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Ecriveuse en herbe
24 février 2008

Enfer administratif, partie 1 ***

Enfer administratif

Partie 1

Le casse du siècle

L’Administration toute entière est géré informatiquement dans notre beau pays, riche des avancées technologiques les plus pointues. Et comme notre beau pays est égalitaire et distribue équitablement ses précieuses ressources à chaque habitant, l’Administration est extrêmement puissante. Evidemment, personne n’est obligé d’accepter ses bienfaits, certains marginaux préfèrent ne compter que sur eux-mêmes – et s’en mordent généralement les doigts quand il leur arrive un problème. De toutes façons, il n’y a que les gens préparant un mauvais coup qui refusent de voir le système surveiller chaque aspect de leur vie, les gens honnêtes n’ont rien à craindre. Ce ne sont même pas des humains qui jouent les voyeurs, ce sont les machines qui vérifient simplement que chacun paie ou reçoit selon ses besoins et ses mérites. Les honnêtes gens n’ont rien à craindre.

Moi non plus d’ailleurs, même si je ne suis pas quelqu’un de très honnête. Enfin si, de ma naissance à ce jour, j’ai réellement été d’une honnêteté scrupuleuse, les archives indestructibles du système peuvent en témoigner. Ce que les machines ne peuvent pas savoir, c’est qu’au fond de moi je n’ai jamais été honnête. J’espionnais le système pour préparer mon grand soir. J’ai prévu, avec l’aide de certains associés, de faire le casse du siècle. Nous allons braquer les fichiers de l’Administration et nous faire attribuer un beau paquet à vie, ainsi bien sûr que l’effacement de toutes les poursuites de police à notre encontre. Simple, rapide, efficace, en un mot génial : c’est mon plan.

Au fait, je m’appelle Surrey, Martin Surrey.

Je me présente au siège principal de l’Administration. Cet immense bâtiment domine la ville comme un instituteur sévère-mais-juste surveillant les enfants dans une cour de récréation - ou peut-être est-ce l’idée que des années de propagande nous implantent spontanément à tous dans le cerveau. Après tout, il y a belle lurette que l’éducation des enfants n’est plus confiée à des humains. Tout est automatisé et la présence des administrés était même interdite à une époque, ils devaient tout régler par messagerie informatique. Puis les puissants ordinateurs de l’Administration ont calculé que les gens aimaient ce contact, le fait de se déplacer pour présenter leurs doléances au remplaçant – bien plus efficace – d’une divinité toute-puissante et bienveillante. Une minorité des gens, en fait, mais l’accueil a malgré tout été magnifiquement décoré pour éblouir la foule. Je m’avance entre les fresques et les bas-reliefs hauts de trois mètres, je suis aveuglé par la lumière perçant les magnifiques vitraux, je slalome entre les fontaines qui exhibent leurs superbes statues. De nombreux groupes les regardent bouche bée : si on les laissait sortir de leurs écoles réservées, les élèves artistes pourraient passer des années de formation au rez-de-chaussée de l’Administration.

Ce qu’on laisse ignorer à la plupart des gens, c’est que ce rez-de-chaussée est doté d’une sécurité à toute épreuve. Et c’est normal, après tout. Nous avons envahi et dominé tant de pays qu’il faut bien protéger l’Administration des rebelles et terroristes qui ne rêvent que de faire s’écrouler notre puissance. Hélas ça complique également la tâche de l’humble cambrioleur que je suis. Heureusement, il existe au premier étage une partie accessible à certains professionnels. Il m’a fallu de nombreux efforts pour faire partie de cette élite admise dans le saint des saint, et encore davantage pour faire admettre la nécessité de laisser mes ‘‘assistants’’ m’accompagner. En comparaison, recruter ces trois bandits a été simple comme bonjour.

Devant la statue d’une lionne ailée qui nous sert de point de rendez-vous, j’attends que mes complices arrivent. Je suis le seul à tous les connaître, c’est la première fois qu’ils se rencontreront. Est (enregistrée sous le nom de Ruiva Chambon dans les archives de l’Administration) arrive la première. C’est une pirate informatique géniale et idéaliste, persuadée, malgré les assertions de la propagande, que le système comporte des bugs et que des gens innocents en font les frais. Elle est venue pour réparer ça. Le genre d’idée qui me passe personnellement à des kilomètres au-dessus de la tête. Si je l’ai engagée, c’est avant tout pour ses talents de hacker qui nous serons indispensables une fois dans l’ordinateur géant. Je la connaissais sous un jour plutôt bravache et ça m’amuse de voir à quel point elle a l’air terrifiée maintenant qu’elle s’est jetée à l’eau. Pour se donner une contenance, elle sort son mini-ordinateur et commence à pianoter nerveusement. Nous restons un long moment seuls et silencieux mais cette fois ma peur a cédé la place à un délicieux sentiment d’anticipation. Anticipation de ma victoire, bien sûr.

Charbon arrive à son tour. Normal qu’il ait été plus lent : il transporte dans deux gros sacs notre matériel de survie – au sens large, nous avons pris aussi bien de la nourriture que des armes – et il a dû passer un grand nombre de contrôles avant qu’on le laisse passer. Au moins il n’a pas eu besoin de cacher le matériel (ç’aurait été impossible), le système de l’Administration le désintégrerait dès qu’il tenterait de sortir un fusil de son sac et il le sait. Ce qui ne l’empêche pas d’être aussi à l’aise dans ce hall qu’un professeur venu étudier l’art moderne. Lui, contrairement à Est, est un vétéran qui n’a pas hésité à me montrer ses réticences et ses doutes lorsque je l’ai recruté, et qui maintenant est aussi détendu que la jeune fille est nerveuse. Il a une dizaine d’année de plus qu’elle mais il semble beaucoup plus âgé. Je l’ai recruté en prison. Si tout se déroule comme prévu, son rôle se limitera à porter les plus lourdes charges et à nous aider dans nos acrobaties – c’est de loin le meilleur en escalade de nous quatre. S’il y a un imprévu, il est là pour se battre et nous protéger.

Silence. Au bout de quelques minutes, Est demande d’une petite voix :

« On attend encore beaucoup de monde ? »

Au ton de sa voix, je comprends sa peur d’être entendue et jugée suspecte par le système de sécurité. Evidemment nous sommes écoutés en permanence, et pour éviter les soupçons je réponds d’une voix forte :

_ Plus qu’une personne et le compte y sera.

_ Ah. Bien.

_ Au fait, vous ne vous connaissiez pas, mais voici Charbon. Charbon, je vous présente Est.

_ Enchanté Mademoiselle.

_ B’jour.

Ces mondanités de salon m’amusent beaucoup. Autour de nous la foule passe et s’agite sans se douter de quoi que ce soit. Enfin Silver arrive. Les autres la regardent et j’admire le sang-froid de Charbon qui la salue aussi élégamment qu’il l’a fait avec Est. Pour ma part, j’ai vraiment peur que sa seule présence nous fasse repérer.

Tout en mâchonnant un chewing-gum en permanence, elle sourit sans cesse, de toutes ses dents. Ce qui, combiné à ses yeux trop grands et trop maquillés, lui donne l’air d’une folle. Des cicatrices – marques de brûlures plus ou moins bien greffées – lui courent sur le visage et les mains, et sans doute aussi sur d’autres parties du corps dissimulées par sa combinaison noire, tâchée et garnie d’innombrables poches. Et Silver est âgée : elle a largement dépassé la soixantaine. Ceci dit, en matière d’explosifs, de chimie et de tout ce qui a trait au perçage de panneaux blindés, son esprit est toujours aussi vif. Je doute qu’il l’ait jamais été dans d’autres domaines, et son caractère instable ne me plaît pas du tout, mais c’est la meilleure et elle n’était pas chère : je n’ai eu qu’à la faire évader de l’hôpital psychiatrique et lui promettre une affaire explosive pour qu’elle soit prête à me suivre jusqu’au sommet de la tour s’il le faut. Je la présente également.

Une charmante androïde nous rejoint pour nous guider jusqu’au bureau où nous serons accueillis. La puce électronique que je porte greffée sous la peau lui a indiqué dès mon entrée qui j’étais, la raison – officielle – de ma venue dans ces lieux et mon autorisation – officielle – d’être accompagné. Nous suivons notre guide docilement jusqu’à un ascenseur qui quitte le luxueux rez-de-chaussée et monte au premier étage, dernier sanctuaire des humains. Au-dessus, il n’y a plus que les machines pendant quatre-vingt-dix-huit étages, un immense complexe dédié à l’organisation du pays, un épouvantable labyrinthe dans lequel la maintenance humaine s’aventure rarement – il n’y en a tout simplement pas besoin. Nous entrons dans le bureau indiqué. Quatre magnifiques fauteuils font face à un écran où s’affiche un visage souriant mis en place par l’intelligence artificielle, pour que nous ne nous sentions pas stupides de parler à une machine. Nous attendons que l’androïde referme la porte sur nous. L’homme sur l’écran est probablement une copie d’une œuvre d’art célèbre, facilement identifiable pour ceux qui ont une culture générale dépassant le niveau scolaire – ce qui n’est pas mon cas. Il nous sourit de toutes ses dents et nous souhaite la bienvenue, tout en nous désignant les fauteuils d’un geste accueillant. Je lui réponds :

« Salut mon pote. »

L’I.A. a sans doute repéré la familiarité inhabituelle avec laquelle je m’adresse à elle mais elle ne bronche pas, elle sait que les humains sont des caractériels bornés et trop souvent dotés d’un sens de l’humour qu’elle est incapable de comprendre. Est se ronge les ongles et Charbon regarde le décor d’un air détaché, tandis que Silver applique ce qui ressemble à un autocollant noir sur l’angle supérieur droit de l’écran. Puis nous attendons. Aucun de nous ne s’assoit sur les fauteuils trop confortables: ils sont équipés de sangles électro-magnétiques qui peuvent vous maintenir et tétaniser tous vos muscles, et s’ils sont ne serait-ce qu’à moitié aussi bien conçus que les minibars intégrés dans les accoudoirs, je ne tiens pas à les tester.

L’homme-écran nous demande – d’une voix toujours aussi douce et polie – pourquoi nous ne nous asseyons pas et ce que nous sommes en train de faire. Après quoi il nous rappelle que les locaux de l’Administration doivent être protégés de toute dégradation. La sécurité de cet endroit est vraiment une passoire. Enfin, il est temps de savoir si oui ou non Silver est aussi cinglée qu’elle en a l’air : la mini-bombe extra-plate qu’elle a collée sur l’écran va-t-elle vraiment exploser, ou n’est-ce qu’un autocollant que son cerveau malade lui fait prendre pour une bombe ? Elle me paraît bien assez tordue pour que j’aie un doute, un peu tardif.

La voix de l’I.A. me paraît de plus en plus stridente. Elle nous ordonne d’adopter enfin un comportement cohérent et m’avertit qu’elle me programme des séances de rééducation psychologique – les autres étant sous ma responsabilité. L’ambition et l’audace sont souvent mal perçues, visiblement.

Enfin, la bombe remplit son rôle et l’écran en entier se détache du mur dans une vibration sourde avant de tomber lourdement sur la moquette épaisse. Ni explosion ni panache de fumée : cette absence est en elle-même impressionnante. Je ne regrette plus d’avoir engagé Silver.

Je me glisse dans l’espace précédemment occupé par l’écran et la série de gadgets qui le reliaient à l’I.A. principale – la bombe a soufflé tout ça très proprement – et je grimpe de mon mieux, écartant les fils et les boîtiers sur mon passage. Très vite j’atteins un tube horizontal me permettant tout juste de ramper, ce que ce je fais pendant cinquante mètres. Enfin j’arrive dans la salle où je me laisse tomber avec un soupir de satisfaction. Ce n’est même pas vraiment une salle, plutôt un puit, un tunnel carré vertical de cinq mètres de côté qui monte jusqu’à cent mètres de haut - d’après ma carte. Au-dessus de moi, impossible d’y voir à plus de cinq mètres, l’obscurité avale étonnamment vite la lumière puissante de ma torche. Nous sommes dans une aberration architecturale, un vide laissé au cours des remaniements de la structure des machines, heureusement relié au vieux réseau de maintenance qui était justement prévu pour les réparations humaines. Aucun système de sécurité une fois que nous sommes dans les entrailles de la bête. Le casse du siècle ne demandera que notre talent, et du talent mon équipe et moi-même n’en manquons heureusement pas.

Nous entamons l’ascension immédiatement - autant en faire le maximum tant que nous sommes en forme. Nous sommes tous équipés de crochets aux mains et aux pieds, qui se fixent instantanément sur la paroi de métal et se détachent une fois qu’on les tire vers le haut. Pas le temps de se sécuriser davantage. Est souffle très bruyamment au bout d’une minute à peine, elle a pourtant fait bien pire que ça à l’entraînement, ça doit être le stress. Tout ce que je lui demande c’est de ne pas paniquer au point de tomber. Déjà le sol a disparu. Nous sommes suspendus entre deux carrés de noir absolu, chassant l’impression tenace de tourner, de répéter à l’infini les mêmes gestes pour n’arriver nulle part. Les dix premières minutes sont les plus longues. Ensuite, la monotonie de notre tâche nous abrutit suffisamment pour que nous cessions de consulter l’horloge à chaque pas – et surtout que nous arrêtions de vérifier à l’altimètre que oui, nous montons. Même Charbon, qui joue au professionnel, l’a regardé en douce. Nous montons. Vers la fortune et la gloire, me répète-je pour chasser de mon esprit l’idée que les ténèbres sous mes pieds sont beaucoup trop proches pour n’être que des ténèbres…

Je regarde dans mon dos – un simple coup d’œil bref, je suis un chef et je me dois de surveiller mes troupes – quand je sens mon crochet s’enfoncer dans quelque chose d’étrangement mou. Je me retourne, ma lampe frontale éclaire crûment une longue plaque de moisissure vert sombre. Derrière moi Silver s’écrit : « Putain de merde, c’est quoi ça ? »

Charbon répond :

_ Je ne sais pas mais ça a l’air de recouvrir tous les murs.

_ Les crochets tiennent dessus ? demande Est, inquiète.

_ Apparemment oui, si on appuie assez fort pour traverser le truc vert et atteindre le mur.

Je teste. Oui, c’est faisable, mais c’est dur et la couche de matière verte – trop compacte pour être de la moisissure, on dirait plutôt une sorte de vase qui serait collée à la verticale – paraît s’épaissir quand on monte. On va vite s’épuiser.

_ C’est quoi ? demande Est.

Je lui réponds que je n’en ai aucune idée. Mauvaise réponse, m’indique son expression. Il faut que je trouve quelque chose : il nous reste encore trente mètres avant d’atteindre le sommet et elle commence à trembler.

Charbon a senti le danger et commence à lui parler d’une voix douce, en articulant exagérément, comme si c’était une enfant. Est s’énerve et lui répond qu’elle est parfaitement capable de s’occuper d’elle, merci bien. La dispute s’envenime – étrangement aucun des deux ne parle plus fort que le chuchotement, comme si nous étions en train de violer un sanctuaire. Soudain Silver éclate de rire et dit :

_ Attention dessous !

Nous levons nos lampes vers elle. Je n’avais pas vu qu’elle avait grimpé si haut, ni qu’elle se tenait en équilibre sur les prises de ses pieds pour fouiller dans ses poches. Elle a apparemment mélangé le contenu de plusieurs fioles et en a badigeonné la paroi, laissant une longue trace visqueuse où le métal apparaît. Elle crie en lâchant un tube vide et continue joyeusement son travail d’escargot. Je la félicite – surtout pour ne pas entendre l’absence de bruit accompagnant la chute du tube, pour ne pas l’imaginer tombant et tombant dans le gouffre. Précautionneusement, nous nous engageons à la suite de Silver dans le chemin vertical qu’elle ouvre à travers la mousse, d’abord Est, puis moi, puis Charbon. J’entends Silver marmonner des incantations lugubres au fur et à mesure qu’elle fait fondre l’étrange matière verte. Celle-ci est de plus en plus épaisse, elle nous dissimulerait entièrement si la voie ouverte par Silver ne s’élargissait pas constamment. C’en est même inquiétant, la vitesse à laquelle elle nous ouvre un passage aussi confortable, tandis que la mousse visqueuse s’amasse sur les trois autres parois. On dirait que la matière recule. Qu’elle a su reconnaître les ennuis et qu’elle se contracte pour ne pas entrer en contact avec les produits magiques de notre sorcière. Je ne sais pas ce que c’est, ni ce que ça fait là, et l’idée que ça soit intelligent me flanque la chair de poule. Je préfère penser que c’est sans doute un végétal, une sorte de moisissure plus ou moins mutante, comme je l’avais imaginé au début. Puis j’arrête de penser. Il y a des moments dans la vie où il faut savoir se mettre en black-out.

Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé quand j’entends Silver dire : « Chef ! On fait quoi maintenant ? »

Ce n’est pas une question innocente. Pour obliger Silver à reconnaître la hiérarchie au point de m’appeler "chef", c’est même un sacré putain de foutu problème. Je lève la tête et je perds momentanément mon souffle. J’entends Est émettre un petit cri étranglé. Charbon ne réagit pas du tout. Je le déteste.

Au-dessus de nos têtes la moisissure se réunit en une belle voûte au centre de laquelle tremble un ovale d’un blanc laiteux long de plus de trois mètres. Ce truc vibre au rythme d’une respiration. Est murmure :

_ Dieux, mais qu’est-ce que c’est ? Et comment ça a pu arriver ici ?

_ Peu importe, dis-je en jouant les hommes blasés (alors que la chose m’a filé les chocottes à moi aussi, et pas qu’un peu), en tous cas ça bouche le passage. Silver ?

_ Ouais ?

_ Vas-y, fais boum-boum.

_ Franchement il y a des fois où je trouve la façon dont vous vous adressez à moi trop condescendante pour mériter qu’on passe dessus, même pour garder une bonne ambiance au sein de l’équipe. Mais puisque vous me remettez si gentiment carte blanche (elle fait craquer ses doigts et je devine d’ici son sourire qui s’élargit encore davantage), ça marche, on va faire boum-boum. »

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Commentaires
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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