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Ecriveuse en herbe
12 décembre 2007

La Tour ****

La Tour

« Qu’est-ce que tu fiches ici, petit morveux ? »

Yena se redresse du feu qu’elle commençait à préparer puis se met debout. A quinze ans elle n’est pas aussi grande que l’homme qui se permet de l’apostropher de cette manière mais à sa grande satisfaction ça sera le cas d’ici un an ou deux. Les poings sur les hanches, elle toise l’opportun sans ciller et réplique :

_ Je monte mon campement pour la nuit. Cela te pose-t-il un problème, paysan ?

_ C’est chez moi ici !

_ C’est le royaume des Sept-Esprits ici et un écuyer des Sept-Esprit est partout chez lui. Nous sommes en guerre et je suis là pour me battre. Laisse-moi me reposer et je repartirai demain matin.

L’homme lance un regard en coin au magnifique cheval de Yena puis crache par terre avant de hurler :

_ Un écuyer ? Une voleuse oui !

Il tente d’attraper Yena par les cheveux. La jeune fille le flanque par terre d’un coup de genoux à l’entrejambe. Yena connaît de nombreuses façons de se battre honorablement, aussi bien au corps à corps qu’à l’épée, mais elle n’a pas l’intention de se donner ce mal pour cet homme. La journée a été dure.

Oui, le royaume est en guerre et Yena est là pour se battre, malgré les réticences des chevaliers à l’envoyer sur le champ de bataille et malgré l’absence de son maître, messire Godoire. Elle préfère naviguer de combat en combat, arriver au moment le plus dangereux pour ensuite repartir camper de son côté. En temps normal, surtout pour sa première guerre, elle se serait installée avec les autres écuyers et aurait forcé les chevaliers à la traiter comme tel ou à trahir leur propre code – ce sont les pierres des Sept-Esprits qui ont accepté le serment de Yena l’engageant comme écuyère et aucun être humain n’a le pouvoir de briser ce serment. La jeune fille sait bien que les lois des Esprits sont une chose et que la réaction des hommes en est une autre et elle était prête à se battre autant contre le rejet de ses compagnons d’armes que contre l’ennemi. Mais à présent elle ne peut pas se le permettre. Messire Godoire a toujours eu beaucoup d’ennemis à la cour du roi. Après toutes ces années passées comme chevalier errant, après être revenu par ses propres moyens défendre le royaume, on aurait pu penser qu’il avait assez expié. Lui en tous cas le pensait. Les seigneurs chevaliers n’étaient pas du même avis. Il est en prison et n’en sortira que si quelqu’un accepte de payer son amende. Le cheval que Yena a capturé il y a deux jours devrait suffire à en payer la moitié. Elle a eu de la chance. Au cours de ses recherches elle est tombée sur un noble ennemi qui s’était écarté des autres. Elle l’a attaqué de face et tué honorablement, c’est tout aussi honorablement qu’elle a laissé la moitié de ses affaires à coté du corps pour qu’ils soient envoyés à sa famille, car telles sont les lois de la guerre au Royaume des Sept-Esprit. Mais elle ne peut pas nier que cette prise tombe trop à pique pour qu’elle ne se fasse pas l’impression d’être un bandit, une détrousseuse de cadavres traquant des proies sans défenses. L’homme était jeune. Yena l’était encore davantage mais s’était déjà retrouvée dans un combat à mort plus d’une fois et sa main n’avait pas tremblé. Ça avait suffit à faire la différence.

Le paysan s’éloigne en murmurant des malédictions. Inutile de tenter de lui acheter à manger plus tard. Peut-être compte-t-il revenir avec des renforts. Elle les attend de pied ferme. En retournant vers l’arrière de la ligne de combat elle est tombée sur une bataille, elle a combattu une bonne partie de la journée, a aidé à ramasser les morts et les blessés presque jusqu’au coucher du soleil, elle a vu assez de sang pour attirer une nuée de cauchemars, elle est fatiguée, affamée et blessée. Tout ça n’améliore pas son humeur par nature assez irascible.

Yena fait bouillir de l’eau pour nettoyer l’estafilade qu’on lui a fait à la hanche – rien de très grave mais elle n’a plus d’alcool et craint que la plaie ne s’infecte. Après quoi elle installe quelques branches et pierres en équilibre précaire qui la réveilleront si quelqu’un s’approche trop près de son campement. Enfin elle s’endort.

Ce ne sont pas ses pièges qui la réveillent quelques heures plus tard mais le hennissement du cheval. Immédiatement elle se remet sur ses pieds et dégaine l’épée qu’elle gardait à ses cotés. Elle ne prend pas la peine de donner un avertissement et charge les voleurs. Pas la moindre lumière mais leurs ombres filent comme le vent, emportant le cheval durement gagné et toutes les possessions de l’adolescente. Yena attrape ses armes et coure à leur poursuite. Non, ils sont trop rapides, la bête doit galoper pour rester à la hauteur, leurs silhouettes sont pourtant humaines mais les voleurs courent plus vite que des fantômes. Puis s’arrêtent. Et rient. Un doux rire de jeune fille moqueuse. Yena coure de toutes ses forces pour ne pas perdre leur trace. Lorsqu’elle est suffisamment près à leur goût, les voleurs se remettent à fuir, toujours aussi rapides. Yena s’arrête. Les voleurs s’arrêtent. Murmurent et rient. « Ils se moquent de moi, pense Yena. Ils me narguent pour que je les poursuive. Mais pourquoi ? S’ils me voulaient du mal, ils n’avaient qu’à m’attaquer quand je dormais… Ils veulent sans doute me faire tomber dans un piège. »

Lentement, les yeux braqués sur ses adversaires, elle avance de deux pas. Les voleurs reculent de trois. Leurs yeux clairs brillent étrangement dans le noir. Le cheval hennit et se débat comme un fou, lui qui avait suivit Yena si docilement après la mort de son maître. Aucun doute pour la jeune fille : les voleurs ne sont pas des créatures humaines et ils sont venu pour l’attirer vers une mort certaine. Des Engevins peut-être, ou des Farfadets, ou des Enfants-Corbeaux. Autant considérer son cheval comme perdu et abandonner cette course-poursuite trop dangereuse. A cette pensée la main de la jeune fille se crispe sur son épée et sa colère bouillonne plus fort que jamais. C’est la moitié de l’amende de messire Godoire qui est posée sur les quatre sabots de ce cheval. C’est l’avenir de chevalier de Yena elle-même. Et plus qu’un trésor, c’est son trésor à elle et elle ne laissera personne ne l’en délester et surtout pas des créatures magiques qui devraient être chassées du Royaume des Sept-Esprit !

La colère, Yena la connaît bien. De son passé de Rat, enfant de la misère de ville-marchande, elle n’a gardé que des souvenirs nimbés de cette colère. A l’époque, elle la laissait bouillonner en elle jusqu’à trouver un exutoire – n’importe quoi – sur laquelle la décharger. Depuis, Yena n’a jamais cessée d’être en colère, mais maintenant elle sait ne pas se laisser aveugler par elle. Elle préfère l’utiliser pour combattre. La colère la rend plus rapide et plus forte, plus courageuse, plus dangereuse. Gare à celui qui s’offre comme cible à sa fureur.

Elle recommence à poursuivre les voleurs mais en prenant cette fois bien soin de courir plus lentement que ses véritables capacités. Les voleurs s’adaptent à son rythme et font des pauses de plus en plus longues pour lui permettre de les rattraper. Pendant ce temps-là Yena observe leur manière d’avancer. Ils suivent une ligne droite vers un territoire que Yena ne connaît pas, des marais qu’on lui a longuement déconseillé d’explorer. Aucun moyen d’utiliser un raccourci pour y arriver avant eux. Mais lorsqu’ils seront passé de l’autre coté de cette butte d’herbe et qu’ils ne pourront pas la voir, ils l’attendront sans doute une fois de plus et elle pourra les rattraper en faisant un détour, si elle coure de toutes ses forces. Dès qu’ils disparaissent à sa vue elle se plaque au sol et rampe le plus silencieusement possible vers un bouquet d’arbres longeant le talus. Une fois à l’abri derrière les bois – elle ne peut pas prendre le risque de passer dessous, dans le noir elle serait trop bruyante – elle se redresse et coure aussi vite qu’elle le peut. Elle n’est jamais venue par ici et ignore si les arbres la protègeront jusqu’à ce qu’elle atteigne les voleurs. Hélas, ce n’est pas le cas. Elle se retrouve trop vite sur la plaine sans le moindre obstacle pour la cacher aux regards. Alors c’est maintenant ou jamais. Les créatures s’attendent à ce qu’elle arrive de l’autre coté et elle peut compter sur les brillantes parures du cheval pour la guider droit sur eux. Regrettant une fois encore d’avoir laissé son arc sur la bête, elle charge, tenant son épée dans la main droite et son long poignard dans la main gauche, prête à tout. En un clin d’œil elle est si proche d’eux qu’elle peut distinguer l’éclat de leurs dents effilées lorsque leurs bouches s’ouvrent pour pousser un cri.

Mais avant qu’elle ait pu porter le moindre coup elle sent des doigts – écailleux, griffus – caresser son dos. Ils l’attendaient. Au contact empoisonné des créatures Yena perd toutes ses forces et s’écroule dans l’herbe. Elle ne perd aucune de ses sensations et perçoit chaque main écailleuse la portant et la tirant dans l’herbe. Au moins elle ne ressent plus aucune douleur. Les créatures l’emmènent dans les marais.

Yena est prisonnière de son propre corps et ses ravisseurs jouent avec elle comme si elle était une poupée. La jeune fille ne perd pas son temps à maudire sa propre stupidité ni à s’inquiéter de ce qui pourrait arriver. Elle engrange la moindre information et reste sur le qui-vive, prête à saisir la plus minuscule chance de se tirer de ce guêpier. Quand elle comprend enfin à qui elle a affaire, elle sait qu’au moins tous les espoirs sont permis : ce sont trois vouivres qui la tiennent, et à moins que ces femmes-serpent n’aient radicalement changé leurs habitudes alimentaires, Yena ne risque rien. Les vouivres vivent dans les lacs et les rivières et ne montrent leur intelligence que dans leurs complexes rites magiques qui nécessitent toujours la participation (rarement volontaire) d’un humain mâle. En égard à leur forme physique proche et aux cadeaux que leur font celles-ci en échange de certains sortilèges, elles appellent les femelles humaines du nom de sœur. D’ailleurs, ces trois-ci poussent des feulement d’horreur en arrachant les vêtements de Yena de leurs griffes effilées et en constatant leur erreur. Elles la libèrent du sortilège. Yena s’enfonce en tentant de se redresser dans la boue du marécage. Il y a bien longtemps que son maître ne l’a plus entraînée aux difficiles langues des Terres Sauvages et de toutes façons aucun chevalier n’a jamais su parler la langue d’une vouivre, mais elle décide de tenter sa chance en bas-parler, une langue que bien des créatures magiques connaissent :

« Salut à vous, vouivres du marais.

Les trois créatures hésitent. A présent qu’elles sont retournées au contact de l’eau, le bas de leur corps est redevenu un corps souple de serpent et leurs longues queues écailleuses battent l’eau nerveusement. Finalement la plus âgée des trois répond en bas-parler :

_ Salut à toi, sœur vêtue en proie.

_ Que faites-vous ici ? Il y a bien longtemps que la terre du Royaume des Sept-Esprits vous a été interdite. Et depuis quand les filles de l’eau traînent dans la fange des marais ?

_ Nous avons été chassées ! piaille la vouivre la plus jeune dans un accent chuintant presque incompréhensible.

Son aînée la rappelle à l’ordre d’un claquement de queue rappelant celui d’un fouet. Les vouivres sont sauvages et elles ne suivent pas l’ordre du bien et du mal des humains et des Sept-Esprits, la vie et la mort n’ont pas pour elles la moindre importance tant qu’est assurée la survie de la race et que les plus jeunes boivent les souvenirs à même le sang des mourantes. La jeune vouivre montre ses dents pointues et ses yeux lumineux flamboient. Mais elle ne dit rien. Elle n’est pas encore assez grande pour défier l’aînée de son banc – un banc d’ailleurs qui parait fort maigre.

Yena hésite à poser davantage de questions. Pour l’heure, l’essentiel pour elle est de récupérer ses biens avant que la troisième vouivre n’ai finit de rendre son cheval fou de terreur : elle s’amuse à l’éclabousser de sa longue queue écailleuse. Quand à tenter de tuer les vouivres, elle ne s’y risquerait pas pour tout l’or du monde. Si elle insiste, c’est finalement par peur de ce qui a bien put réussir à chasser des vouivres au point qu’elles en aient été réduites à vivre dans un marécage : quoi que ce soit, ça doit être énorme, hostile et puissant.

_ Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

_ Tais-toi et vas-t-en. A cause de toi nous sommes bredouilles. Nous devons repartir en chasse cette nuit.

_ Sœur à la mémoire de sang, tu te souviens sans doute des présents que ma mère et ma grand-mère déposaient pour toi dans les temps anciens. En leur nom parle-moi de ce qui vous a chassé.

Yena ne sait pas grand-chose des activités de sa mère et ignore tout de celles de sa grand-mère, elle est née à Yella la ville-marchande bien loin des rives et des offrandes aux créatures magiques (celles-ci étaient plutôt enfermées dans des cages et vendues au marché aux esclaves), mais les vouivres ne savent pas distinguer une humaine d’une autre et leur mémoire prodigieuse souffre d’énormes lacunes dans l’attribution des dates. Sa formulation fait mouche. Se souvenant de temps anciens plus heureux, l’aînée des vouivres soupire et se décide à prendre l’adolescente dans ses bras pour lui raconter son histoire à l’oreille, étroitement enlacées comme doivent se raconter toutes les histoires des créatures de l’eau.

La vouivre qui a vécu ce passé n’est plus que du sang dans les veines des autres vouivres et ses souvenirs sont mêlés à ceux d’une autre vouivre et d’une autre encore, ainsi par dizaines, tous ces souvenirs mêlées d’avoir été multiples nageant dans la même eau, rapportent le même sens : il y avait un temps où le monde était bon, la nourriture abondante et les mâles faciles à attraper. En ce temps-là les cérémonies des vouivres capturaient les étoiles et renversaient le cours des torrents, elles régnaient en maîtresses des eaux et n’avaient pas de rivaux.

Puis les ennuis commencèrent et la magie se partagea le monde. La part des vouivres était plus petite, les règles plus nombreuses et plus cruelles, mais elles pouvaient faire ce qu’elles voulaient aux humains qui étaient des créatures faibles dont personne ne se souciaient. Elles ne s’en privaient pas.

Puis leurs souvenirs divergent. Les vouivres qui ont donné les souvenirs ont agit différemment des vouivres qui ont donné les autres souvenirs. Le mélange des sangs rend les buveuses malades, folles. Le problème vient des humaines. Si proches des vouivres. Certaines venaient se lamenter d’avoir perdu un enfant, un frère ou un époux. Mais d’autres se plaignaient des autres créatures magiques. Et les vouivres, qui n’oubliaient jamais, n’aimaient pas ces autres créatures leur ayant volé une partie du monde. Elles aidèrent les humaines à se défendre. D’autres humains apprirent ailleurs d’autres tours. Le monde changea et les vouivres partagés entre les souvenirs de celles qui donnèrent et celles qui ne donnèrent pas ne firent pas attention au monde, occupées à préparer un grand sortilège qui les empêcherait de devenir folles.

Plus loin, encore après, elles ne savent pas quand ni ne savent pourquoi, elles durent partir. Les humains avaient appris la magie et les chassaient, elles et les autres, dans les Terres Sauvages. Là-bas, la nourriture était mauvaise et des monstres se cachaient dans les profondeurs des eaux. Les vouivres apprirent à se battre et devinrent plus redoutables que jamais.

Jusqu’à la venue du prédateur. Celui qui les a chassé de leurs eaux et a tué tellement de leurs sœurs que les trois survivantes ne sont pas parvenues à boire leurs souvenirs avant qu’ils ne disparaissent.

La Tour.

Lorsque Yena quitte l’abri glacial des bras de la vouivre, le soleil s’est levé. Elle titube un peu en cherchant un appui à ses pas précaires dans le sol spongieux. Sa tête tourne. Inspirant une longue goulée d’air, elle tente de parler, échoue, réessaye avec entêtement et finit par retrouver la parole. La magie des vouivres passe par le sang et même si la créature ne lui a pas fait boire le sien, elles ont été en contact assez étroit pour que les souvenirs passent de la peau de la vouivre à l’esprit de l’écuyère, une expérience qu’elle ferait tout pour ne pas revivre. Enfin elle peut demander aux trois vouivres de lui rendre son cheval et ses affaires. Furieuses d’avoir perdues une nuit de chasse qui aurait put être fructueuse pour une sœur des terres qui n’avait même pas apporté de cadeau, les deux plus jeunes refusent. Yena leur jure alors de chasser

la Tour

qui les a chassé.

Les vouivres ne lui demandent pas comment elle compte s’y prendre. Elles la lient à son serment grâce à leur magie ténébreuse. Ce qui était inutile : Yena est liée bien plus étroitement au royaume qu’elle a juré de servir et l’érection d’une Tour dans les Terres Sauvages ne peut être qu’une catastrophe pour le royaume des Sept-Esprits, la pire de toutes les catastrophes. Leurs ennemis ont demandé l’aide d’un magicien.

La jeune fille chevauche à bride abattu, poussant pour la première fois jusqu’à ses limites la superbe bête qu’elle a gagné, éprouvant pour la première fois un pincement au cœur à l’idée de la vendre. L’animal vole presque jusqu’à Merchil, le village où les chevaliers et la famille royale ont établi le campement principal durant cette guerre. Elle sait qu’ici elle pourra trouver de l’aide.

Elle confie son cheval à un mendiant qu’elle connaît bien avant de s’approcher des quartiers royaux. Le roi a quatre fils régnant chacun sur une maison royal, hors trois de ces quatre maisons royales sont les ennemis jurés de Messire Godoire, et dans la quatrième maison le fils aîné est l’ennemi personnel de Yena. Si par malheur elle croise l’un d’entre eux en tirant innocemment son superbe cheval par la bride, ils n’auraient aucun mal à trouver une raison pour le lui confisquer – une raison qui bien sûr aurait alors force de loi. Si elle se rend malgré tout sur place, c’est parce qu’elle a un allié. Aegon est le quatrième fils du quatrième fils du roi, ses chances d’accéder un jour au trône sont à peu près nulles, comme adorent le lui rappeler ses frères et ses cousins. Quand à lui, il prend ce fait du bon coté, en vivant comme n’importe quel écuyer au milieu des autres écuyers et pas au cœur des intrigues et des responsabilités des héritiers royaux. Tant qu’il reste dans les limites du raisonnable, il peut faire ce qu’il lui plait. Et il lui plait, parce qu’il est l’ami de Yena et parce qu’il estime que sa famille a traité Godoire très injustement, d’aider l’écuyère à payer l’amende qui libérera son maître. Il lui a offert une épée, il revend ses butins et garde l’argent tandis qu’elle repart en quête d’une proie, et enrage de ne pas avoir assez d’argent ou de pouvoir personnel pour régler l’affaire lui-même. Pour sa part, Yena estime qu’il est déjà d’une aide précieuse.

Elle se glisse entre les tentes et derrière les maisons, craignant de rencontrer la mauvaise personne mais trop fière pour se cacher. Enfin elle atteint les quartiers de son camarade. Celui-ci est absent, sans doute allé rejoindre les autres écuyers moins bien logés ou en train de préparer pour la énième fois les armes de son propre maître, à moins que ses demandes répétés n’aient fini par avoir raison des résistances de son père et qu’on l’ai laissé aller sur le champ de bataille. Aegon ne se plains jamais d’avoir un rang supérieur aux autres, il est assez mûr pour savoir apprécier ce qu’il a, mais l’idée d’être adoubé chevalier sans avoir jamais combattu pour le Royaume le rempli de honte. Quoi qu’il en soit, il finira bien par revenir. Yena s’allonge sur son lit et s’endors aussitôt.

« Yena ? Hé, debout fillette !

L’écuyère sort sa dague en une fraction de secondes avant de se rappeler où elle est et surtout qu’elle autorise Aegon à l’appeler ‘fillette’. Tant qu’il n’abuse pas de ce surnom en public. Elle rengaine son arme, s’assoit et baille d’une manière fort peu élégante tandis que l’adolescent la presse de questions. Elle grimace et secoue la tête en tentant de chasser les images de son cauchemar, composé de bribes de l’histoire des vouivres. Au bout d’un moment elle raccroche sur le bavardage du prince :

_ … et j’ai envoyé un page te chercher à manger et à boire, comme ça tu ne les entameras pas tout de suite, et…

_ Entamer quoi ?

_ Ah ça y est, tu es réveillée, tu m’écoutes ? Et bien ça fait plaisir. Tes provisions. J’ai réussi à en piquer de la réserve personnelle de papa, traitées avec un truc spécial, ça te donnera du cœur au ventre.

_ Tant que ce n’est pas du poil au menton… conclus l’écuyère d’un ton las.

Aegon la regarde d’un air inquiet.

_ Yena ? Ça va ? Tu as l’air dans un drôle d’état.

_ Je survivrais. J’ai beaucoup de choses à te confier, pour la rançon. Dont un cheval. Très beau.

_ Pas de problèmes.

_ Et il faut que tu préviennes un Chevalier Blanc pour moi. Ou un de tes oncles, ce serait encore mieux.

_ Qu’est-ce qui se passe ?

Yena se lèche les lèvres, ne comprenant pas pourquoi sa bouche est si sèche tout à coup. Elle se force à se répéter que ce ne sont que des mots. Les mots n’ont rien à voir avec les faits, les faits sont là et prononcer les mots est le meilleur moyen de les combattre.

_ Un magicien a construit une Tour dans les Terres Sauvages.

_ Bordel de démons écornés ! C’est quoi ce… comment… merde, pitié, dis-moi que c’est pas vrai !

_ Je l’ai appris par le sang des vouivres.

_ Qu’est-ce que tu es allée faire là-bas ?

_ Elles chassaient chez nous, dans le Royaume. Elles ont fuit à cause de la Tour. On a un sérieux problème sur les bras, Aegon.

_ Ça tu peux le dire…

Le prince réfléchit quelques instants. Pendant ce temps un page arrive avec du pain, du fromage et un pichet de vin. Yena lui enlève le plateau des mains et s’occupe de le vider rapidement.

_ Je ne pense pas que ce soit la peine de prévenir ma famille, soupire Aegon. Ils savent que je n’ai aucun don de voyance et si je leur parle de toi, ça va mal finir. Le mieux c’est que tu racontes ton histoire au Chevalier Blanc Trellen. Au pire à Kark s’il est rentré.

_ N’importe lequel fera l’affaire, non ? demande Yena entre deux bouchées. Ils sont indépendants.

_ Tu parles, ricane Aegon, tu n’as jamais vu Herllic ou Madoran. Il suffit que grand-père siffle pour qu’ils se roulent sur le dos comme des toutous bien sages !

_ C’est impossible, ce sont les sept Chevaliers Blancs choisis par les Sept Esprits eux-mêmes !

_ Même les Chevaliers Blancs sont soumis aux tentations du pouvoir. Et il y en a qui cèdent. Mais tu peux avoir une confiance aveugle en Trellen, je te le garantis sur ma main droite !

Yena reste quelques secondes silencieuse, le regard égaré sur les restes de son repas, n’arrivant pas à accepter ce qu’elle vient d’entendre. Mais l’heure est à l’action et elle remet ses interrogations à plus tard.

_ Bon, on y va ! »

Le Chevalier Blanc Trellen est un homme petit et puissamment musclé, à la barbe poivre et sel et aux yeux clairs indéchiffrables. Son visage est tanné par le soleil et barré de plusieurs cicatrices dont une assez fraîche. Yena n’arrive pas à lui donner un âge. Jusqu’à ce qu’au court de son récit un éclair noir ne traverse ses yeux, passant de la pupille jusqu’à disparaitre derrière la paupière, et elle reconnait ce signe si particulier de la famille royale, le Regard du Dragon, celui qui fait que malgré toutes ses protestations et toute sa modestie Aegon sera toujours différent des autres écuyers. En théorie il est interdit aux membres de la famille royale de se présenter à l’épreuve de Chevalier Blanc. Mais il est possible à un prince du sang de renier sa famille et de se présenter comme un simple chevalier errant.

Yena a appris la majorité des interminables arbres généalogiques des familles nobles et tout particulièrement la famille royale ; le chevalier doit être Trellen de Baux, fils de la troisième maison, âgé en ce jour de trente ans. Elle s’étonne qu’Aegon n’ait jamais mentionné cette parenté, surtout qu’il semble tenir son cousin – une fois n’est pas coutume – en très haute estime. Mais il évite souvent de se vanter des liens que lui apporte son rang devant Yena.

Lorsqu’il a tous les éléments, Trellen se lève et dit :

« En route. Yena, je te prêterai un cheval.

_ Non messire.

_ Yena ! s’écrit Aegon, horrifié. Qu’est-ce qui te prend !

_ Vous n’avez plus besoin de moi et je dois payer la rançon de messire Godoire. Je regrette.

Yena a conscience que le chevalier Trellen l’observe mais elle n’a pas envie de se forcer à soutenir son regard. Elle sait que ce n’est pas la lâcheté qui la fait renoncer et elle n’a rien à prouver à personne.

_ Yena, dit Trellen, tu as les souvenirs des vouivres. Ça m’aidera à trouver la Tour. Les Terres Sauvages sont vastes.

_ Et messire Godoire va bien, rappelle Aegon qui recule presque devant le regard furieux de l’adolescente. Je suis désolé, mais c’est vrai. Il est humilié mais quelques jours de plus ou de moins ne feront pas de différence pour lui. Et puis… Yena, il est assez âgé maintenant. Même quand tu auras réussi à le libérer, ce sera… ce sera sa dernière guerre.

_ Et alors ? gronde farouchement Yena. Il mourra à la bataille comme un chevalier !

_ Au nom du Royaume, dit Trellen, suis-moi, écuyère. »

Et Yena le suit. Elle sait que Trellen a raison, le bien-être du Royaume est plus important que celui d’un seul chevalier. Mais elle éprouve malgré tout l’impression d’une trahison. Et elle refuse d’admettre qu’Aegon puisse avoir raison. Elle refuse de penser que peut-être elle se bat pour rien. D’abord elle se bat pour le Royaume. Ensuite pour son maitre. Jamais pour rien.

En temps normal, il aurait fallu chevaucher trois jours pour aller de Merchil à ces lieux maudits. Les chevaux de Trellen – ou plutôt les bêtes qu’on lui a gracieusement prêté, les Chevaliers Blancs n’ayant rien le droit de posséder – permettent de franchir cette distance en un seul jour. Ils ne font même pas de halte lorsque la nuit tombe, Trellen se contente de passer du galop au pas et de tenir le cheval de Yena par la bride. La jeune fille se dit qu’il doit avoir de bons yeux et tente de dormir assise sur sa selle. L’expérience et la fatigue aidant, elle parvient à somnoler une bonne partie de la nuit et à reprendre les rênes le lendemain. Le chevalier et elle mènent un train d’enfer jusqu’à ce que Trellen décide de prendre une pause vers la fin de l’après-midi.

Immédiatement l’écuyère s’occupe des chevaux – tout en se demandant par quel miracle ils tiennent encore sur leurs pattes. Le Chevalier Blanc l’aide. Au bout de quelques minutes Yena trouve le silence pesant et lance :

_ J’espère qu’Aegon a pu faire passer un message à mon maître.

_ Sans doute.

_ Je veux dire, on est parti tellement vite, je n’ai pas eu le temps de le lui demander.

_ Mais il le saura.

_ Oui. Avec lui je ne sais jamais si c’est lui ou le Dragon, mais il devine toujours.

_ Si c’est lui ou le dragon ? répète Trellen.

_ Je veux dire, c’est un prince royal, il a le sang du Dragon dans les veines, c’est pour ça qu’il a le Regard. Comme vous. J’imagine que ça doit bien vous aider. 

_ Qu’est-ce que tu connais du sang du Dragon ?

_ Je ne sais pas comment ça marche. Mais je l’ai rencontré. Le Dragon, je veux dire. J’étais toute petite. Et je l’ai reconnu chez Aegon, on voit le même genre de… pouvoir, plus dilué, c’est tout. Le plus souvent il ne s’en rend même pas compte, il croit qu’il a juste du talent ou de la chance. En fait il devine.

_ Par exemple ?

_ Quand on s’entraîne ensemble. Je suis plus rapide que lui et plus habile, j’ai plus d’expérience aussi. Mais il utilise son truc, le Regard du Dragon, il sait à l’avance quels coups je vais utiliser.

_ Et il te bat grâce à ça ?

_ Au début. Maintenant j’arrive à le battre.

_ Ah bon ? Tu sais te défendre contre un prince de sang royal, descendant du Dragon ?

_ Bien sûr. Si je vais trop vite ou trop fort qu’il puisse y faire quoi que ce soit, ça ne lui sert à rien de prédire ce quels coups je vais porter. Mais ça, j’y arrive une fois ou deux, après je m’épuise et il gagne toutes les manches suivantes.

_ Au combat, il suffit de gagner la première fois.

_ Sauf si on est face à une armée.

Tous deux restent silencieux un moment. Yena pense à Aegon. C’est vrai qu’il est chaleureux, drôle, toujours prêt à aider ses amis ou à défendre les plus faibles, c’est quelqu’un en qui elle peut avoir confiance et les faits l’ont prouvé plusieurs fois depuis le début de la guerre. Mais elle qui a pour principe de ne se fier à personne, serait-elle allé lui demander de l’aide si elle n’avait pas reconnu l’enfant du Dragon ? Evidemment, c’était le seul membre de la famille royale à ne pas la détester. Donc sa parenté n’avait sans doute aucun lien avec leur amitié. Mais tout de même… Yena a toujours assuré que sa rencontre avec le Dragon a été la chose la plus terrifiante de sa vie. Mais la plus fascinante aussi… magique… merveilleuse… incompréhensible. Terrifiante résumait tout et cachait bien des choses. Elle aime beaucoup Aegon pour ce qu’il est. Et aussi pour son lien avec le Dragon. Elle ne peut pas le nier.

Elle n’a pas tellement envie d’en parler avec Trellen. Il en sait sans doute plus qu’elle sur les pouvoirs magiques de la famille royale et leur étrange lien à tous avec le Dragon, mais en tant que membre de la troisième maison royale seulement, il n’a sans doute jamais rencontré la créature directement. Le Dragon lui parle probablement dans ses rêves, comme à tous les princes selon Aegon, mais Yena ne peut pas lui poser la question – le jeune prince n’est pas censé avoir divulgué ce secret à une étrangère.

Ils installent leur campement. Ils sont maintenant près des Terres Sauvages et s’ils s’avancent davantage ils seront dans le flou de la frontière, là où certaines créatures rôdent déjà. Autant se reposer convenablement avant de les affronter. Trellen prépare le repas. Yena, gênée, proteste :

« C’est moi l’écuyère, c’est mon rôle. Laissez-moi faire.

_ Aucun importance. En tant que Chevalier Blanc, je n’ai pas à me soucier de ce genre de hiérarchie. Tu es moins forte que moi mais tu es une guerrière m’aidant à combattre pour le Royaume.

Yena détourne la tête pour cacher la rougeur qui lui monte aux joues. De tous les compliments celui-ci la touche comme aucun ne l’a jamais fait. Elle n’ose pas lui demander pourquoi il n’a pas son propre écuyer. Elle n’ose pas se demander s’il était sincère.

_ Pourquoi ton maître est-il en prison ? demande brusquement Trellen.

Question qui fait immédiatement rescendre Yena sur terre. Elle répond avec un haussement d’épaule négligent :

_ Une histoire de femme.

_ A cause de toi ?

_ Oh non ! J’ai prêté serment devant les pierres des Sept-Esprit, personne ne peut rien y redire, fille ou pas. En fait, avant on cachait que j’étais une fille, c’était un secret que seuls les chevaliers connaissaient, et puis j’ai grandi. Maintenant je montre que je suis une femme et ça passe bien mieux que je ne l’espérais. Non, c’est des vieilles rumeurs… il y a une vingtaine d’années, messire Godoire était très galant, et puis… il y a eu des seigneurs qui ont été jaloux. Et ils ne lui ont jamais pardonné. Voilà tout.

_ Je vois.

_ C’est vraiment injuste. Il a été chassé de la Cour et privé de ses terres, il a passé vingt ans à servir le Royaume comme chevalier errant et il m’a élevée. Maintenant il vient se battre et mourir pour les Sept-Esprits. Et on l’en empêche ! Cette bande de…

Brusquement Yena réalise qu’elle s’est levée et criait. Elle se rassoit brutalement et se tait, furieuse de sa réaction. Sa colère lui parait juste mais la laisser voir de cette façon lui parait terriblement infantile, surtout devant un grand chevalier qui lui a fait l’honneur du titre de guerrière. Le silence s’étire une fois de plus. Le chevalier a l’air perdu dans ses pensées. Jugeant qu’il est sans doute fatigué par sa nuit blanche et que c’est le meilleur moyen de se montrer à nouveau en écuyère responsable, Yena lui propose de prendre le premier quart de veille. Oui, ils sont trop loin des Terres Sauvages pour courir le moindre danger… en théorie. Et depuis l’installation de la Tour aucune théorie n’est réellement sûre.

Le nouveau jour se lève sans qu’aucune créature des ténèbres n’ait approché de près ou de loin leur campement et c’est déjà une bonne nouvelle. La journée est belle. Trellen et Yena chevauchent au pas, méfiants, en silence, et une violente nostalgie assaille Yena au souvenir des chevauchées qu’elle partageait ainsi avec son maître. Aucun des deux n’aimait beaucoup bavarder et lorsqu’il avait enfin fini de lui enseigner ses leçons du jour, ils restaient en paix, un instant, une heure, une matinée, jusqu’à ce qu’ils arrivent quelque part. Ce n’est pas un souvenir particulièrement bon, mais cette image d’elle et de messire Godoire pourrait résumer plus de la moitié de sa vie et elle l’apprécie. Elle se demande quelques instants à quoi aurait ressemblé son apprentissage si elle avait été l’écuyère, par exemple, de Trellen. Il y aurait sans doute eu plus de politique et moins d’apprentissage de généalogies assommantes. Peut-être lui aurait-il appris à se comporter sans défier tous ceux qui la croisent – une attitude sage que ni elle ni messire Godoire n’ont jamais parfaitement maîtrisée. Elle arrive très vite au bout de cette idée saugrenue. Son maître est son maître, c’est comme son bras, elle peut ne pas le trouver parfait, c’est son bras, elle n’en aura pas d’autre.

Les Terres Sauvages les accueillent dans une explosion de couleurs : partout des buissons et des arbres arborent fièrement une teinte crue à laquelle ils n’étaient sans doute pas destinés par la nature. En y regardant de plus près, Yena se rend compte que les arbres sont en fait recouverts d’un parasite grimpant sur leur tronc. Entre les superbes feuilles longues et fines bleues, roses, oranges, mauves, pointent par endroit de timides feuilles vertes prouvant que l’arbre leur servant de support est encore vivant.

« N’y touche pas, dit Trellen, elles sont empoisonnées.

_ Bien. »

Yena a entendu dire qu’on pouvait tirer toutes sortes de remèdes et de potions de ces feuilles. Elle n’a pas la moindre envie d’essayer. Beaucoup bougent et ce n’est pas l’effet du vent. Trellen et Yena doivent à présent trouver un cours d’eau ou un lac pour que l’écuyère puisse utiliser les souvenirs des vouivres. Pour se repérer ils montent sur une hauteur, faisant un détour pour éviter de passer sous les arbres où n’importe qui aurait put tendre un piège… ou plutôt n’importe quoi. La jeune fille espère encore vaguement pouvoir apercevoir la Tour rapidement, ce qui rendrait son aide inutile et lui permettrait de retourner à la guerre pour s’occuper de la rançon. Ce n’est qu’une fois arrivée au sommet qu’elle se rend compte de ce que sont réellement les Terres Sauvages.

Un lieu saturé de magie.

Les plantes étranges qui les entourent sont simplement changées par rapport à la normale. Plus loin c’est le paysage lui-même qui est tordu, faussé, voilé d’une brume colorée par endroit, bardé d’arrêtes saillantes à d’autres. L’horizon est étrangement courbe et barré en son milieu par une faille qui semble déchirer le ciel sur plusieurs centaines de mètres de hauteur. Les quelques animaux que Yena parviens à voir sont maléfiques mais stupides : des hémars, des insectes géants, quelques trolls. Les quelques villes sont en ruine. Il faut croire que toutes les créatures magiques un peu civilisées se sont enfuies – et Yena ne peut pas les blâmer. Les lieux sont bien pires que toutes les descriptions qu’elle en a entendu. Difficile de dire dans quelle mesure ça vient de la Tour et c’est pour le moment le cadet de ses soucis. Elle repère une rivière en contrebas et un chemin en pente douce y menant. Trellen l’arrête juste avant qu’elle ne s’y engage.

« Méfie-toi des chemins par ici. » dit-il en jetant une poignée de terre sur le sentier. La terre tourbillonne étrangement avant de se décider à enfin tomber au sol.  « Sortilège de désorientation. » précise le chevalier qui passe devant. Yena le suit prudemment. Le terrain est relativement dégagé jusqu’à la rivière mais le chemin le plus court est arrêté par un hémar endormi. Yena, méfiante, propose de le contourner. Trellen refuse. Ils risqueraient de tomber dans l’embuscade d’un tigre noir, ce genre de bête aime rester à couvert avant de se jeter sur les voyageurs. Les hémars, par contre, sont presque inoffensifs lorsqu’on ne les embête pas. Trois fois plus gros que des éléphants, la peau épaisse plus dure que le métal d’une armure, les hémars sont redoutables lorsqu’ils se déplacent sur leurs deux pattes arrières larges comme des troncs d’arbre et puissamment griffues parce qu’ils piétinent tout sur leur passage. Mais ces gros monstres sont des lâches et des charognards, leur immense gueule aux terribles dents est un bon moyen de défense mais ils sont trop lents pour l’utiliser pour chasser, et leurs pattes avant sont ridiculement courtes. Celui-ci a récemment dû se régaler d’une bonne charogne et dort au soleil. Yena aurait préféré l’éviter malgré tout. Mais elle suit docilement le Chevalier Blanc qui passe aussi près du monstre qu’il le peut sans paniquer les chevaux. L’odeur qui se dégage du hémar n’est pas aussi terrible que l’écuyère l’aurait cru – rien à voir avec celle d’un géant – mais largement suffisante pour effrayer les bêtes.

Arrivée devant le ruisseau, Yena vérifie très attentivement qu’aucun nouveau piège ne l’attend puis se penche vers l’eau. Elle reconnait, elle en est sûre, mais ne parviens pas à faire coïncider cette image avec les souvenirs que la vouivre lui a transmis. Avec un soupir elle défait ses armes et s’immerge dans l’eau jusqu’aux cuisses. La sensation de reconnaitre est encore plus importante mais rien ne correspond, faisant grandir encore l’irritation de la jeune fille. Trellen attend patiemment sur la rive qu’elle daigne le guider et intérieurement l’écuyère maudit les vouivres, les Tours et les Terres Sauvages de l’avoir mise dans cette situation. Elle regarde de tous les cotés sans parvenir à dissiper la tension qui lui ronge les os. Elle boit même un peu d’eau, en vain – elle reconnait le goût et il ne fait qu’ajouter à son malaise. La Tour devrait être là, toute proche. L’eau a même un goût de Tour. Et rien devant, rien !

La Tour devrait être là, droit devant, dans cette étrange faille qui barre l’horizon…

Enfin Yena comprend.

« Elle est là, affirme-t-elle en indiquant la direction du doigt, mais on ne peut pas la voir, elle est sans doute cachée par magie. A moins qu’elle est déménagée, mais…

_ Non. Aucun magicien ne changerait l’emplacement de sa Tour une fois qu’elle est construite. Tu vois un moyen d’y entrer ?

Elle pensait que ses pouvoirs à lui suffiraient, mais puisque visiblement ce n’est pas le cas, Yena réfléchit tout en sortant de l’eau et en se séchant de son mieux. Elle a la carte des rivières des Terres Sauvages en tête et il leur faudrait parcourir un chemin long et risqué pour y parvenir, monstres aquatiques et pièges magiques pullulent assez pour chasser les redoutables vouivres. La voie de terre devrait être largement aussi dangereuse. Ne reste donc plus qu’à espérer ce qu’au départ ils redoutaient : que ce magicien soit engagé par l’armée ennemie et qu’il existe un chemin sûr pour que de simples humains se rendent jusqu’à lui.

_ Je pense, dit-elle, qu’il faut qu’on utilise le même moyen que nos ennemis.

_ Pas de chemin par voie d’eau ?

_ Non, aucun moyen.

_ Très bien… je vais devoir utiliser le Regard du Dragon.

L’écuyère suppose donc qu’il est capable d’utiliser son pouvoir plus efficacement qu’Aegon. Mais c’est normal : les Sept-Esprits l’ont déjà doté d’une forte magie en le choisissant comme Chevalier Blanc, ça n'a pu que renforcer sa magie naturelle. Sans cela, il ne serait certainement pas venu défier cette Tour de magicien à lui seul.

En tous cas, c’est ce que la jeune fille espère.

_ J’ai trouvé un chemin sûr, dit Trellen, mais il va falloir que je gaspille un peu de magie pour y accéder. Suis-moi et quoi qu’il arrive, n’ai pas peur et ne quitte pas mes pas. Nous allons devoir laisser les chevaux. »

Yena pense qu’elle devrait se proposer pour ramener les bêtes dans le Royaume et retourner au combat. A présent le Chevalier Blanc n’a plus besoin d’elle. Au pire elle finira même par l’encombrer. Et laisser les chevaux ici, à la merci des créatures maléfiques, ce serait un véritable sacrilège. Ces nombreuses raisons sages lui traversent l’esprit comme un réflexe, résultat d’années de formation par messire Godoire, chevalier de vieille école qui de plus en avait long à dire sur les tentations de la gloire et de l’orgueil. Yena a déjà tenté plusieurs fois de suivre la voie de la raison, elle est maintenant trop fière d’être implicitement invitée par le Chevalier Blanc à continuer à le suivre pour résister à l’orgueil qui gonfle son cœur. Tant pis pour les chevaux. Elle approuve Trellen et abandonne les deux magnifiques bêtes sans un regard en arrière.

Trellen et Yena s’avancent dans la plaine et sont brutalement enveloppés par la brume. Instinctivement Yena dégaine son épée et pose la main gauche sur l’épaule du chevalier pour ne pas le perdre. Elle sent un vent glacé se promener sur son corps, un vent qui ne chasse pas le brouillard mais l’intensifie, qui souffle dans une direction sur ses cheveux et dans une autre sur ses épaules, un tourbillon de froid qui avale sa chaleur et sa vie. Yena serre les dents et avance. Elle ne craint rien puisque Trellen est là. Il ne laisserait pas ces sortilèges lui faire du mal.

Les caresses du vent se font plus précises, des mains fantomatiques se forment dans la brume et font le geste d’attraper Yena, au lieu de quoi elles la traversent et la glacent jusqu’aux os. Le bruit du vent devient des plaintes et de gémissements de damnés. La jeune fille refuse de se plaindre à Trellen, il la traite en adulte et elle veut mériter sa confiance. Et puis elle est écuyère, future cavalière, elle ne se laissera pas effrayer par un tour de passe-passe. La colère qui brûle toujours en elle trouve un nouvel objet et la réchauffe par le défi de ne pas se laisser faire. De toute façon elle ne craint rien, Trellen la protège.

Mais le froid glace ses mains et l’épaule de Trellen lui échappe. En un instant le chevalier disparait dans le brouillard. Yena reste parfaitement immobile et l’appelle. En vain. Elle se penche vers l’herbe pour examiner ses traces et marcher parfaitement dans ses pas – le moyen le plus efficace de profiter de ses sortilèges de protection – tout en tentant d’ignorer la terreur qui la broie et les enlacements glacés des fantômes gémissant leurs souffrances. Les traces sont intactes. Elle avance, très lentement, prudemment, en appelant de temps en temps Trellen à son secours. Très vite elle cesse de crier et sa voix descend jusqu’au murmure. Elle sait que c’est un effet du sort des brumes, le sortilège de défense se fait de moins en moins puissant au fur et à mesure que le Chevalier Blanc s’écarte d’elle.

Ses forces diminuent. La souffrance des âmes errantes l’envahie. Elle titube et plante son épée dans le sol pour ne pas tomber. Et hurle : « Ça suffit ! »

Son cri la surprend au moins autant que les fantômes qui cherchaient à vampiriser sa vie et qui s’écartent quelques secondes. Mais elle a compris ce qu’ils sont et elle se révolte devant le rôle horrible qu’on les force à accomplir. Ces spectres sont réels. Ce sont les âmes des victimes du magicien, retenues sur terre par la force d’un sortilège et incapables de suivre le chemin des âmes jusqu’à trouver la paix au cœur des Sept-Esprits. En restant dans ce monde trop rude pour eux, sans corps pour les protéger, ils se désagrègent lentement, tentant pitoyablement de voler la chaleur des vivants pour retarder l’horrible échéance de leur destruction.

Cela ne doit pas être.

L’écuyère n’est pas une petite sœur des Sept-Esprit, encore moins une prêtresse ou une femme-sage, mais par son épée elle est servante des Sept-Esprits. Elle a prêté serment devant leurs pierres qui ont jugée son âme et l’ont trouvée droite et pure. Un lien s’est tissé entre elle et les Esprits, un pacte d’allégeance passant par le Royaume, et elle sait où ils sont, où les morts doivent aller pour trouver la paix. Elle leur ouvre le chemin. Elle ignore la magie qui peut tordre la matière mais les mots des vivants sont une réalité puissante pour les morts, si ces mots sont sincères. Les mots de Yena sont sincères et puisent dans son amour des Sept-Esprits et du Royaume, c’est un tunnel qu’elle ouvre pour les spectres qui disparaissent un à un, jusqu’à ce qu’elle se retrouve seule et épuisée.

Osant à peine y croire, elle examine ses mains redevenues chaudes, son épée plantée dans la terre, elle tourne la tête là où se trouvait la brume. Rien. Elle pousse alors un cri de victoire. Elle ne sait pas exactement par quel miracle mais elle a eu foi dans les Esprits et a réussi à apporter la paix aux âmes errantes. Et si jamais elle et Trellen s’en sortent vivant, c’est un exploit qui mérite d’être chanté et raconté de châteaux en châteaux.

Le Chevalier Blanc n’est d’ailleurs pas loin. Il ne montre aucune surprise et lui fait signe de le rejoindre. Yena attend un moment des félicitations, en vain. Elle ne veut pas les réclamer elle-même – Trellen pense peut-être qu’il est normal pour une écuyère des Sept-Esprits de réussir à parler aux morts – et demande juste :

« Est-ce que nous sommes sur le chemin sûr à présent ?

_ Oui. Nous allons voir la Tour bientôt. Reste avec moi et cette fois ne me perds pas. »

La jeune fille accepte le reproche en silence et redouble de vigilance. Elle est un peu déçue de la réaction de Trellen mais se répète que ça n’a aucune importance.

Le chemin protégé des sorts de la Tour est un havre de paix dans ces terres chaotiques, un tapis d’herbe encadré de véritables arbres protecteurs. L’air est doux et les feuilles laissent passer par endroit quelques rayons de soleil. Pour un peu, Yena pourrait se croire revenue dans le Royaume. Malgré elle le décor enchanteur engourdit ses sens et l’invite à se détendre. Elle se mord violemment la lèvre pour rester en éveil – ce n’est pas parce que les humains viennent par là que le sorcier n’a pas placé des pièges pour distinguer les ennemis des amis.

Enfin, au détour d’un virage, ils voient la fin de la route et l’imposante Tour se dresse devant eux dans toute sa terrible majesté. Yena relève la tête pour tenter, en vain, d’en apercevoir le sommet qui se perd dans les nuages. Elle a beau savoir que l’apparence d’une Tour de magicien n’a aucun rapport avec la puissance qu’elle renferme, elle ne peut s’empêcher de frissonner. Celle-ci ressemble à une montagne étrangement étirée en hauteur. Partout des pics et des arrêtes tranchantes, du roc et des éboulis, et on distingue même par endroit des illusions de neige et d’arbres rabougris. Sauf sur un coté où une longue cascade de lave descend tout droit du sommet jusqu’au pied de la Tour.

Yena connait les Tours par les récits épiques des héros légendaires qui les ont détruites. Certains ont tué le sorcier au terme d’un combat grandiose. D’autres ont détruit l’amma de la Tour, la force servant à tenir l’ensemble et à multiplier les pouvoirs du magicien qui l’a construit – la raison pour laquelle les ammas ont été interdites dans le Royaume : un tel pouvoir ne peut être concentré dans les mêmes mains. Aucun n’a réussi facilement et tous ont marché sur les cadavres des héros précédents. Mais aucun n’avait été attendu par le sorcier.

Le Chevalier Blanc marche hardiment droit sur la cascade de lave et non moins hardiment Yena le suit. Au-dessus d’eux la lave s’écarte en deux ruisseaux, laissant apparaitre l’entrée d’une caverne garnie de stalactites rappelant les crocs d’une gigantesque gueule. Ils entrent.

A l’intérieur un long escalier grimpe le long des murs. La Tour parait plus petite de diamètre et plus parfaitement cylindrique mais toujours aussi haute : malgré les torches le sommet de l’escalier se perd dans le noir. Yena croit d’abord que les torches sont tenues par des sculptures en forme de bras humains mais s’aperçoit vite, à la façon dont ils dirigent la lumière vers eux, que ce sont des véritables bras envoûtés. Elle trouve ça dégoûtant.

Une personne invisible sous sa longue cape et sa capuche apparait devant eux et dit d’une voix molle et méprisante :

« Oui ? Vous désirez ?

Trellen se plante devant la silhouette et déclare d’une voix forte :

_ Nous venons voir le Maître de cette Tour pour parler affaires.

_ Où est votre or ?

_ Il viendra.

_ Mon Maître s’occupe de votre affaire. Revenez dans une semaine.

Deux pas en retrait de Trellen, Yena fulmine contre cet arrogant personnage qui s’imagine pouvoir balayer le Royaume en une semaine à peine. Elle ne comprend pas pourquoi Trellen ne le tue pas sur-le-champ. Certes, la ruse devrait leur permettre d’approcher au plus près le magicien sans avoir à tuer tous ses serviteurs… mais tout cela n’est pas très glorieux. Le Chevalier Blanc continue à marchander.

_ Nous avons simplement besoin de préciser certaines instructions. Il sera dédommagé pour la difficulté occasionnée

_ Combien ?

_ Je n’en parlerai qu’avec lui.

_ Mff. Je vois. Montez. »

Sans rien laisser voir de sa figure l’étrange créature parvient à faire comprendre qu’il grimace. Yena n’est pas étonnée de voir le magicien si vénal, ça correspond bien à la manière dont on lui a toujours décrit ces créatures. Elle est par contre étonnée de le voir si stupide. Croyait-il vraiment que personne d’autre que ses alliés pourraient venir par son chemin ?

Le personnage s’envole, laissant deviner dans l’ombre de sa robe une longue queue écailleuse. Sans doute un démon mineur. Le Chevalier Blanc et l’écuyère commencent à monter les immenses escaliers et très vite l’entrée de la Tour disparait dans l’obscurité. Les torches se penchent pour éclairer les quelques marches qu’ils montent. Plus loin, les quelques taches de lumières donnent une perspective faussée et si Yena n’avait pas su que les Tours de magicien doivent être parfaitement cylindriques pour fonctionner, elle se serait cru dans un labyrinthe en trois dimensions, courant sur un chemin qui ne tient aucun compte de la pesanteur ni de la logique. Enfin ils débouchent dans une immense salle dont l’ameublement luxueux est sans doute dû aux illusions du magicien. L’air est lourdement chargé d’encens et les tapisseries qui recouvrent le moindre espace libre augmentent l’impression d’étouffement. Yena n’y prête aucune attention : c’est la première fois qu’elle rencontre un magicien de Tour et au-delà de sa vigilance guerrière pointe une curiosité d’enfant.

Le sorcier n’a pas plus de goût pour son habillement que pour l’aménagement de sa salle : il porte une longue robe d’or rehaussée de broderies d’argent, de pierres précieuses, de soie et de dentelles. Son long chapeau pointu est en velours noir mais brodé d’étoiles d’argent. Entre les deux brillances du chapeau et de la robe on distingue mal son petit visage mangé par la longue barbe grise traditionnelle et encore moins bien ses yeux de furets. Il fait signe à ses visiteurs de s’asseoir et s’installe lui-même dans un haut fauteuil en bois dont le dossier est sculpté en tête de griffon.

« Et maintenant, se dit Yena, Trellen va lui sauter à la gorge et le tuer avant qu’il n’ai eu le temps de lancer un sortilège. » Elle se prépare à dégainer son épée au cas où le chevalier ait besoin de son aide – par exemple, si les démons serviteurs du magicien tentaient de défendre celui-ci. A sa grande surprise, Trellen s’assoit.

«  Vous ne venez pas du royaume de Chelbelia, n’est-ce pas ? demande le magicien.

_ Non. Je suis un Chevalier Blanc du Royaume des Sept-Esprits.

_ Je vois ça. Alors. Que puis-je pour vous ?

Au lieu de défier l’autre et de le combattre noblement, Trellen croise les doigts dans une pause élégante de chevalier de cour et dit :

_ Le Royaume désirerait vous engager. Quel est votre prix ?

Yena ne peut pas en croire ses oreilles. Elle se demande de quelle ruse il s’agit et dans le doute reste immobile, refusant de croire ce qui se déroule sous ses yeux : pour protéger le Royaume, le Chevalier Blanc Trellen trahit les Sept-Esprits. C’est absurde.

Mais elle est bien forcée de se rendre à l’évidence. Trellen n’a pas du tout l’intention de tuer le sorcier ni de détruire sa Tour, il se moque des créatures magiques chassées des Terres Sauvages qui errent dans le Royaume et s’attaquent aux humains, il ne se soucie pas de la magie engagée pour sceller la frontière des Terres Sauvages ni des accords anciens des Esprits. Pour lui, seule compte la victoire. Et il n’hésite pas à marchander avec cet assassin buveur d’âme.

La jeune fille ne sait plus quoi faire. Tout l’amour qu’elle ressent pour le Royaume l’incite à agir, à ne pas laisser cette monstrueuse alliance se commettre. Mais toute son éducation la pousse à obéir aveuglément au Chevalier Blanc – foi et loyauté sont l’essence même de la chevalerie. Elle est déchirée. Si elle désobéit à Trellen celui-ci pourra briser ses vœux d’écuyère pour faute grave et elle perdra tout espoir de délivrer messire Godoire. Si elle laisse le pacte se conclure messire Godoire la méprisera toujours. Et Aegon, qui admirait tant son cousin, qu’en penserait-il ?

Assez, se dit-elle.

Réfléchir à ce qui serait le mieux selon les autres ne la mène nulle part. Elle doit penser à ce qui serait le mieux pour le Royaume : une guerre féroce avec Chelbelia ou une invasion de créatures des Terres Sauvages. Les antiques guerres des magies ont prouvé qu’il est encore préférable d’affronter d’autres humains que les elfes de lunes et les hémars, les orcs et les trolls, les vouivres et les nécromants. Elle se lève et marche vers le sorcier. Elle dégaine son épée et frappe.

« Tsssss, gamine, dit Trellen qui en un éclair a paré le coup, qu’est-ce que tu es en train de me faire là ?

Le Regard du Dragon a envahit ses yeux mais au-delà des éclairs noirs Yena ne distingue que la médiocrité humaine – peut-être parce que c’est ce qu’elle a envie de voir, peut-être parce que Trellen ne se donne plus la peine de jouer un rôle devant elle. Elle répond d’une voix sourde :

_ J’accomplis mon devoir. »

Son défi lancé dans les meilleures règles de la chevalerie, elle s’apprête à combattre pour sa vie.

Ils tournent, Trellen le Chevalier Blanc et Yena l’écuyère, épées en garde, ils tournent en se jaugeant du regard avant la première attaque. Trellen se moque, il lit toutes ses attaques et ses feintes directement dans son esprit et il peut facilement vaincre chacune d’entre elle. Yena a déjà réussi à battre Aegon par sa rapidité et son talent – mais Aegon n’est qu’un écuyer, tout prince qu’il est, et il n’est encore jamais allé à la bataille. Trellen la surpasse de loin à ce jeu-là.

La seule personne n’appartenant pas à sa famille pouvant battre Aegon à coup sûr, c’est Liam, le chevalier qu’un coup terrible sur le crâne a rendu fou. Pourtant ses mouvements sont désordonnés et laissent d’énormes ouvertures dans sa garde, mais Aegon est incapable de prédire ses mouvements et de calculer ses coups, il se protège à la dernière minute sans savoir comment attaquer puisque Liam ne respecte aucune logique, revivant dans sa tête le combat d’un lointain champ de bataille. On lui avait d’ailleurs interdit d’entraîner un prince du sang – en vain puisque dans ce domaine comme dans tant d’autre Aegon n’en avait fait qu’à sa tête. Il s’entêtait à vouloir vaincre ce fou. En vain jusqu’à présent. Le Regard du Dragon est inutile lorsque l’adversaire lui-même ne sait pas ce qu’il fait.

Yena ignore si elle sera capable de s’en remettre aussi aveuglément à la bienveillance des Esprits et de frapper au hasard, mais c’est le seul plan qu’elle est capable de mettre en place et qui ait la moindre chance de réussir.

Ne plus penser. Ne plus calculer. Ne pas laisser la peur l’envahir. Juste la colère. La rage. L’attaque. Yena s’élance et frappe de taille pour éventrer son adversaire – un coup qui nécessite plus de force que d’adresse et que son maître a passé des années à lui désapprendre. Trellen la pare facilement mais au moins il est surpris. Yena s’interdit de réfléchir à la façon d’utiliser son avantage et attise davantage sa rage. La rage des champs de batailles où pour on est prêt à s’acharner sur un ennemi déjà mort si on ne trouve plus d’ennemi vivant – pour ne plus penser aux compagnons qu’il a tué. La rage des Rats de Yella la ville-marchande, rage des enfants abandonnés prêts à tout pour survivre, rage que Yena a connu jusqu’au jour où elle est devenue écuyère mais qu’elle n’a jamais oubliée.

Ce sont les réflexes inculqués par des années d’entraînements qui lui permettent d’esquiver les coups mortellement rapides de Trellen. Mais c’est bien sa fureur qui lui donne la force de se battre de toute son âme. Ça ralentit un peu le chevalier. Un peu seulement. Sous le regard amusé du sorcier qui déguste une coupe de vin en admirant le spectacle, il parvient à acculer l’écuyère entre deux immenses meubles de bois. Les mouvements instinctifs de Yena n’ont maintenant plus une assez grande marge de manœuvre pour le surprendre. Il donne un formidable coup dans son épée qu’il lui arrache des mains si brutalement que Yena ne peut retenir un cri de douleur. Il ne lui reste plus qu’à donner le coup de grâce.

Un chevalier aurait reconnu sa défaite et accepté cette mort honorable. Mais pour Yena la mort donnée par un traître n’a rien d’honorable. Et elle n’est pas née chevalier.

Elle s’agrippe à l’épaisse tapisserie dans son dos – étrangement rugueuse sous ses doigts mais assez solide pour supporter son poids – grimpe sur le meuble le plus proche et s’enfuit à travers le dédale luxueux de la pièce. Trellen jure et commence à la chercher. Le sorcier rit et lui propose son aide, que le chevalier refuse avec dédain. Yena se glisse derrière une gargouille de bois recouvert d’or qui orne une gigantesque armoire. Elle souffre de plusieurs estafilades et surtout n’a plus son épée, celle-ci a glissé au milieu de la pièce. Trellen l’attend là, il sait qu’un chevalier désarmé est prêt à tout pour récupérer son épée. Et il guette. Dès qu’elle prendra une décision, il le  saura et l’attendra. Il faut qu’elle continue à se battre à l’instinct, comme le Rat qu’elle était.

Il regarde ailleurs. Elle saute. Il se retourne en entendant le bruit mais il est trop tard, elle lui plante sa dague dans la gorge. Ça c’est un réflexe de Rat, la plaie des cités, menace pour les bons citoyens et autres voleurs honnêtes, parce qu’un Rat ne réfléchit jamais avant de sortir son couteau. Les Rats sont en permanence en train de se venger du monde entier. Le crime de celui-là était de la sous-estimer.

Yena reprend son épée. La forme familière dans sa paume la ramène à la réalité. Sa colère a bien travaillé, maintenant il est temps de la ranger.

Le sorcier lève les mains et prononce à toute vitesse un sortilège, trop tard : d’un geste Yen le décapite. Elle n’a plus maintenant qu’à trouver l’amma de la Tour et à la détruire. Elle évite de regarder le corps de Trellen. Ce n’est pas la première fois qu’elle tue mais cette fois elle ne peut pas s’empêcher d’être horrifiée par la portée de son geste : c’est un Chevalier Blanc qu’elle a assassiné. Et si jamais elle s’était trompée, si jamais elle n’avait pas pris la bonne décision…

Yena tente de chasser ces réflexions pessimistes pour se concentrer sur la recherche de l’amma. Un bruit la fait se retourner. Le bruit de lourdes pattes griffues se posant sur le sol. Suivi d’un bruit de respiration rauque. La respiration d’une énorme bête. Pourtant le démon encapuchonné qui vient de se poser devant elle n’est pas si grand. Du moins c’est ce qu’elle croit jusqu’à ce qu’il rejette ses vêtements humains et lui apparaisse dans toute sa monstrueuse taille, ses longues ailes de chauve-souris serrées contre le plafond, ses grands bras écailleux repoussant l’encombrant bric-à-brac de la salle, sa longue queue de dragon balayant toutes les tapisseries des murs et creusant du même geste impatient dans la pierre des murs. Yena réalise qu’elle a eu tort de le prendre pour un démon mineur, ses longues cornes et ses yeux à la pupille en croix indiquent même un haut seigneur démon. Il est sans doute capable d’utiliser la magie et de cracher le feu ou le venin, peut-être même les deux.

L’écuyère s’écrit :

« Ton maître est mort ! Tu n’es plus lié à notre terre ! Retourne en Enfer, parmi les tiens !

_ Mort ? dit la créature d’une voix si grave que Yena sent ses os trembler. J’aimerai bien. Mais tu l’as raté.

Yena jette un coup d’œil furtif au corps du magicien. Il ressemble bel et bien à un cadavre décapité. Elle ramène son attention sur le démon. Ses chances de le vaincre sont infimes. Celles de détruire l’amma de la Tour et ainsi d’effacer tous les pouvoirs du sorcier sont à peines supérieures. Il faut qu’elle monte encore – l’amma doit toujours être au centre exact de la Tour et si la jeune fille ne l’a pas vue aux étages qu’elle a déjà visité, elle est forcément plus haut.

Le monstre ne parait pas très pressé d’en finir avec elle. Il doit lui aussi détester le sorcier qui l’a réduit à l’esclavage, sans parvenir à rompre le pacte qui les lie.

_ Démon, tente Yena, laisse-moi le vaincre et je te libérerai de tes chaines.

_ Pour me laisser aller sur la Terre à ma guise ?

_ Non. Je ne peux pas te promettre ça.

_ Alors, petite humaine, autant que je te tue… non ?

Tout en parlant le démon s’avance, lançant de temps en temps un coup de griffe acéré que Yena esquive en reculant. Ils tournent en rond et le démon étire de plus en plus son corps écailleux comme s’il n’avait pas de fin ; bientôt l’écuyère sera coincée entre son dos et sa tête. Elle tente de lui trancher la tête. Le monstre ne se donne même pas la peine de parer, l’épée rebondit sur les épaisses écailles de son cou. Yena cherche un point faible et attaque encore et encore. Elle croit avoir repéré qu’il cherche à protéger un espace entre sa poitrine et son bras qui doit être son point faible, mais justement il le protège bien. A présent son buste ressemble à celui d’un démon classique mais le reste de son corps forme une longue queue de serpent qui fait le tour exact de la salle et c’est le bout de sa queue hérissée de pointes qu’il enroule autour de la taille de Yena. La jeune fille a beau le larder de coups d’épée, elle parvient à peine à déloger quelques écailles branlantes. Il la soulève comme un pantin.

_ Et bien, demande-t-il, petite cavalière du Royaume des Sept-Esprit, c’est tout ?

Tout en parlant il le secoue. Yena a toutes les peines du monde à ne pas lâcher son épée. Elle l’empoigne à deux mains, prête à se battre jusqu’au bout. Soudain une voix faible et grinçante sort de la bouche du démon  et dit : « Arrête de jouer ! Je t’ordonne de la tuer ! »

Le démon ouvre grand la bouche et Yena voit sur sa langue le sceau du sorcier qui le retient prisonnier, ce sceau qui lui interdit de désobéir. Mais il faut être très prudent lorsqu’on réduit un seigneur démon en esclavage – ils sont prêts à tout tenter pour s’échapper. Celui-ci n’a pas reçu l’ordre de cacher son sceau par tous les moyens et il est prêt à tuer Yena d’une manière qui lui laisse une chance. L’écuyère l’a compris. Le démon la rapproche de sa gueule béante et prend le plus de temps qu’il peut avant de refermer ses terribles mâchoires. C’est suffisant : Yena plante son épée dans sa langue et détruit le sceau du sorcier.

Un terrible grondement ébranle toute la Tour. Le démon libéré écarte ses monstrueuses ailes et détruit le plafond. Un rocher frappe l’épaule de Yena qui hurle de douleur sans parvenir à entendre son propre cri dans le fracas. La décoration créée par illusion magique retourne à l’état de sable. Le corps décapité également. Le véritable sorcier a dû utiliser une marionnette magique pour éviter tout danger.

_ Lâche-moi ! crie Yena au démon.

Celui-ci la regarde quelques instants, l’air de se demander quel goût elle a, et Yena se raidit : à présent qu’il n’est plus prisonnier d’un humain il va rejoindre l’Enfer, mais il peut très bien décider de croquer une humaine avant. Inutile de lui demander la moindre gratitude : c’est un démon. La seule émotion qu’ils partagent avec les humains est la vengeance.

_ Lâche-moi et je détruirais cette foutue Tour ! Ou alors détruis-la toi-même !

Le démon la relâche et déclare d’une voix déjà lointaine :

_ Moi je ne peux pas…

Il disparait de plus en plus vite, rappelé à sa propre dimension.

_ Montre-moi l’amma ! » hurle Yena.

Le démon n’est déjà plus visible. Tout ce qu’il reste de lui est un long rire moqueur.

Yena lève la tête. Au milieu des décombres l’amma flotte dans les airs. A ses cotés quelqu’un, volant lui aussi, tente de toute urgence de fabriquer des sortilèges de défense. Yena escalade quelques pierres pour se hisser jusqu’à eux et combattre enfin le véritable sorcier. En équilibre précaire sur une poutre elle ne prend pas la peine de défier son ennemi et saute pour le frapper dans le dos comme un vulgaire assassin. Elle se prend un sortilège de feu de plein fouet ; elle a tout juste eu le temps de protéger son visage avec ses bras. Elle tombe et se rattrape un peu plus bas à un bloc branlant qui par miracle soutient son poids. Elle monte de son mieux sans lâcher son épée. Le sorcier ne lui prête aucune attention, trop occupé à reconstruire sa Tour. L’écuyère est stupéfaite en voyant son visage : l’homme engagé pour détruire le Royaume, le dompteur de démons et prédateurs de monstres, n’est qu’un adolescent à peine plus vieux qu’Aegon. Un adolescent à deux doigts de la panique. Brusquement il se retourne vers Yena et lui lance un autre sortilège qu’elle esquive par pur réflexe, puis il l’ignore à nouveau. Jeune et inexpérimenté, peut-être, mais redoutable. Yena décide de détruire l’amma en priorité. Elle est trop loin pour l’atteindre, mais si dans son orgueil le magicien n’a pas tissé une toile défensive autour de l’âme de sa Tour, la jeune fille peut parvenir à la détruire. Elle décroche sa fronde de sa ceinture, la charge d’une pierre aux arrêtes tranchantes et tire.

Non, ce jeune magicien a été orgueilleux et imprudent à bien des reprises, mais pas cette fois : la pierre éclate milliers de minuscules débris. Elle est protégée. Pour l’atteindre il faut soit trouver une matière insensible au sortilège, soit s’en prendre directement au sorcier. Yena choisit la deuxième solution, charge à nouveau sa fronde et tire. La pierre touche l’arrière de la tête du jeune homme qui se met à saigner. Mais il n’est pas gravement touché. A nouveau il se tourne vers Yena et lui lance un sortilège en traçant des signes en l’air d’une main, en même temps qu’il prononce un autre sortilège scellé par un dessin de son autre main. L’écuyère n’a aucun mal cette fois à l’esquiver, il est lancé trop bas. Du moins c’est ce qu’elle croit jusqu’à ce qu’elle sente le sol déjà branlant s’ouvrir sous ses pieds. Le sorcier a changé la pierre en sable avant de la resolidifier autour de Yena : l’adolescente est prise au piège jusqu’aux cuisses. A présent qu’elle est à sa merci, il s’offre même le luxe de ne pas la tuer tout de suite et de continuer à rebâtir sa Tour : les immenses blocs en train de s’écrouler croisent ceux qui se reforment et s’élèvent. Sans démon l’ensemble n’aura aucune solidité mais permettra au sorcier de disposer d’un abri pour invoquer un nouveau démon. Et tout recommencer.

C’est compter sans la ténacité de l’écuyère. Tandis que les pierres s’assemblent et s’élèvent autour d’elle, elle insère son épée entre elles et s’y accroche de toutes ses forces. L’un des deux sortilèges doit céder – à moins que le corps de Yena ne se rompe avant. Mais non. Elle s’extirpe enfin du piège, le laissant derrière elle que ses bottes et plusieurs centimètres de peau. Elle monte avec les pierres jusqu’à se retrouver au niveau de l’amma. Derrière la gemme magique le sorcier continue à travailler d’arrache-pied à ses sortilèges. Lorsqu’il aperçoit la jeune fille, il est trop tard. Elle s’est déjà jetée sur lui – et cette fois il n’a plus la moindre magie de feu en réserve. Son épée est restée coincée dans les pierres mais sa dague est toujours là, vestige de son passé de Rat et de son habilité de survivante, une petite arme qui fait parfaitement l’affaire au corps à corps. A présent Yena est agrippée dans le dos du sorcier qui ne peut la déloger sans se lancer un sort à lui-même et elle applique sa lame sur la mince gorge de l’adolescent.

« Brise l’amma, gronde-t-elle.

L’autre lui répond un mot dans une langue qu’elle connait mal, le nhuzul. Elle n’a pas besoin de l’avoir étudiée pour comprendre qu’il refuse. Elle enfonce davantage sa lame et fait couler un peu de sang sur la gorge de son adversaire pour lui faire comprendre qu’elle ne plaisante pas. Le sorcier se jette brutalement en arrière pour écraser Yena contre les pierres. Avant qu’il ait pu terminer son geste l’écuyère prend appuie sur une colonne à peine achevée pour renverser la situation et le jeter dans le mur. Les fondations encore instables tremblent et glissent lorsque le sorcier s’assomme à moitié. Yena s’apprête à achever le travail quand elle réalise que s’il existe une chose au monde qui peut traverser des sortilèges de défense, c’est bien celui qui les a tissés…

L’amma n’est pas trop haute pour être atteinte en prenant appui sur les quelques pierres que le sorcier a eu le temps de dresser. D’une main Yena tord le bras de sa proie pour l’obliger à la suivre, de l’autre elle escalade jusqu’à arriver à la hauteur de la gemme magique. Le sorcier se débat mais en vain : il a épuisé trop de ses ressources pour lancer un sortilège puissant uniquement par la parole, et il est totalement dominé au corps à corps. Le sort qu’il avait déjà lancé sur les pierres provoque encore quelques mouvements mais pas assez pour déstabiliser sa terrible adversaire. Elle agrippe la tête du sorcier par les cheveux et l’écrase sur l’amma. La source magique se brise dans un discret tintement de verre. Et toute la puissance qu’elle maintenait en place s’enfuit dans les Terres Sauvages.

Le sorcier pousse un long et terrible hurlement tandis que tout s’effondre autour d’eux.

Ou du moins parait s’effondrer. Yena éprouve une oppressante sensation de vertige puis sent le sol sous ses pieds comme si la Tour n’avait jamais existée. A ses cotés les rares objets de la Tour qui n’ont pas été créés par magie émergent d’un sable bleuté qui se dissipe rapidement. Yena ne prête attention qu’au corps de Trellen et au sorcier déchu. Le sorcier est le plus urgent.

En la voyant approcher de lui il reste inerte, encore sous le choc. S’il avait plusieurs heures devant lui, sans doute serait-il capable de recréer des instruments de pouvoir assez efficaces pour contrer la juste fureur de Yena. Mais il ne les as pas. Et il faut tout le poids des enseignements de son maître pour que la jeune fille se retienne d’utiliser son épée et se contente de le jeter à terre d’un coup de poing. Après quoi elle le frappe encore, histoire de lui passer l’envie de continuer à se rebeller, une nouvelle fois pour avoir osé menacer le Royaume, une de plus pour l’avoir obligée à tuer Trellen, et elle aurait volontiers continué la liste de ses récriminations un long moment si le sorcier ne s’était pas mis à gémir et à supplier dans sa langue. Elle trouve ses crimes trop graves pour être effacés d’un simple ‘‘je regrette’’, mais ce n’est pas à elle de le juger, elle est justement trop en colère pour mener à bien cette tâche. Elle choisit de le ramener dans le Royaume pour que les chevaliers décident de son sort. Et de son sort à elle. Si elle le tuait ici elle n’aurait qu’à rentrer chez elle, expliquer à Aegon que Trellen est mort et tenir sa langue envers les autres. Personne ne saurait rien de ses exploits et personne ne l’inquiéterait. Une idée alléchante qu’elle écarte avec mépris : aujourd’hui plus que jamais elle se veut la digne écuyère de messire Godoire, prête à faire ce qui est juste sans se soucier de son intérêt.

Elle enveloppe le corps de Trellen de son mieux avec leurs deux capes nouées et demande au magicien de l’aider à porter. Il se relève en tremblant et se lance dans un long discours en nhuzul pour indiquer qu’il n’a pas compris. Yena ne connait pas beaucoup de mots nhuzul mais un savant mélange de cette langue, de bas-parler et de taloches font clairement comprendre au magicien qu’il est censée l’aider et que si jamais elle le surprend en train de réciter un sortilège ou de dessiner un pentacle, elle lui arrache la langue ou lui coupe les doigts. Il juge alors inutile d’en appeler au respect avec lequel on est censé traiter les prisonniers de haut rang et signale juste qu’elle s’apprête à laisser derrière elle plusieurs artefacts de valeurs, ceux-là même qui lui ont permis de construire son amma. Yena refuse de retourner en arrière, pas même pour tout l’or du monde. Il lui faudra un long moment avant d’accepter à nouveau la magie à ses cotés.

Il leur faut longtemps pour rejoindre le Royaume mais les connaissances de Jilom, le sorcier, leur évitent les mauvaises rencontres. Yena pour sa part tient à éviter les cours d’eaux. Elle estime avoir réglé sa dette envers les vouivres en détruisant la Tour mais elle sait que ces créatures ne rateront pas une si belle occasion de se venger et qu’elles viendront tuer le magicien. Peut-être que les chevaliers des Sept-Esprits le condamneront à mort eux aussi mais au moins ce sera une mort douce, pas l’atroce souffrance des sortilèges des vouivres. Celle-là, Yena n’est pas prête à les laisser l’infliger à un grand gosse qui a commis tous ses crimes par orgueil, pour prouver qu’il valait mieux que les autres. C’est en tout cas ce qu’elle a compris de ses longues explications, se basant plus sur son ton et sa manière de grimacer en parlant de ses professeurs que sur ce qu’il racontait. Elle n’a pas l’impression que Jilom ait réalisé ce qu’il faisait. Ce qui ne le rends pas pardonnable, mais au moins il y a une chance pour qu’il comprenne ses erreurs et qu’il parvienne à se racheter. Il existe des magiciens honorables et généreux qui sont un bienfait pour les autres êtres humains. Mais la jeune fille a beau fouiller dans sa mémoire, elle ne parvient à trouver d’autres exemples qu’Irion le Marchand qui est davantage un personnage de conte de fée qu’un véritable sorcier. Elle soupire. Le pouvoir… tous les maux humains viennent à son avis d’un excès de pouvoir.

Au moins, à part ses longues jérémiades, le magicien est d’une sagesse exemplaire. Il a aidé Yena à soigner toutes ses blessures – bien sûr l’écuyère ne lui a pas fait assez confiance pour le laisser utiliser la magie – et même s’il est aussi utile dans un campement qu’une botte pour cul-de-jatte, il veille à ne pas déranger et commence même à apprendre à rendre certains services. Ce soir-là, alors qu’il leur reste au moins une semaine de voyage pour rejoindre Merchil, Yena décide de demander l’hospitalité dans une ferme. Elle ne pense pas réellement recevoir un bon accueil avec ses pieds nus, son épée et son prisonnier, mais au moins elle pourra avoir des nouvelles récentes de la guerre et demander quels endroits sont à éviter. Elle a remarqué que les gens qui ferment leur porte sont plus souvent prêts à offrir quelques renseignements, sans doute pour se faire pardonner leur égoïsme.

Lorsque la porte s’ouvre elle ne reconnait pas l’homme qui lui fait face, mais lui la reconnait et s’exclame : « La voleuse ! »

C’est l’homme qui, juste avant qu’elle ne soit attrapée par les vouivres, a tenté de la chasser de son terrain. Yena le remet enfin alors qu’il a alerté par cris toute sa famille qui accourt lui prêter main-forte. Ils accourent de toutes parts pour la rouer de coups. Jilom regarde la scène les bras croisés, un sourire amusé sur le visage.

Ce qui achève d’excéder Yena. Ce n’est pas seulement une mauvaise journée qu’elle vient de vivre, ça a été un sacré paquet de très mauvaises journées qui n’étaient reposantes qu’en comparaison de tout ce qu’elle a vécu dans la Tour. Elle dégaine son épée et désarme facilement quelques hommes la menaçant avec leurs fourches et leurs faux, après quoi les autres prennent leurs distances tout en continuant à vociférer des menaces. Alors elle leur parle. D’une voix forte laissant sentir la colère sans aller jusqu’à crier, une voix qui exige et ne réclame pas, une vraie voix de chevalier :

« Assez ! Je suis Yena, écuyère de messire Godoire, et je me rends à Merchil ! J’ai un prisonnier avec moi et la dépouille du Chevalier Blanc Trellen ! Trouvez-moi deux chevaux et une carriole digne de transporter le corps. Tout de suite !

Les gens hésitent et regardent le maître de la ferme qui demande :

_ Et pourquoi je croirais cette histoire ?

L’écuyère ne se donne pas la peine de le foudroyer du regard, elle l’ignore purement et simplement et déclare au groupe rassemblé :

_ Si vous le désirez, vérifiez qu’il porte l’inimitable manteau de yénotes des Chevalier Blancs. Ensuite dépêchez-vous ! Le roi doit être mis au courant le plus vite possible.

Enfin elle se décide à regarder l’homme qui l’insultait et lâche comme une faveur :

_ Vous pouvez nous escorter jusqu’à Merchil. Merci de servir le Royaume.

Silence. Tous sont pendus aux lèvres du maître de ferme. Lequel lâche enfin :

_ Qu’est-ce que vous attendez ? Au travail ! »

En clin d’œil chacun s’est précipité sur une tâche pour permettre au plus vite à l’écuyère de rejoindre Merchil. Dans la cour où elle se retrouve seule avec le magicien, Yena entend un léger bruit dans son dos. Elle se retourne. Jilom applaudit lentement.

Elle décide qu’il est temps de lui parler. Elle avait espéré lui faire ce discours une fois plus en forme mais les évènements s’accélèrent  (pour une fois d’une manière qui l’avantage) et c’est sans doute sa dernière occasion d’être seule avec lui. Elle choisit de parler dans la langue des démons, qu’il connait forcément et qu’elle maîtrise assez bien. Les poings sur les hanches, elle plante son regard dans le sien.

« Je ne sais pas ce qu’il va t’arriver, Jilom le magicien, mais fais attention. Parce que si jamais tu as en tête de faire pitié au roi et de t’en tirer avec une peine légère, et si jamais tu te disais qu’un jour tu serais libre et que tu pourrais retourner dans les Terres Sauvages chercher tes précieux objets magiques, tu courras un grand danger. Parce que je serais encore là. Peu importe que le récit que tu fasses à la Cour soit en ma faveur ou non. Je ne te laisserais jamais faire de mal au Royaume des Sept-Esprit. Et quelques que soient les progrès dont tu seras capables, je te vaincrais encore parce que j’aurais encore plus progressé de mon coté. Et cette fois je considérerais que tu as reçu un avertissement et je te tuerais sans pitié. Ou je te donnerais aux vouivres. Elles rêvent tellement de te faire la peau qu’elles ont sans doute inventé une torture rien que pour toi. Tu as une seconde chance aujourd’hui et même si on t’enferme pour soixante ans dans une cage où tu ne pourrais ni t’asseoir ni te tenir debout, ça vaudrait mieux que ce que je te réserve si tu ne fais pas très, très attention à ce que tu vas faire ensuite. C’est compris ?

Jilom n’a montré aucune surprise durant son discours ni aucune crainte mais au moment où Yena se dit qu’elle a usé sa salive pour rien, il répond :

_ J’ai compris, Yena l’écuyère. »

Il s’incline, très légèrement, mais pour cet orgueilleux, rebelle aux maitres et aux lois, c’est déjà énorme. Yena s’incline à son tour, à peine moins que lui, ce qui de sa part est énorme également. Ils savent tous les deux qu’à présent qu’elle lui a lancé son défi en bonne et due forme elle peut tenter de le tuer dès que le sorcier lui déplaira, sans perdre son honneur.

Yena accepte sans sourciller la bête de labour qu’on lui offre comme monture et veille à ce que le corps de Trellen soit convenablement installé. Entre sa terrible aventure passée et les responsabilités du procès, suivis du retour aux tourments de la guerre, elle sait qu’elle bénéficie enfin d’un temps de repos et en profite pleinement.

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Commentaires
L
En fait, tant qu'à retrouver mes références, je réalise que j'ai vraiment pompé partout...<br /> Les vouivres donc sont tirées d'une BD, l'idée de prendre les souvenirs avec le sang vient des serpents de mer de Robin Hobb (sauf qu'eux c'est du venin), les Tours de mages viennent de plusieurs livres fantasy dont le dieu Terry Pratchett, le démon de "l'amulette de Samarcande" (je sais plus le nom de l'auteur), et les morts aux mains glacés sont un classique des bouquins d'horreur comme je les aime. Le tout mixé par mes soins (quand même).
L
Ecris entre août et décembre 2007. Je voulais raconter une nouvelle histoire de Yena depuis un moment, j'ai commencé à l'écrire en découvrant les vouivres dans une BD (désolée je ne me rappelle plus du nom. Puis je l'ai laissée en plan quelques temps sans savoir ce que j'allais raconter après que Yena leur échappe. Plus tard, les éléments de l'histoires se sont imposés assez naturellement, les uns après les autres (à part Aegon que j'avais inventé bien avant cette nouvelle). Ce qui donne un aspect très linéaire et classique, peut-être un peu trop.
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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