout ce petit monde était déguisé à la manière des rois et des reines d’autrefois, chaton compris, car pour la fée la mode et le bon goût s’étaient arrêtés en 1247, et elle n’avait pas l’intention de changer d’avis là-dessus.
Et, au milieu de la Cour, la Reine, c’est à dire la fée elle-même, présidait et, plus que tout, se faisait admirer. Adrien se chargeait des compliments au titre de chacun des membres de la Cour. Il fallait pour cela une adresse de langage que personne ne lui aurait attribué spontanément, lui le premier. Mais il progressait vite à la Cour de la Reine : chacune de ses moqueries lui perçait le cœur, et il jurait de ne pas s’y faire prendre à nouveau.
Il cousait lui-même les vêtements de sa merveille et de la Cour, et ne lésinait ni sur la soie, ni sur la dentelle, ni sur les perles en verre taillé qu’il faisait passer pour des diamants. Il s’acharnait à la rendre chaque jour encore plus belle que la veille, dans l’espoir qu’un matin il serait enfin récompensé de son labeur par un sourire de sa Reine. Il la couvrait de bijoux qu’il fabriquait à l’aide de fil de fer, de perles de verre, de pinces et de trésors de patience. Et il observait scrupuleusement les rites.

Il y avait quatre rites dans la journée, et quatre durant la nuit. Le premier rite était évidemment le Lever, en général vers midi. Toute la Cour était priée d’être là, afin de prendre soigneusement des nouvelles du sommeil de la Reine. Si celui-ci avait été bon, elle les régalait tous du récit de ses rêves. Dans le cas contraire, il fallait de toute urgence qu’un médecin l’examine. C’était de préférence le rôle de Lord Horrific, le chaton monseigneur Dubeaumatou ayant refusé ce travail sous prétexte que ses croquettes avaient plus d’attrait à ses yeux.
Puis venait le Petit Déjeuner. Là encore, la présence de toute la Cour était de rigueur. C’était le moment idéal pour faire de l’esprit, c’est à dire se moquer des autres de manière drôle, et Adrien était la cible préférée de la Reine, donc de tout le monde : il fournissait lui-même à ses petites marionnettes les répliques pour l’humilier.
Une fois le Petit Déjeuner achevé venait la très importante cérémonie de la Toilette, qui pouvait durer jusqu’à cinq heures les jours où la fée était indécise. A ce moment là, elle choisissait comment elle allait s’habiller, quels bijoux et accessoires elle allait porter, de quelle manière elle se maquillerait et se ferai coiffer par Adrien. Si le rite de la Toilette était manqué, toute la journée était fichue, et elle restait à sangloter dans son lit à baldaquin improvisé.
Enfin, sous les derniers rayons du soleil avait lieu la Surprise du jour, c’est à dire un nouveau cadeau. Adrien se creusait la cervelle, puis s’abîmait les yeux et les doigts pour créer bijoux, robes, etc… Ce qui lui donnait le plus de mal, c’était les chaussures. Bref, après plusieurs Surprises ratées que la fée avait rejetées en se moquant, il avait finalement trouvé le moyen de toujours la contenter : ne pas économiser les paillettes ni les perles de verre, quelle que soit la matière ou la couleur du cadeau.
Les rites de la nuit étaient les plus importants : ceux du jour n’en étaient qu’une préparation. Tout commençait par l’Heure de l’Art, durant laquelle chaque membre de l’illustre cour cherchait à montrer un de ses talents artistiques. A part monseigneur Dubeaumatou qui invariablement chantait, tous les autres savaient varier les plaisirs, allant de la poésie à la broderie, en passant par la musique, la peinture, la sculpture, et autres arts nobles qui devaient respecter toutes les règles de l’académie. Dans ce domaine, Adrien, encore une fois, trichait. Il achetait des œuvres toutes prêtes, et utilisait un magnétophone pour la musique et la poésie, grâce à des cassettes volées dans les médiathèques.
Le second rite était le Bal. Selon les humeurs de la Reine, il pouvait être masqué ou non, à thème ou libre. La musique n’avait pas beaucoup d’importance, la danse non plus d’ailleurs : l’essentiel restait, encore une fois, l’apparence, la classe, la manière, le style, en un mot tout ce dont Adrien s’estimait dépourvu. Mais il savait faire tournoyer sa fée d’une manière qui rendait grâce à sa beauté, et il était si ému de pouvoir simplement la toucher qu’elle finissait généralement par être satisfaite. Il faut dire que les fées ne peuvent se voir dans les miroirs. Pour elles, la seule preuve qu’elles existent, c’est le regard admiratif et de préférence larmoyant de leur public.
Le troisième rite était la Surprise du Soir. Là, pas question d’un simple cadeau : c’était l’occasion d’offrir un carrosse, un plan d’eau, un feu d’artifice, voir une étoile, en toute simplicité. Pourtant, c’était ce rite qui était le plus simple pour Adrien : il mettait une cassette représentant un magnifique spectacle, et profitait de ce temps libre pour s’atteler aux merveilleux cadeaux du lendemain.
Le quatrième rite était, aux yeux de l’humain, le plus mystérieux. Il fallait, peu avant le coucher, c’est à dire l’aube, fermer les yeux et jouer à cache-cache. C’était toujours lui qui s’y collait, et toujours, il retrouvait la fée sur la boîte. Il avait finit par comprendre que le jeu n’était qu’un prétexte à ce qu’il ferme les yeux, le temps qu’elle fasse quelque chose avec son ancienne prison. Mais pourquoi lui mentait-elle ? Elle savait pourtant très bien que, si elle lui ordonnait de fermer les yeux, il s’exécuterait sans même hésiter, des heures durant si besoin était.
Une fois retrouvée, la fée, l’air de rien, se laissait déshabiller et mettre au lit. Ce n’est que là qu’Adrien pouvait enfin la contempler à son aise. Endormie, elle était si belle…

Au fur et à mesure que les jours passaient, invisibles et compacts, Adrien laissait un peu plus son esprit s’étioler dans une brume dorée et odorante. Plus aucune logique, plus aucune nécessité n’existait hors de son Etoile, de sa Reine, de sa fée, qui emplissait chaque partie de son être. Il ne savait même plus s’il existait encore en dehors d’elle. S’il l’avait pu, il aurait repeint le monde, arbres et nuages compris, de doré clinquant et de paillettes. Il n’attendait plus d’être enfin nommé chevalier-servant, se demandant parfois dans sa fièvre comment il avait pu avoir l’audace d’y songer. Oui, il disait songer, et même dans ses pensées se bousculaient à présent des mots et des tournures d’autrefois, seule manière de s’exprimer digne de sa fée. Pris au piège d’une toile scintillante, il aurait tué sur place le premier qui aurait tenté de le libérer. Puisque vivre avait à présent un sens, puisque sa vie était entre les mains de sa Reine comme un jouet laid mais utile, comment aurait-il pu tourner les talons ? Chacun de ses jours était à ses yeux pur et brillant comme un feu d’artifice.
Mais parfois, dans le brouillard gris et triste qu’était pour lui le Monde Extérieur, surgissaient des bribes de son ancienne vie. Oui, il n’était qu’un moins que rien, un médiocre, un petit braqueur à la manque, que personne ne regrettait. Mais il était fiable et pas cher, combinaison de plus en plus recherchée dans ce monde de merde où on ne peut se fier à rien et surtout à personne. Ses anciens contacts cherchèrent à le lancer sur d’autres coups. Au début, il vint aux rendez-vous, chercha même des prétextes pour refuser les plans généreusement proposés. On monta même les prix, à sa grande indifférence. Puis il ne se donna plus cette peine. Il fit le mort. Fini, Adrien, il n’y était pour personne. Une fée à apprivoiser, à soigner, à servir avec un amour soumis et éternel, voilà ce que personne dans son milieu ne pouvait comprendre, et il ne chercha même pas à leur expliquer.
C’était bizarre. C’était suspect. Mais Adrien était plus ou moins indépendant, il n’avait rien balancé à personne, il n’était pas recherché, libre à lui de devenir cinglé ou de se ranger, tant qu’il ne faisait pas de vagues. Enfin, en théorie. Il y a toujours des gens pour s’imaginer que le pouvoir, c’est le contrôle. Et pour contrôler la nouvelle vie d’Adrien, on envoya Lara, 90 kg de muscles pour 1,60m, le tout contenant à grand peine une violence de catastrophe naturelle. Si elle pouvait voir les fées, elle les écraserait sans doute juste pour voir à quoi ressemble une fée écrasée, si c’est dur ou pas, si ça fait un joli bruit ; puis elle s’essuierait la semelle sans y penser et passerait à autre chose. Ce n’était pas une rêveuse, elle avait le punch d’une femme d’affaire sans en avoir l’intelligence ni l’attrait, et ça c’est mauvais pour la magie, pour toutes les magies.

Elle est venue un matin, une heure ou deux avant l’aube, il faisait froid. Dans le Palais de l’Immortelle, la Cour se couchait tout juste, Adrien s’attaquait les yeux cernés à une paire de souliers (dorés recouverts de flocons d’argent, pour se déguiser en Hiver), le chaton qui avait bien grandi sur les genoux. La femme frappa à la porte comme si elle lui en voulait personnellement. Elle était pourtant de bonne humeur. Voilà un job tranquille, le p’tit Adrien, elle allait le secouer, une baffe ou deux, et il allait revenir bien gentiment dans le droit chemin du profit. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’elle réalisa qu’elle marchait sur des lettres en guise de paillasson. Toutes officielles, elles sentaient la réclame de fric à plein nez. Parfait. Ou l’autre était vraiment mort, ou il était aux abois, dans un cas comme dans l’autre ce serait vite fait.
Elle ouvrit la porte, qui n’était pas fermée à clé. Elle entra, le menton haut, le pas lourd, une vraie Reine à sa manière si indélicate. Assis à sa table, Adrien était figé sur place. Il était à peu près sûr de la connaître, mais d’où pouvait-elle venir ? Enfin, ce n’était pas le plus urgent. Il lui fit impérieusement signe de se taire. Ce que, bien évidemment, elle ne fit pas. Au contraire, elle prit même soin de claquer la porte derrière elle. L’homme sursauta et braqua son regard vers un endroit bien précis de la pièce, où selon Lara il y avait le même bordel en toc que partout ailleurs. Elle regarda autour d’elle en émettant un sifflement de désapprobation puis, vive comme un serpent, se pencha sur l’autre et le tira par son drôle de vêtement jusqu’à sa hauteur. Comme elle était beaucoup plus petite que lui, ça ne le leva qu’à moitié. Elle lui balança son laïus avec méthode et énergie, une baffe, poursuivit, une autre baffe… Mais le cœur n’y était pas. En fait, la manière d’Adrien de toujours regarder par-dessus son épaule le même point de la pièce, yeux écarquillés et bouche ouverte, lui flanquait vaguement les jetons. Elle-même n’arrêtait pas de se retourner, mais il n’y avait toujours rien à voir.
Pour finir elle le lâcha. La mâchoire dure, les sourcils froncés, elle se tenait aux aguets, comme dans l’attente d’une menace. Ce n’était pas l’autre dingue qui l’inquiétait, non…C’était autre chose. C’était dans la pièce. Et ce n’était sûrement pas normal. Elle en avait assez, toute cette tension lui tapait sur les nerfs. Autant quitter les lieux. Puis quelque chose accrocha son regard, étrangement sobre au milieu de tout ce clinquant : une boite en bois sombre, incrustée de filigranes d’argent. Lara était la première à se vanter de ne rien savoir sur rien, mais en réalité elle savait reconnaître un travail délicat donc de valeur quand elle en voyait un, et si celui-ci n’en était pas, c’était une bonne copie. Adrien ne sortait plus, d’où pouvait-il bien tenir ça ?
La femme fit un geste vers la boîte. L’homme se leva et tenta de l’en empêcher, toujours silencieusement. Elle le repoussa sur la table qui tomba dans un fracas épouvantable.
« NON ! » hurla Adrien, comme si tout pouvait encore s’arrêter.
La fée s’était réveillée. Elle s’apprêtait même à protester vertement contre ce manque absolu à toutes les règles de l’étiquette, lorsqu’une pensée parvient à se frayer un chemin dans sa mignonne très petite tête : ce n’était pas un humain rêveur qui se trouvait devant elle, c’était une humaine terre à terre, qui emportait le coffret ! Et elle qui ne pouvait rien faire…
Les yeux exorbités, elle regarda son monde s’écrouler, inexorablement…
Adrien se jeta aux pieds de Lara. Il lui avoua tout. Le vol, le trésor, la fée, la fée surtout, la fée encore et toujours, il suppliait son bourreau avec l’explication ultime, l’amour. Jamais ses mots n’avaient été aussi sûrs, aussi recherché. Il ignorait lui-même qu’il en connaissait certains. La magie avait mystérieusement prise sur lui, et il ne cherchait pas, ne voulait pas savoir d’où elle venait. Elle était là, voilà tout.
Mais il faut plus que de la magie de fée pour réduire à néant la volonté humaine. Il faut de solide. Du concret. Autre chose que des mots, ou alors, certains mots très précis accompagnant certains gestes très précis qu’Adrien avait su autrefois. Il était plus que temps pour lui de les retrouver, la voleuse regagnait déjà la porte, son butin serré contre elle, tout en estimant que cette fois-ci le petit cambrioleur avait largement dépassé les limites de la folie. Elle allait claquer la porte sur un dernier geste obscène quand Adrien retrouva brusquement ses réflexes du passé.
« Lâche ça ou je te bute ! »
Formule magique, véritable sésame des rapports humains, l’expression ne valait que si l’autre était en possession de la baguette adéquate. Dans le doute, Lara se retourna. Oh putain, se dit-elle, c’est une arme ça ? De fait, l’engin que tenait convulsivement Adrien aurait fait le bonheur d’une pie kleptomane. Il était très doré, très brillant, et surtout ressemblait de façon dangereusement mortelle à un revolver armé, sans sécurité, et prêt à l’emploi. Entre les mains d’un dingue qui croyait aux fées et jouait encore à la poupée.
Une main en l’air, histoire de le calmer, l’autre tenant la fameuse boîte, Lara s’accroupit. Elle posa le coffret le plus délicatement possible sur le sol. Puis tourna les talons et détala sans demander son reste. Une mission facile comme elle ne voulait jamais en revivre.

Une fois l’ennemi en déroute, la joie explosa dans la Cour. Puis la Reine décida de mener, séance tenante, une importante cérémonie, qui célèbrerait l’éclatante victoire de son champion. Bien qu’improvisée, la fête était grandiose : Adrien avait mis les bouchées doubles et les petits plats dans les grands pour célébrer cette première bataille menée contre les forces hostiles du Monde Extérieur. Il était très ému. Et, au moment où il s’y attendait le moins, la Reine, sa Merveille, sa fée, fit faire silence et lui ordonna :
« Agenouilles-toi.
Croyant à un nouveau jeu, l’homme s’exécuta sans broncher.
« Nous, fée et Reine de cette Cour, avons constaté ta force et ta bravoure en ce combat titanesque, où pour nous sauvegarder tu brava l’immonde géante de ton seul regard, et mit ainsi l’ennemi en fuite, tel le chevalier devant le lion. Et nous avons été touché de ton compliment, car rien ne fait résonner le cœur d’un poème comme un combat herculéen de l’humble servant qui défend sa Dame, quand celle-ci ne lui accordera jamais un regard. C’est pourquoi, humble vagabond, dans ma grande bonté je t’accorde la permission de devenir mon chevalier-servant ! »
Les hourras de la foule se firent un peu attendre, la stupéfaction ayant coupé le souffle du nouveau chevalier. Il releva la tête. Des larmes coulaient sur ses joues. Jamais il n’aurait cru pouvoir être un jour aussi heureux. Depuis belle lurette il ne pensait plus au nom de la fée, ni à aucun de ses secrets. Il n’était plus que son servant, et, enfin, son très humble et dévoué chevalier.
Pour toujours.

III

« Pourriez-vous me décrire ce coffre ? Je vous en prie. C’est très important pour moi de savoir. C’est vraiment vital. Je vous en prie, faites un effort. »
Lara regarde d’un air mauvais la jeune fille qui lui tient ce discours. Sa politesse, elle peut se la mettre là où Lara imagine que ce serait douloureux. Elle n’aime pas cette fille, elle n’aime pas ses questions, elle n’aime pas cette manie qu’a l’autre de ne jamais laisser deviner ce qu’elle pense, et de fixer elle-même les prix. Mais elle aime le billet de 500 € tout neuf que la gamine laisse distraitement jouer entre ses doigts, et qui sera le prix du renseignement, que celui-ci soit bon ou non. Depuis sa mésaventure avec Adrien, Lara s’est juré d’éviter les dingues, mais celle-ci est calme. Et surtout, elle paye.
Racontez-moi tout ce que vous savez sur les phénomènes paranormaux, les fées en particulier… Tu parles ! Mais un billet c’est un billet, et c’est pas trop mal payé. La délinquante prend donc le temps de décrire la boîte. Les mots lui manquent, mais pas la mémoire, ni le coup de crayon, et elle se rappelle assez bien l’allure des filigranes pour les reproduire sur le cahier d’écolier de la demoiselle. L’autre remercie, l’air vaguement déçue. Mais elle ne lâche pas l’affaire.
« Et votre ami, pourquoi y tenait-il autant ?
_ C’est pas mon ami.
_ Pardonnez-moi.
_ Il est cinglé.
_ Ah, vraiment ?  questionne la jeune fille, le sourcil à peine levé. Lara sent la prime lui échapper, elle fait donc un effort pour appâter sa cliente. Grâce au mot magique.
_ Ouais, il causait tout le temps d’une fée…
Petit silence. Yeux dans les yeux, les deux femmes ferraillent. C’est la demoiselle qui cède en premier : elle avance le billet, puis le lâche. Toujours en regardant Lara, qui rafle l’argent d’un geste sûr. Toujours en regardant l’autre.
_ J’aurais besoin d’un peu plus si vous voulez que je me souvienne de tous les délires de l’autre connard.
_ Je peux avoir plus, mais j’aurais besoin de plus de garanties. Rien de plus facile à inventer que les ‘‘délires d’un connard’’. »
Quand la jeune fille parle, on peut même entendre les guillemets. Elle est plus dressée qu’éduquée, mais elle sait où elle va – et surtout, elle est la seule à le savoir.
Petit à petit, question innocente après question insidieuse, la fille apprend tout ce qu’elle avait envie de savoir. Quand enfin elle repart, Lara est plus riche de 12 450 €, en grosses et petites coupures, livrées au goutte à goutte de cet interrogatoire interminable. Et ce n’est que trop tard qu’elle se demande pourquoi elle a laissé l’autre repartir avec son sac encore plein – qui sait quelle cagnotte elle cachait encore dedans ?
Deux heures plus tard. La jeune fille (au fait, elle s’appelle Unia Merle de Labillère, mais on l’appelle Lyra) a retrouvé la référence dans le fouillis de son ordinateur. Elle compare avec le dessin de la cambrioleuse. Avec son récit. Avec son instinct. Tout concorde. La magie devait même être très puissante, pour qu’une matérialiste pareille en ait conscience (Lyra l’a senti aux mots qu’elle évitait de prononcer). Bref, tout ça mérite bien un cri de joie, et c’est effectivement ce que fait Lyra, en jeune fille bien élevée, c’est à dire sans déranger les voisins. Il peut paraître étrange que quelqu’un comme elle soit assez passionnée de surnaturel pour consacrer toutes ses forces, son temps et son argent à la recherche d’une véritable fée. Et que quelqu’un d’aussi jeune soit déjà une véritable sommité mondiale dans ce domaine, reconnue de tous ses pairs du cercle très restreint de… comment les appeler ? Les croyants ? Les initiés ? Les magiciens ? Aucun terme ne convient. Disons qu’eux connaissent l’existence du petit peuple, qu’ils cherchent à l’étudier, à le protéger sans se soumettre à lui, et qu’ils ne sont pas fous. Bref, ils sont peu nombreux.
Lyra tient une piste qui, si elle s’avère exacte, lui permettra de mettre la main sur une fée, son fidèle protecteur et son coffret de Duranium. C’est plus que tout ce que possèdent les autres membres du cercle réunis. C’est plus qu’elle n’en a jamais rêvé.

Dans sa poche, l’adresse d’Adrien. Elle n’en a pas besoin. Elle la connaît déjà par cœur.
On sonne à la porte. Le chevalier-servant, fidèle à la Reine, ignore ce bruit intempestif et se concentre sur le nouveau Jeu. Pour l’heure, il doit faire le pommier. Ca lui plait bien. C’est la fée qui joue Belingrama, une reine des fées très connue qui a un jour attrapé un oiseau dans un pommier. Lord Horrific joue l’oiseau. Bref, ce n’est pas le moment de bouger. Il n’entend même pas la porte s’ouvrir. Brusquement, il sursaute : une voix étrangère résonne dans son dos :
« La reine Belingrama attrapant l’oiseau dans le pommier… Bravo, c’est très parlant. Peu de gens savent faire les branches correctement. Vous êtes très doué. Adrien, je suppose ? »
La meilleure des défenses, c’est l’attaque. Le récent chevalier n’a jamais entendu ce principe, ce qui ne l’empêche pas de l’appliquer en frappant violemment la jeune fille avec l’horrible poupée. Mais celle-ci en profite pour lui attraper le poignet. Mine de rien, elle est rapide et, surtout, sait ce qu’elle fait. Inutile de tordre sa prise jusqu’à la limite de la douleur : un simple coup d’œil permet de reconnaître l’illuminé au dernier degré, prêt à toutes les souffrances comme à tous les sacrifices. Il vaut mieux utiliser son atout maître.
Lâchant Adrien, elle recule de quelques pas et, avant qu’il ne puisse la jeter dehors (il tient toujours la fée sur l’épaule), elle s’incline profondément, tout en tendant devant elle avec humilité un paquet doré. En même temps, elle explique à la fée :
« Oh Reine parmi les Reines, fille de l’Etoile, mère des rêves et des souhaits, daigne accepter, dans ta clémence, un présent de la plus humble des créatures admises à contempler ta beauté !
_ Vous êtes ridicule, rit la fée d’une voix de clochette, ce n’est point ici l’heure des présents. Taisez-vous et restez dans un coin, je verrais si vous êtes autorisée à me l’offrir tout à l’heure »
Sur ces paroles, la créature tourne sur elle-même et, avec élégance, vole de l’épaule de son chevalier jusqu’à son lit. L’intruse a gâché le jeu, mais tout à sa joie elle ne s’en rend pas compte : une nouvelle venue dans sa Cour ! Et portant un présent ! Et, surtout, c’est une femme, c’est à dire une rivale qu’elle pourra humilier et rendre folle de jalousie. Tout ça mérite bien une petite fête de bienvenue.
Pour Adrien, c’est incompréhensible. Il sait que l’inconnue est admise par sa fée et donc sacrée, mais il ne comprend pas. Elle est étrangement réelle… Avec le temps, tous les souvenirs du cambrioleur sont devenus aussi gris et flous que le monde extérieur, de pâles copies de la brillance et de la beauté de son nouvel univers. C’est à peine s’il admet, à présent, qu’il existe d’autres êtres humains. Pour lui, humain est devenu synonyme de terne et de vide, comme le robot qui tient la caisse du supermarché et dont il admirait le sourire, autrefois.
Pourtant, la créature qui lui face est incontestablement humaine, et tout aussi incontestablement vivante. Rien de mort chez elle ; au contraire, la vie semble la traverser comme une étincelle et briller fugitivement dans son sourire. Et aussi dans son regard, mais très différemment. Elle a un sourire d’enfant la veille de Noël. Elle a un regard de loup qui calcule les chances de sa proie. Adrien se sent tenté de gronder, en voyant ce regard. Une pensée lui traverse un instant l’esprit : la nouvelle venue est habillée bizarrement… La pensée est aussitôt chassée. Comment peut-on trouver bizarre ce qui correspond parfaitement à la Mode de la Cour ?
Résigné, il se détourne de l’étrangère et se penche sur une nouvelle œuvre, un diadème d’or incrusté de diamants et de rubis. Peut lui importe, au fond, que cette nouvelle courtisane soit humaine ou pas : seul compte le bonheur de la Reine.

Lyra est à présent dans la place. Discrètement, elle admire le décor : vu les moyens dont disposait le voleur, il a fait des miracles. En fait, il lui fait un peu pitié. Au temps de leur puissance, les fées savaient envoûter tous les mortels qui mettaient le pied sur leur territoire, mais aujourd’hui il ne reste rien de cette magie, car les fées sont des créatures gaspilleuses, égocentriques et totalement incapables de se projeter dans l’avenir. Aujourd’hui, les seules proies qu’il leur reste sont les rêveurs déçus. Dans le genre, Adrien était une cible parfaite. Et, maintenant qu’il est presque totalement en son pouvoir, la fée va l’utiliser, l’user, vampiriser ses sentiments comme elle a déjà vampirisé son esprit, sans se soucier de ce qu’il deviendra, sans même se demander ce qu’elle deviendra une fois qu’il en sera mort – alors qu’une fée sans admirateur humain n’existe tout simplement pas.
Oui, Lyra a pitié du garçon. Il est plus âgé qu’elle, mais comme beaucoup d’autres il lui paraît si jeune… Si inexpérimenté, en tout cas.
Allons, avec un peu de chance, il ne mourra pas quand la boîte se refermera sur sa Reine. Une fois passé le premier choc, il devrait se remettre. Après, évidemment… enfin, tout ça ne la regarde pas.
Ceci dit, il est dorénavant initié. Malgré lui, mais initié.
Elle l’aidera peut-être…
Non, certainement pas. Il devra replonger dans la réalité. C’est triste, mais c’est comme ça. On ne peut pas libérer une fée sans se brûler les ailes, et il ne supporterait pas de la savoir enfermée à nouveau. Mieux vaut lui faire croire qu’il a rêvé ou qu’il est fou. Ce sera moins dur.

Comme tout est parfait dans le monde de la fée… Doux, sucré et brillant. Elle se gave d’amour et d’admiration jusqu’à en être malade, elle tente de nouvelles recettes, de nouveaux défis. Elle rit, elle fait la folle, elle est enfin revenue à sa véritable place, le centre de l’univers. Après tout, le monde n’est-il pas un décor créé pour qu’elle s’y épanouisse, elle la plus belle de toutes les fleurs ?
Elle n’a plus qu’une peur, c’est le sommeil glacé de la boîte. Ca, non, elle ne le supporterait pas à nouveau. Ce froid tourbillon, c’est l’inverse exact de ce qu’elle vit, de ce que doit être la vie. Il la terrorise.
Le soleil est revenu. Ses rayons d’or inondent la peau claire de la créature. Elle inspire la lumière avec délice. A l’autre bout du studio minuscule, sa nouvelle courtisane assomme avec un art consommé son chevalier-servant, avant de vérifier soigneusement que toutes les issues sont bouchées. Elle se retourne, pleine d’espoir. Se pourrait-il que l’étrangère soit assez raffinée pour inventer d’elle-même un nouveau jeu ? Il faudra la remettre soigneusement à sa place, puis lui prendre son idée. Ce sera follement amusant.
Elle ne se rend compte de rien, jusqu’à ce qu’une coque d’argent pur se referme sur elle. Puis c’est le trou noir.

Un trou, noir et profond. Adrien tente d’en émerger, mais il patauge, il n’a aucun appui. Il coule. Un rayon de soleil. Adrien le regarde. Peu à peu, il émerge.
Il est toujours dans son studio. Il a une bosse grosse comme son poing. Il a un sale goût dans la bouche. Où peut-il trouver de l’alcool, là-dedans ? Faudrait faire les courses.
Il s’arrête net. Mais d’où lui vient cette idée saugrenue ? Il est l’heure du rite de la Toilette, non ? Peut-être même plus tard – mais pourquoi sa fée l’avait-elle laissé dormir aussi longtemps ?
C’est alors, comme un motif délicat de givre s’étalant sur une fenêtre, le doute s’insinue dans son esprit. Il cherche dans le Palais. Il cherche dans le Jardin. Il cherche sur la Terrasse. Il cherche dans son misérable atelier. Il cherche même dans les placards. Mais il doit se rendre à l’évidence.
Vide.
Sa fée a disparue.
SA FEE…
SA REINE…
Disparue.
Le hurlement d’Adrien ne suffit pas à contenir toute sa douleur, toute sa haine.
C’est sa vie entière qui a disparue.
C’est l’univers qui est parti.
Sans lui. Abandonné, Adrien, rejeté sur la lisière du monde, avec les autres rebuts. Non, il n’y en a même pas d’autres, il est seul, seul pour toujours, avec dans la bouche un goût atroce, le goût de sa propre mort. Il n’a pas d’espoir.
Il ouvre la fenêtre et saute.
Sa chute dure le reste de l’éternité…

Lyra se tourne et se retourne dans son lit.
« Adrien, laisse-moi, ordonne-t-elle sèchement à son rêve.
_ Pourquoi ? Il n’y a plus que toi qui m’écoute, lui répond le fantôme d’Adrien.
_ Mais tu reviens tout le temps ! J’en ai marre, je suis fatiguée. Laisse-moi dormir !
_ Cause toujours, tu m’intéresses.
Lyra soupire. Voilà plusieurs mois que l’ancien voleur hante ses nuits. Si elle ne l’a toujours pas exorcisé, c’est parce qu’elle se sent coupable.
_ Tu m’en veux toujours ?
Le spectre réfléchit.
_ Non, en fait, plus tellement. J’étais complètement envoûté, je m’en rends compte à  présent. Je suis devenu libre… Plus libre que je ne l’ai jamais été. Mine de rien, j’ai beaucoup appris.
_ Alors pourquoi viens-tu chaque nuit ?
_ Je suis seul. Je m’ennuie. Allez, raconte-moi ta journée. Tu as trouvé ton bijou défouri-machinchose ?
_ Défirigeorateur. Non. Fausse piste.
_ Et comment va ma fée ?
_ Elle a un nom maintenant.
_ Elle reste ma fée.
Lyra grimace. Par moment, elle s’attache à son hôte invisible. A d’autres, comme maintenant, elle a envie de l’étrangler.
_ Elle va bien. On lui envoie des ersatz d’amour et de jalousie. Elle tient bien le coup.
_ Elle parle de moi ?
_ Jamais.
_ Elle est quand même salement dangereuse… » soupire Adrien avec un sourire nostalgique.
Un jour, il oubliera tout ça, son amour fou et impossible pour la fée, son envoûtement, sa déchéance, et il partira. Mais en attendant qu’il ait pansé toutes ses plaies, la magicienne refuse de le chasser. Elle apprécie d’avoir de la compagnie.

Elle aussi était condamnée à la solitude.

FIN

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Commentaires
L
Ecrit en 2003, envoyé au prix du jeune écrivain 2004 (échec). J'ai mis une éternité à le finir, pourtant en le relisant je le trouve cohérent, je ne sais pas pourquoi je bloquais comme ça (du genre à passer une heure à écrire deux phrases...). J'ai construit l'histoire à partir de l'idée du cambrioleur qui trouve une fée, puis le reste était sa conséquence plus ou moins logique. C'est peut-être pour ça que j'ai mis autant de temps : je ne savais pas du tout où j'allais.<br /> Au départ, Lara devait s'appeler Vanessa (j'imaginais une dure assez baraquée, qui se teint les cheveux et se donne un prénom de starlette pour se féminiser un peu). Le nom a changé parce que mon frère sortait avec une Vanessa. Ca s'est terminé plus vite que ma nouvelle, mais du coup Lara (comme Lara Croft)est restée.
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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