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Ecriveuse en herbe
20 octobre 2007

Jenin du peuple du Ciel ***

Jenin du peuple du Ciel

Jenin de Faïr était un homme qui ne manquait pas de ressources. Fils du clan Faïr et ainsi habitant légitime des villes du ciel, héritier d’un monde dont la technologie avancée lui assurait une vie longue et confortable, il avait bien des atouts dont les autres hommes – surtout les ‘rampants’, ces humains des plaines condamnés à ne jamais quitter la terre ferme – ne pouvaient que rêver. Mais ils étaient, pour son malheur, accompagnés de lourdes responsabilités. Les Faïr faisaient partis des clans de pilotes. Pas question pour eux de tirer profit d’une activité qui soit extérieure à leur caste – bien sûr ils possédaient des avions et achetaient de quoi les remplir et les défendre, mais nul n’aurait osé évoquer ces gestes bassement commerciaux en public. Et Jenin, dernier du nom, dernier du clan, se devait de réparer trois siècles de déchéance financière due à des ancêtres plaçant l’honneur au-dessus du profit, n’ayant pour arme qu’un vieil avion frémissant sous le poids des hypothèques et pour bouclier qu’une flopée de règles rigides et inadaptées au monde d’aujourd’hui. Les temps étaient bien loin où il suffisait d’habiter dans le ciel pour voir les fils de la Terre s’aplatir craintivement devant ces semi-dieux volants. A présent les terrestres savaient très bien que les cieleux pouvaient mourir, qu’ils étaient dépendants de leur approvisionnement en eau et en nourriture et qu’ils pouvaient se montrer aussi stupides, cupides et malhonnêtes que n’importe qui d’autre. La vieille division demeurait mais elle était insuffisante pour garantir le succès de Jenin au cours de cette mission de la dernière chance.

De toutes façons, se disait-il avec un humour las et cynique, le clan était dès le départ prédestiné à faillir, judicieusement nommé par un ancêtre plus clairvoyant que les autres. Il ne restait personne pour qui l’existence ou la disparition du clan Faïr ait la moindre importance, pas même lui. Alors, pourquoi n’abandonnait-il pas ?

Parce qu’il détesterait baisser les bras devant un truc aussi bête et aveugle que le Destin sans avoir tenté de jouer toutes ses cartes, même les plus mauvaises, même les plus ridicules, même les plus pourries, et le fait est que l’Ecume des Sept Cieux était tout ça à la fois. Cet avion était une telle épave que même les recouvreurs de dette le lui avait laissé lorsqu’il avait prétendu qu’il y dormait. Les recouvreurs de dette étaient eux aussi des pilotes et jamais ils n’auraient ôté sa dignité à l’un des leurs, de surcroît orphelin de fraîche date, même si ça ne les gênait absolument pas de le priver de sa seule raison de vivre. Jenin s’était encore une fois lourdement endetté pour acheter de quoi le réparer. Lourdement endetté auprès d’autres personnes, bien sûr. Pas un seul pilote ne lui aurait prêté et encore moins donné le moindre sou. Il n’avait qu’à mourir ou renier sa caste, ce qui pour les pilotes revenait au même, dans le silence et la dignité. Les cieleux auprès de qui Jenin avait emprunté appartenaient eux aussi à un clan, bien sûr, aucun clandestin n’aurait pris un tel risque, mais leur caste était inférieure à celle des pilotes et quand on cherche bien, on trouve toujours des gens ambitieux prêts à tout pour dominer leurs supérieurs.

L’argent, les pièces, les heures interminables en réparation à faire semblant de se préparer mentalement. Pour obtenir l’autorisation de sortie (les avions étaient dans de grands hangars qui n’accédaient au ciel que par une immense porte soigneusement contrôlée), il avait dit être prêt à mourir. Il l’avait même écrit en toutes lettres, motif de vol : suicide. Suicide à bord d’un avion, évidemment, le seul qui soit convenable dans sa situation, même si l’avion en question est l’Ecume des Sept Cieux, un amas de boulons maintenus ensembles par la rouille et la peinture neuve, ayant l’aérodynamisme d’un oreiller. Certains pilotes jaseraient sans doute sur le fait que Jenin n’ai pas senti le coup venir et qu’il n’ai pas gardé pour accomplir son geste l’un des superbes appareils de la flotte de son clan. Enfin, de ce qui restait de la flotte de son clan. Les Faïr faisaient bonne figure depuis longtemps sans que personne ne soit dupe de leur déchéance.

Jenin avait réparé l’Ecume avec tout son art mais il savait qu’il ne pourrait pas effectuer un vol normal avec lui. Il devrait se poser en catastrophe sur le sol si bas. La moindre erreur lui serait fatale…

Une fois en bas il pourrait revendre le matériel de haute technologie acheté lui aussi au prix d’un lourd endettement, racheter un autre avion et remonter des denrées rares dans les villes du ciel. Tout en évitant de se faire étrangler par les intérêts, détrousser par des pillards terrestres ou dévorer par les fauves qui parait-il pullule à la surface du globe. Un plan de la dernière chance, proposant une mort rapide ou une lente agonie. Au moins c’était un plan de véritable pilote. Ses ancêtres auraient adoré.

Maudissant ses ancêtres, et les clans, et les cieleux, et les terrestres, et les avions, et le vent, et plus que tout son propre orgueil de stupide pilote borné, Jenin s’installa dans le cockpit, boucla sa ceinture et alluma une cigarette en attendant que l’ordinateur de bord ne reçoive l’autorisation de sortie. L’autorisation arriva et la porte s’ouvrit. Comme d’habitude la lumière puissante du jour l’aveugla quelques secondes avant qu’il n’abaisse ses lunettes protectrices, un rituel superstitieux dont il avait besoin ce jour-là plus que jamais. Il enclencha les moteurs et l’avion roula vers la porte blanche aux fausses allures de paradis. Il se dit qu’il pouvait encore reculer. Il jeta sa cigarette. Et s’élança une fois de plus dans le vide.

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Commentaires
E
dans le..??<br /> c'est volontaire?
L
Ecrit en octobre 2007 pour Deslyres sur la consigne : le peuple du ciel. Du coup, j'ai ressorti une vieille idée qui traînait dans mes cartons. Ma difficulté était de décrire un univers que j'avais imaginé assez complexe sans détourner l'attention du lecteur de l'essentiel, c'est à dire le personnage. Je ne sais pas si j'ai réussie à être assez claire.
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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