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Ecriveuse en herbe
3 août 2007

Les Techs, chapitre 3, première version

Chapitre III

Découvertes

1 et 7

La pluie battante crépite sur l’asphalte. C’est l’asphalte d’une route à l’ancienne empruntée par les habitants du coin et ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir l’autoroute. Pourtant, d’une certaine manière, c’est le doux bruit de la civilisation. D’une autre manière, c’est le sinistre avertissement d’un bon rhume. 1 a carrément installé 7 dans le blouson que lui a offert un routier, il a refermé le vêtement et seule la tête de la petite fille dépasse, coiffée d’une casquette appartenant au même routier. Il a été gentil mais 1 a refusé qu’il les prenne en stop, inventant un mensonge peu convaincant. Le routier – dont un des bras était tatoué "A Qui Prendra Soin De L’Engin" – les a laissé partir avec ses affaires et un sourire et maintenant 1 a des remords. Mais il avait trop peur de monter avec 7 dans son camion : si l’homme leur avait voulu du mal, il n’aurait pas pu la défendre. Il était taillé comme un ours et dépassait 1 d’une bonne tête.

Mais il était gentil et c’est grâce à lui que 7 est au sec. Il a eu pitié d’eux quand tous les autres les ignoraient. Peut-être que 1 a perdu une bonne occasion. Tant pis. Il pensait également qu’il partirait en chasse une fois reposé, séché, une fois qu’il aurait trouvé un bon abri et peut-être même – pourquoi pas – un endroit sûr pour 7. Maintenant il comprend que vivre sans argent et sans toit est déjà une fuite. Tant qu’à courir à la recherche d’une maison, autant qu’il trouve celle de l’homme qu’il poursuit. Il ne peut confier 7 à personne dans ce bas monde, pas même aux Autorités d’après 2, elle viendra donc avec lui.

En attendant la voiture qui les emmènera plus loin, 1 repasse en revue les indices sur lesquels il peut se baser. Il y a un nom, Heltran. Apparemment un nom de responsable, ou un code. Il y a le matériel non-tech en quantité importante. Il y a les soldats. Et il y a ceux qui sont au courant de leur existence. Qu’ils aient le malheur de mentionner un seul de ces éléments à proximité d’un enregistreur tech relié au Réseau…

Mais pour fouiller dans le Réseau il lui faut une maison qui y soit connecté et pour réussir il lui faut toutes ses forces et sa concentration. 1 tourne en rond, il ne sait plus quoi faire…

Une énorme main s’abat sur son épaule. Le jeune homme se retourne et se retrouve nez à nez avec le routier dont il a refusé l’offre. Il le croyait déjà parti depuis longtemps. Avant qu’il n’ait ouvert la bouche pour lui parler – mais lui dire quoi ? Il n’en a encore aucune idée – l’homme lui dit tout en lui tendant une carte plastifiée :

« Hé, si votre carrosse n’arrive pas, vous pouvez toujours appeler là.

Silence, le temps que 1 prenne la carte du bout des doigts en essayant de ne pas laisser glisser 7. Puis l’homme poursuit :

_ Ecoute, je ne sais pas pourquoi tu te tires mais je comprends que tu ne fasses pas confiance à n’importe qui. Et moi qui ai passé vingt ans de ma putain de vie sur les routes je te donne raison, cent mille fois raison, surtout avec ta petite môme. Continue comme ça. Mais eux – il désigne la carte – ce sont des gens bien. Des officiels, qui s’occupent des fugueurs. Ils te laisseront avec elle si tu dis que c’est ta sœur et qu’ils voient comme elle s’accroche à toi. Appelle. Il vaut mieux pas rester dehors par une nuit pareille.

_ Ces gens, ils sont de la police ?

_ Nan. Ils peuvent t’aider pour plein de choses et je te garantis qu’ils ont jamais vendu un gamin aux flics.

_ Merci. »

1 ne trouve rien d’autre à dire. Mais il l’a dit du fond du cœur en regardant l’autre dans les yeux et il est sûr que le message est passé. Il a une piste, un espoir. Il a compris que c’est d’un foyer que lui parle l’homme et ça lui paraît très bien comme solution. Il retourne dans le point-repos. 7 ne lui pose aucune question, ni à voix haute ni mentalement, ça l’inquiète un peu. Evidemment, elle est déstabilisée et le suit sans réfléchir, elle est fatiguée et à moitié endormie. Mais quand même.

Dans le point-repos tout est automatisé mais il n’y a qu’un ordinateur tech et lorsque 1 a essayé de le forcer, il n’a récolté qu’une bonne migraine. L’ordinateur en lui-même est sans doute plus facile à manipuler qu’une porte de garage, mais il est bien caché sous plusieurs couches de métal et 1 n’a tout simplement pas la force de l’atteindre. Ce qui veut dire qu’il ne peut pas non plus effacer les traces de leur passage. De toutes façons, les autres usagers l’ont bien repéré à en juger par les regards en coin auxquels il a droit quand il reviens et repose 7 par terre. Leur tournant le dos, il prend le téléphone. La communication est gratuite dans les points-repos, une tentative de la compagnie qui possède ces routes de lutter contre la concurrence des autoroutes à conduite automatique tech. 1 a appris comment au final ils arrivaient à équilibrer leurs comptes, un exemple plutôt complexe d’économie… Il ne sait plus. Il se demande si en faisant l’exercice il avait tenu compte de l’image que donnaient ces carreaux marrons comme du sang séché. Sans doute pas.

« Bonsoir, dit une voix tranquille dans le combiné.

_ Bonjour. Je suis avec ma petite sœur, nous avons besoin d’un endroit sûr pour passer la nuit.

_ C’est notre boulot. Malheureusement ce soir nous n’avons pas trop de place.

_ Où pourrions-nous aller alors ?

_ Tu es mineur ?

_ Oui, ment 1.

C’est sans doute le meilleur moyen pour qu’ils ne soient pas séparés.

_ Tu as des ennuis avec la police ?

_ Je n’ai rien fait de mal. J’ai juste besoin de les éviter.

_ Mmm, je vois… Tu as de l’argent ?

_ Non. Mais je peux travailler. Je suis doué avec les objets techs, vous n’en reviendriez pas.

La femme rit. Elle en a vu beaucoup et entendu encore plus depuis le temps qu’elle est bénévole au foyer pour enfants fugueurs de Seyburg. L’appel de 1 n’arrive même pas dans son top 10 des coups de fils bizarres. Mais il dénote, pas de doute. Le jeune homme lui paraît étrangement sûr de lui, comme s’il réservait une chambre dans un hôtel et discutait du prix. Comme si on lui avait expliqué ce qu’est un foyer sans penser à mentionner la misère, la violence et les innombrables problèmes des pensionnaires.

_ On ne fait jamais payer les jeunes que nous accueillons de toutes façons, c’est un principe. Ecoute… peut-être qu’on peut vous trouver une petite place, juste pour cette nuit. Tu es dans le coin ?

_ Non. On ne sait pas comment venir en ville. On est dans un point-repos sur la route vers Seyburg. Les gens ne veulent pas nous prendre dans leur voiture, à part la personne qui nous a donné votre numéro mais j’ai eu peur de venir avec lui.

_ Il était grand ?

_ Oui, et surtout très costaud. Il m’a offert son blouson, moi et ma petite sœur on rentre à deux dedans.

_ Bon sang, c’est Bill qui t’as donné notre numéro ?

_ Je ne sais pas. Il ne m’a pas dit son nom. Il avait un tatouage sur le bras, c’était marqué : « A Qui Prendra Soin De L’Engin ».

_ C’est bien Bill. Vous êtes à quel point-repos ?

_ Heu… c’était marqué "les pins souriants", quelque chose comme ça.

_ Ne bouge pas. J’envoie quelqu’un vous chercher.

_ Merci mad… »

Trop tard, la réceptionniste lui a déjà raccroché au nez. Apparemment ce Bill est quelqu’un d’important. Ou alors il sillonne les routes en envoyant les enfants sans méfiance dans les bras d’une secte adepte du sacrifice humain. 1 décide de prendre le risque, il n’arrivera à rien en se méfiant de tout et de tout le monde. En attendant il prend 7 dans ses bras, lui frotte le dos pour la réchauffer et lui envoie des pensées apaisantes.

3, 4 et 5

3, 4 et 5 sont en arrêt devant un distributeur de sandwichs. Plus exactement ils sont plaqués contre la vitre. Ils ont faim.

Ils ont passé leur première nuit à Los Angeles dans la cabane de jardin d’un particulier et comptaient bien y retourner cette nuit, mais ils se sont perdus.

Ils ont mangé grâce à l’argent que Josh leur avait donné. Peu après ils ont donné le reste à leur tour à une femme et son bébé mourrant apparemment de faim. En tous cas c’est ce qu’elle a dit. Plus tard ils en ont rencontré beaucoup d’autres comme ça, racontant des histoires toutes plus émouvantes les unes que les autres… Soit ils mentent, soit L.A. est une ville bien plus pauvre qu’ils ne l’avaient imaginé. Elle est moins violente qu’ils l’avaient entendu dire en tous cas. Ce qui ne résout pas leur problème immédiat : comment obtenir à manger sans argent ?

Le distributeur est géré par un ordinateur tech et connecté au Réseau. Ils peuvent donc lui donner des ordres. Ils peuvent aussi entrer dans le programme d’une banque et créer un compte qu’ils rempliraient d’argent fictif. Sauf que tout ça serait du vol et 3 soutient qu’ils n’ont pas à voler, un point c’est tout.

En même temps, ils n’ont jamais demandé à être ici, rappelle 5. Ils ont toujours respecté les règles des humains puis les humains ont détruit leur maison sans avertissement. Leur voler à manger n’est que justice – voir même une très faible réparation.

Coincé entre ses deux sœurs, 4 tente de ménager la chèvre et le chou. 5 crépite de colère, son propre plaidoyer l’a convaincue et elle expose chaque argument dans une onde mentale agressive qui martèle la conscience des deux autres. 3 refuse obstinément de se disputer directement et tente d’enfoncer son opinion dans le crâne de sa sœur en la répétant sur un ton beaucoup trop hostile pour être écouté. 4 tente de relativiser : ce n’est qu’un sandwich, ce n’est pas quelque chose de très important mais ils en ont un besoin urgent, ça ne fera de mal à personne.

Le regard que lui adresse 3 pourrait lui brûler les yeux jusqu’à l’arrière du crâne et sans s’en rendre compte il recule d’un pas. D’accord. C’est une question de principe. Il n’a rien dit.

5 continue à se bagarrer – peut-être davantage pour le plaisir de se passer les nerfs et d’oublier un instant leur situation précaire et ses angoisses, peut-être pour ne pas laisser 3 décider seule de ce que diraient les professeurs dans cette situation, 4 n’en sait rien et il n’a pas le courage de fouiller son esprit survolté pour le savoir. Trop dangereux. Il s’écarte. Il regarde par terre dans la rue, dans l’espoir de trouver une pièce qui avec quelques copines à elle arrangeraient leur problème… Evidemment, ce serait temporaire, mais toute tentative de paix est temporaire entre 3 et 5. Elles ont des caractères trop opposées tout en étant aussi têtue l’une que l’autre. Pourtant chacune est prête à tout pour aider l’autre. 4 se demande fugitivement si les familles d’humains normaux sont comme ça aussi.

4 frissonne. Dans sa colère 5 a envoyé le long du Réseau l’équivalent mental d’un coup de poing dans un mur. L’effet se disperse avec la distance mais le garçon est inquiet. Là, il lui faut de l’aide.

Il arrête un homme qui paraît moins pressé que la plupart des gens qui le croisent sans le regarder et lui dit :

« Monsieur, est-ce que vous pourriez me donner de l’argent ? Sinon mes sœurs vont s’entretuer et il va y avoir des tripes partout.

4 n’a jamais lu ou vu d’histoires gores mais il aime la sonorité du mot tripe, c’est à son avis bien plus drôle pour décrire un massacre que le mot sang. L’homme paraît de son avis. Il s’écarte en entendant la première phrase puis sourit. Il en a vu d’autres, des mômes comme ça, quoiqu’ils sont plutôt charmeur et baratineur ou francs et agressifs. Charmeur et franc, c’est plutôt nouveau. Il pourrait s’écarter… mais il n’est pas pressé. Les histoires des enfants des rues valent souvent plus qu’un scénario d’Hollywood. C’est alors qu’il remarque que l’enfant en question est habillé de luxueux vêtements techs à la dernière mode.

_ C’est quoi ça, un espèce de spectacle ? Tu fais la quête pour ton école ?

_ Heu…

Un spectacle… Pourquoi pas ? Il pourrait faire participer 5, elle ne dirait pas non même s’il lui fait tenir le rôle du lion enragé. Un rôle taillé sur mesure d’ailleurs. Il se retourne vers les filles. Vu par un humain, c’est plutôt 3 qui est drôle à parler sans jamais recevoir de réponse. Quoique l’hostilité de 5 est palpable d’ici.

_ Regardez ça, continue 4 plus discuter que pour convaincre le passant, on pourrait faire griller une saucisse entre leurs yeux. Si on avait de quoi se payer une saucisse.

_ Tiens donc. C’est quoi le problème ?

_ Est-ce qu’on a le droit de voler un sandwich quand on meurt de faim ?

_ Pourquoi la petite ne répond rien ? C’est du figuratif ? Non, comment ça s’appelle déjà… du théâtre semi-conventionnel, c’est ça ? Où le mal n’a pas le droit à la parole puisqu’il n’est que mensonges ?

_ Vous pensez que voler un sandwich, c’est mal ?

_ C’est la morale classique.

_ Ah bon – 4 met ses mains en porte-voix et crie – Nora, le monsieur est d’accord avec toi !

_ De quoi je me mêle ? siffle 5.

Le passant se dit que décidément, les exercices de sociabilisation des écoles privées sont de plus en plus farfelus. A moins que ce ne soit un projet laissé au libre choix des élèves et montés par eux. L’idée que des enfants aussi bien habillés ne soient pas dans une école privée de haut niveau ne l’effleure pas une seconde.

Pendant ce temps, 4 poursuit sa logique :

_ Donc pour ne pas voler et ne pas mourir de faim il faut compter sur l’aide des gens. Voulez-vous nous accorder votre aide ?

_ Pourquoi pas, c’est combien ?

_ Trois dollars cinquante ceux au poulet, pareil pour ceux aux jambons, quatre dollars soixante-dix ceux au bœuf, cinq dollars ceux au saumon, et un dollar vingt-cinq les paquets de chips, récite 5 qui a apprit le menu par cœur – directement lu dans les instructions de l’appareil.

L’homme rit en voyant les enfants tenir leur rôle jusqu’au bout. Il leur donne vingt dollars. Les trois Techs le remercient en cœur, 3 étant curieusement la plus réservée, 4 étant bien sûr le plus enthousiaste. 5 introduit le billet dans la machine et les sert, après quoi il est inutile de tenter de la distraire tant qu’il reste une miette de pain entre ses doigts.

3 tente quand même. C’est la plus boulotte des trois mais c’est sans doute une conséquence du hasard génétique, elle est généralement peu intéressée par ce qu’elle mange et pour elle les repas ont valeur de rituel. Hors du laboratoire, il faut vraiment que son estomac hurle à la mort pour qu’elle s’en soucie.

« Il faut qu’on trouve quelqu’un qui nous garde et s’occupe de nous, dit-elle.

_ Pourquoi ? dit 4.

_ Parce qu’on ne peut pas continuer comme ça. Moi je ne veux pas continuer comme ça. Et vous ?

_ Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu en dis 5 ?

5 achève son sandwich et louche vers celui de 3 qui est tout juste entamé. Puis elle réalise qu’on lui parle et, à tout hasard, dit :

_ Oui ?

_ Il faut qu’on trouve quelqu’un qui nous garde, dit 3.

5 s’en lève d’indignation.

_ Tu veux qu’on reste prisonniers comme 2 et 6 ? Pas question ! Dit-lui, 4 ! Elle est folle !

_ On ne s’en sort pas comme ça, tu vois bien. On a besoin d’aide.

3 est très énervante quand elle est calme comme ça. Comme si elle imitait 1 ou 2 – alors qu’elle aussi fait encore partie des petits. Evidemment, maintenant c’est la plus grande. Mais 1 et 2 ne sont pas perdu. Enfin, 2 n’est pas perdue. Ils peuvent en appeler à son arbitrage.

Sauf que 2 serait tout à fait capable d’être d’accord avec 3. Elle expliquerait très gentiment que leur sécurité est plus importante que leur liberté. Que s’ils font n’importe quoi de leurs vadrouilles, autant qu’ils se rendent aux autorités et qu’ils retournent dans un laboratoire avec une étiquette sur le crâne. Et après ça, il ne serait plus question de liberté.

_ On peut aller où, alors ? marmonne 5 momentanément vaincue.

Aucune réponse. Les trois Techs réfléchissent. Bien sûr, ils savent comment fonctionnent les choses ici… mais une fois sur place, c’est différent, très différent. 4 propose de s’installer dans un endroit tech en attendant de trouver une solution, 5 propose la même chose avec une maison richement équipée, 3 leur rappelle que ce genre d’environnement est trop perturbant pour qu’ils l’adoptent toute une nuit. D’ailleurs aucun des trois ne propose de retourner chez Josh Mallone. Ils se sentent encore un peu honteux de leurs mensonges et savent qu’il serait extrêmement déçu s’ils le détrompaient.

_ On n’a qu’à chercher dans le Réseau » dit 4.

5 approuve, même si elle a beaucoup cherché dans le Réseau aujourd’hui et commence à fatiguer. 4 lui propose son aide. Et même 3 – pas question de fouiller avec eux, mais elle peut au moins leur permettre d’utiliser son énergie mentale. Elle offre à 5 le reste de son sandwich. Venant de n’importe qui d’autre ça serait un geste de réconciliation. Pas venant de 3 qui fait toujours son devoir quelques soient ses considérations personnelles. On peut la haïr et le lui faire savoir, elle ne dira jamais un mot plus haut que l’autre, comme si l’avis de ses frères et sœurs n’avait aucune importance pour elle. Mais on peut toujours compter sur elle. Quoi qu’il arrive.

6

La nuit est tombé depuis longtemps sur la chambre de 2 et 6. Le petit garçon est plaqué contre la vitre, le nez et les mains collés au verre, fasciné par le spectacle des voitures en mouvement. Des centaines de voitures qui tout au long de la journée donne des milliers de voitures. Bien plus qu’il n’a rencontré de gens de sa vie entière. Même si ce fait est en train de changer. De nombreuses personnes viennent les voir, lui et 2, leur poser des questions, leur faire des tests. Il a l’habitude que des étrangers arrivent et lui demandent des choses étranges. Avant ils étaient annoncés par un professeur ou un surveillant, avec leur nom et leur titre incompréhensible, et chaque expérience était suivit par un jeu ou un moment de détente avec quelqu’un qu’il aimait bien. 6 sait que se plier à leurs exigences fait partie de son boulot et il se laissait faire sans protester. C’est maintenant 2 qui se charge de lui présenter les curieux – elle lit leur identité directement dans leur badge tech et ça leur fait souvent peur, c’est amusant – et de veiller à ce qu’on lui accorde des pauses ensuite. De toutes façons ce qu’on lui demande ici n’est pas vraiment bizarre, il faut juste qu’il entre dans des ordinateurs très éloignés et leur donne des instructions. 2 le guide en douce pour qu’il ne se perde pas dans le courant.

Maintenant la journée est terminée. 2 les a arrêtés juste à temps avant qu’il ait la migraine – il n’en a eu qu’une fois dans sa vie mais il n’oubliera jamais cette sensation affreuse de disparaître – et a poursuivi les tests de son coté. Lui est censé dormir dans sa chambre. Il regrette de ne pas avoir eu le temps de joindre les autres Techs sur le Réseau mais il est trop fatigué pour y arriver seul. Il n’a pas dit à sa sœur qu’il voulait leur parler, il n’a pas l’habitude de réclamer des choses – bien sûr il mendie souvent un peu de temps ou quelques sucreries auprès des adultes, mais ça ne compte pas.  Demain il le lui dira. Ça fait bientôt trois jours qu’ils sont séparés. C’est affreusement dur.

« Hé bien, tu ne dors pas ? dit Andrew Burther qui entre sans frapper.

6 grimace. Ce n’est pas qu’il n’aime pas Andrew Burther. C’est juste que l’homme n’est pas vraiment la personne à qui il aurait envie de parler maintenant – ou de réclamer un câlin. Le reflet que 6 voit dans la vitre l’amuse beaucoup et il s’adresse une autre grimace. En douce. Quand il se retourne vers l’homme il a reprit son expression habituelle, calme et innocente, un pouce dans la bouche et les yeux légèrement endormis. Il ne s’est pas aperçu que Burther l’a vu et qu’il met son comportement sur le compte des bizarreries habituelles des enfants, pas des enfants Techs en particulier.

_ Tu n’arrives pas à dormir ? continue Burther.

Il a une voix très énervante, une voix "spéciale enfants" qu’il n’a pas quand il parle avec 2. Et il répète plusieurs fois la même choses quand on ne lui répond pas, sans comprendre que si 6 ne lui répond pas, c’est tout bêtement parce qu’il n’a pas envie de lui répondre.

L’enfant finit par céder :

_ Je regarde les voitures.

_ Ah ? Tu n’en avais jamais vu avant ?

_ Si.

_ Et celles-là t’intéressent ?

_ Oui.

_ Pourquoi ça ?

_ Je sais pas.

Parce qu’elles sont nombreuses et qu’elles font des dessins dans la nuit, parce que personne ne vérifie qu’elles sont bien conduites par des humains et qu’il pourrait y avoir n’importe qui, n’importe quoi, dans ces caisses de métal. Cachés dans la masse. Personne ne trouverait un fantôme qui vivrait dans une voiture qui roule sans cesse. Qui sait ce qui se cache dans le noir et les lumières électriques. Les lumières électriques n’éclairent pas vraiment. Pas aussi vraiment que la lumière du jour. Elles peuvent très bien cacher les créatures qui vivent dans les voitures. Ce n’est pas possible qu’il y ait autant d’humains différents dans un même endroit.

C’est plus simple de répondre qu’il ne sait pas. Mais Burther veut bavarder. Ou plutôt tenter de corrompre l’enfant : il a besoin – directives présidentielles obligent – de devenir l’ami, l’allié, le point de référence de ce gosse. Lequel passera dès demain un autre genre de test, le genre qui vérifie qu’on est un bon citoyen défenseur de la démocratie et de la libre entreprise. On le fait passer à Betsie en ce moment même. Il vaut mieux que l’enfant ne le sache pas.

Il lance négligemment :

_ Il paraît que tu aimes les histoires de fantômes toi ?

_ Oui.

_ Alors j’ai un cadeau pour toi.

Offert directement par le contribuable : une panoplie de spirite, comprenant le costume et tout l’attirail permettant de parler avec les esprits, plusieurs films racontant des expériences vécues par des "témoins fiables", des recueils d’histoires romancées plus ou moins drôles, quelques jouets. Si les fils de Burther avaient présentés une obsession de ce genre, jamais il ne les auraient encouragés avec des cadeaux. Mais l’éducation à long terme de Steven ne le regarde pas. Les yeux de l’enfant brillent pendant qu’il déballe ses cadeaux, offrant un point d’appui. On a proposé à Burther avant qu’il n’agisse les conseils d’un as de la manipulation. Ils ont établis ensemble une bonne stratégie pour contraindre l’enfant à collaborer – comme s’ils essayaient de corrompre un ministre étranger et pas un petit garçon de six ans.

6 se jette d’abord sur les livres. Il a découvert les histoires d’horreur dans les livres qu’apportait l’un des surveillants – Jim, qui d’ailleurs était parti peu de temps après sans que les Techs ne sachent pourquoi… un de plus. Il ne savait pas que 6, presque quatre ans à l’époque, savait lire et qu’il aimait fouiller dans les sacs des gens. Possédant la technique et le vocabulaire envoyés par télépathie par ses frères et sœurs, il n’avait pas tout compris – personne n’avait initié les Techs à la subtilité littéraires d’expressions telles que "son sang se glaça dans ses veines" – mais avait été immédiatement fasciné. C’était nettement plus intéressant que les aventures de lapin et de cochons prescrits par la pédagogue de l’équipe.

Ceux-là sont destinés aux enfants et paraissent beaucoup plus sages. Aucune importance. Il ouvre le premier quand la grande main de Burther se pose sur la page.

_ Avant que je te le donne, je crois qu’on devrait passer un petit marché, toi et moi. »

2

« Pratiquez-vous des activités criminelles ?

_ Non.

_ Avez-vous pratiqué des activités criminelles dans le passé ?

_ Non.

_ Comptez-vous pratiquer des activités criminelles dans l’avenir ?

_ Non !

_ Comptez-vous commettre  un geste allant à l’encontre de la sécurité du président ?

_ Non.

Encore. Et encore. Et encore.

Le test de loyauté de 2 s’étire en longueur, uniquement rythmé par la voix monotone qui au bout d’un moment lui donne l’impression d’enfoncer chaque mot dans sa colonne vertébrale à coup de marteau. Elle ne peut pas utiliser ses pouvoirs pour tricher à ce test puisqu’il se déroule "à l’ancienne", avec du matériel non-tech dans une pièce coupée du Réseau. 2 triche donc "à l’ancienne" elle aussi. Le professeur Milley l’a préparée, ainsi que 1, à une situation de ce genre. Elle sait tromper le détecteur de mensonge et faire croire à un état d’hypnose alors qu’elle reste assez consciente pour refuser les suggestions qu’on cherche à implanter dans son esprit. La piqûre qu’on lui a fait en début de séance n’a pas d’effet dans le sang tech. Elle pourrait très bien préparer un attentat si ça lui chantait. Et si on continue à lui marteler le crâne de questions ineptes, la tentation risque bien d’être la plus forte.

Mais non. De toutes façons elle est un sujet d’expérience depuis plus de seize ans, elle a vécu pire. Le professeur Milley a veillé à ce qu’elle s’endurcisse aussi. Il a tenté de lui faire comprendre qu’elle ne devait pas suivre aveuglément tout ce qu’on lui dirait. Elle refusait de comprendre, mais depuis l’attaque du laboratoire, la méfiance est gravée en elle et elle ne s’est même pas posé la question avant de se préparer à mentir au détecteur. Elle n’avait pas tort. Le "je crois que l’avis du président est toujours le choix le plus juste pour moi" ne serait jamais passé sans ça.

_ Croyez-vous qu’on puisse sacrifier une vie humaine pour en sauver des milliers d’autres ?

_ Oui.

Cette question là, en réalité, 2 ne l’a jamais résolu – et espère bien ne jamais avoir à le faire. Elle sait que c’est la réponse qu’on attend d’elle. Elle a reconnu le questionnaire qu’on lui pose : ce n’est pas celui qu’on applique aux simples citoyens mais bien celui qu’il est nécessaire de passer avant d’entrer au B.A.G.N., dans l’armée ou dans l’entourage présidentiel. Si elle le réussit, elle devrait être tranquille un moment. Mais l’idée qu’ils fassent passer cette séance de torture à son petit frère la met en rage.

3, 4 et 5

La masse d’information du Réseau mondial est purement colossale. Les Techs ont créé eux-même les techniques qui leur permettent de manipuler le contenu du Réseau. Des techniques créées dans un minuscule Réseau contrôlé par des expérimentateurs. Oh, ils se sont bien amusés à faire des miracles pour surprendre leurs surveillants… Mais là, c’est un jeu d’un autre niveau.

Réunis dans le creux protecteur de la pieuvre les trois Techs se préparent. C’est bien sûr 5 qui va fouiller le Réseau pour trouver leur future maison. Ici pas question de transfert d’énergie brute comme ils avaient pris l’habitude de le faire, c’est beaucoup trop dangereux, la transmission doit être structurée et surtout très solide pour ne pas partir en morceau dans le courant. Elle prend la forme d’une corde argentée les reliant tous les trois, pompant les forces des trois corps pour alimenter la représentation de 5. La fillette s’est doté d’une forme plutôt aérodynamique voir agressive, un engin spatial fin et très rapide à la carapace épaisse, quelque chose comme ça… la forme humaine n’est pas vraiment ce qu’il y a de plus pratique dans le Réseau. Elle plonge dans l’or et commence ses recherches interminables.

Il n’y a pas de temps dans le Réseau ni d’espace, mais la somme du contenu à explorer tient lieu d’espace et l’épuisement mental sert de temps. Après en avoir appris plus qu’elle n’a jamais voulu savoir sur les dauphins, le FMI et les codes de sécurité d’une entreprise de para-pharmacie, 5 fait demi-tour, furieuse. Elle pourrait apprendre tout ça sans se donner le moindre mal s’ils étaient offert à sa vue, mais non, il a fallu que des petits malins s’amusent à cloisonner le Réseau en systèmes autonomes. Elle peut facilement intercepter les informations qui transitent d’un objet tech à un autre – même si les plus importantes sont elles aussi emballées de programme protecteur – mais les humains ont visiblement pris un malin plaisir à garder les données qui les intéressent derrière des barrières virtuelles plutôt épaisses. Oui, elle peut ouvrir ces barrières d’une simple pensée, mais ça demande de se concentrer sur l’obstacle là tout de suite devant elle, une fois le mur passé elle voit que rien ne l’intéresse et passe au suivant, et au suivant, et au suivant, ou lève la tête le temps d’inspecter le contenu d’un message ou d’un autre… Il y a trop de tout partout, elle n’arrive pas à rester concentrée sur son but alors que son esprit est bombardé de données brutes et que des virus se collent à elle pour commencer à l’infecter – ils se font pulvériser dans la seconde mais ça n’aide vraiment pas.

Ils sont épuisés tous les trois quand elle retourne à la pieuvre. 5 se sent humiliée. Elle n’a jamais demandé à savoir mieux que les autres se déplacer dans le Réseau, ce talent lui est tombé dessus comme l’imagination de 6 ou le sérieux de 3, mais au moins elle pensait pouvoir compter dessus. Elle pensait que tout le monde pouvait compter dessus, jusqu’à la migraine s’il le fallait mais qu’elle pouvait assurer, s’occuper de ce genre de mission facilement. Et non.

4 commence à lui dire que ce n’est rien, qu’elle a fait le maximum… L’hostilité de la fillette l’arrête rapidement. Je me repose et j’y retourne décide 5 farouchement décidée à ne pas laisser un petit Réseau mondial se montrer plus fort qu’elle.

Comment c’est dehors ? demande 3. 5 lui envoie les précieux enseignements qu’elle a tiré de son expérience – aucune information inutile sur ce qu’elle a vécu et apprit mais uniquement le résultat de son apprentissage. C’est difficile à séparer, y compris pour elle, mais elle a pris l’habitude de faire comme si ça ne lui posait pas le moindre problème, quelque soit la dose d’énergie que ça lui coûte. Sans penser que puisqu’ils sont reliés tous les trois, son frère et sa sœur savent exactement quelle dose d’énergie ça lui coûte.

3 analyse soigneusement les contraintes de la tâche. Puis dit il faudrait un filet.

Un QUOI ? s’exclame 5, exprimant sa surprise sans le moindre sous-entendu qui remettrait en cause l’idée de 3.

Un programme en forme de filet, avec à chaque croisement de maille un lutin qui ouvre le programmes et les referme derrière lui.

Et pour l’énergie ?

Des pompeurs.

Une fois le plan dressé et inspecté sous tous les angles, 4 et 5  admettent que, aucun doute, c’est un bon plan. 3 n’est pas seulement la seule à être capable de représenter un aperçu des programmes techs avec un papier et un crayon, elle a aussi une tournure d’esprit un peu étrange, comme si elle voyait toujours les éléments si naturels du Réseau par les yeux d’un humain qui tenterait de comprendre. Ça lui permet d’établir des liens qui échappent aux autres tout en l’handicapant pour les exercices les plus simples.

Alors… Des pompeurs pour prendre l’énergie dans les programmes que le filet fouillera, des lutins pour servir d’intelligence artificielle, un filet pour récolter tout ce qu’ils désirent. C’est long à fabriquer mais une fois en place l’objet pourra resservir. Le plus dur, ce sont les lutins. Comme tout le reste ils sont créés par la pensée, mais il faut vouloir un objet dont toutes les pensées seront obéies des objets techs et seront de plus parfaitement conformes au désir des Techs. Le tout est délicat à réussir et ils s’y mettent à trois. Enfin ils arrivent au bout de leur labeur et jettent le programme dans le courant.

J’aimerai bien pouvoir me recharger comme un programme tech dit rêveusement 4.

C’est un désir qu’ils ont tous, mais les techs vivants n’arrivent à se recharger que grâce à l’énergie de leurs corps, même s’ils peuvent se la passer de  l’un à l’autre. Les sources d’énergie des machines ne feraient que les rendre malades – ou leur donnerai l’équivalent d’un bon fix de cocaïne pour un humain, voir carrément d’une overdose. Les chercheurs ont testé les différentes sources d’énergie, surtout sur 2, et ça n’a pas dû être agréable puisque la jeune fille n’en parle jamais.

Il ne leur reste qu’à attendre que le filet revienne avec sa récolte.

On va voir si les autres sont là ? propose 4

On ne les retrouvera jamais là-dedans signal 5

Si dit 3. On sait où ils habitent.

La dernière fois qu’ils ont croisés 2 et 6, c’était dans la pieuvre. Mais 2 avait indiqué la localisation de leur chambre. Les programmes changent, les informations circulent, mais les maisons ont la rassurante habitude de rester toujours au même endroit. Le "temps" pour le filet s’écoule beaucoup plus vite que pour eux puisqu’il a énormément de travail et une source quasi infinie d’énergie, tandis qu’eux vont juste discuter, ce qui demande peu d’effort, et n’ont pas une source d’énergie infinie. Ils devraient avoir fini au même moment. Peut-être bien que "tout est relatif" dans le monde matériel mais comparé au Réseau il paraît d’une stabilité éternelle.

Se glissant le long des fils d’or, ils parviennent à destination sans se laisser emporter par le flot. C’est déjà ça. Le périmètre de sécurité entre le Réseau mondial et les objets techs de la chambre a été augmenté, les obligeant à un bon mental pas très confortable mais sans importance. Ils se calent soigneusement dans l’ordinateur du système de sécurité – protégé des remous du Réseau pour une belle collection de barrières de sécurité, même la pieuvre n’est pas aussi confortable – et pointent une extension via le système de surveillance pour discuter avec 2 et 6.

2 n’est apparemment pas là et 6 est en grande discussion. 4 l’appelle.

6

Le marché est simple : Burther fournit à Steven des jouets, des amis, et il peut même se débrouiller pour retrouver les professeurs – mensonge mais l’enfant y croit. De son coté, le garçon doit raconter en détail comment c’était sur l’île et ce que font ses frères et sœurs quand ils complotent sur le Réseau – présenté de cette manière 2 est presque une espionne et il vaut mieux l’empêcher de faire à son idée avant qu’elle n’ait des ennuis…

Burther a décidé de ne pas lui demander où sont les autres Techs avant d’avoir gagné sa confiance à l’aide de marchés sans risques et très fructueux. Il suffit de veiller à écarter sa sœur à chaque fois. Les premières demandes ne ressemblent pas à de la trahison mais l’enfant doit garder le secret sur ces transactions : un truc simple qui permettra de faire pression sur lui plus tard en menaçant de tout révéler à 2 qui serait sans doute très déçue…

6 n’est pas stupide et il se doute bien qu’il y a un piège. Mais il ne voit pas où. Quel problème ça pourrait poser à qui que ce soit qu’il décrive sa maison et raconte que sa sœur et lui parlent de ce qu’on pourrait bien trouver dans les voitures humaines si on les ouvraient toutes ? Il dit malgré tout :

_ Je vais attendre Betsie.

Il a vite pris l’habitude d’appeler 2 par son nom de code. Mais uniquement en public : la jeune fille ne l’apprécie pas particulièrement.

_ Tu as vraiment besoin qu’elle décide de tout pour toi ? Je croyais que tu étais un grand garçon.

_ Je dois toujours demander à Betsie.

_ Tu peux décider tout seul. Ce sont tes jouets, c’est toi qui décide si on te les donne ou pas. N’oublie pas que si jamais tu en parles à Betsie je ne pourrais pas te les donner.

_ Pourquoi ?

_ C’est la règle.

_ Pourquoi ?

_ Comment ça ? Je te dis que je ne peux pas, crois-moi si je pouvais j’aimerai beaucoup te donner tes cadeaux sans rien te demander en échange mais je suis obligé, et je suis obligé de te demander de ne pas en parler à Betsie.

Au moins, si l’enfant arrive à lire dans ses pensées, Burther est parfaitement sincère. Il déteste ce qu’il est en train de faire.

De son coté 6 cherche à gagner du temps et à comprendre les conséquences réelles de la proposition. Il est d’autant plus méfiant qu’il a déjà passé des expériences basées sur ce principe – les professeurs voulaient mesurer si les enfants Techs étaient plus ou moins solidaires entre eux que les enfants normaux. Les résultats avaient été très variables selon les enfants quand c’était les professeurs eux-même qui leur demandaient de trahir un secret appartenant à l’un de leurs frères et sœurs. Par contre, devant un nouveau surveillant, ils étaient tous restés parfaitement solidaires quelque soient les promesses et les menaces de l’adulte. Le professeur Milley leur avait dit que c’était très bien et ils avaient tous été très fiers – mais c’était beaucoup plus facile à ce moment-là, ils étaient tous reliés les uns aux autres en douce. Maintenant 6 est seul pour prendre sa décision…

_ Pourquoi vous êtes obligé ? Il y a forcément une raison. Les adultes ont toujours des raisons à tout, tout le temps.

_ Bien sûr, on m’a donné une raison et une bonne raison mais c’est trop compliqué pour toi. Même si je te l’explique, tu ne comprendrai pas.

_ Oui mais je pourrais la redire à Betsie qui m’expliquera.

_ Je t’ai dit qu’il ne faut pas en parler à Betsie.

_ Je vais juste lui dire la raison pour qu’elle me dise si c’est une bonne ou une mauvaise raison, après je vous dirais si je suis d’accord.

_ Mais tu dois répondre tout de suite et Betsie n’est pas là.

En train de rouler un gosse de six ans pour lui arracher des informations capitales pour la sûreté du monde libre à l’aide de cadeaux qui valent à tout casser mille dollars. L’idée tourne dans la tête de Burther comme une souris folle. Il aurait dû confier ce boulot à quelqu’un d’autre.

Il n’arrête pas de sentir une vague de culpabilité prête à le noyer, un sentiment qui ne l’a jamais effleuré quelques soient les entorses à la loi et à la morale que son travail a exigé de lui. Il a toujours fait son devoir. Mais cette sensation là remonte à bien avant que l’idée de devoir prenne un sens pour lui, que la somme de ce qu’il a déjà sacrifié justifie les sacrifices à venir, qu’il devienne un toutou compétent au service de maîtres qui ne se soucient guère de savoir son nom. A l’époque où lui-même était un enfant qui jurait d’être un héros et était fier de ne jamais mentir. A ce temps béni où jamais il n’avait douté de lui-même. Où il se serait sans doute fait avoir bien plus facilement que ce petit Steven et aurait dû vivre pour toujours avec le mot Traître gravé sur la conscience…

Evidemment ça n’a rien à voir avec le devoir et encore moins avec les ordres présidentiels. Il va maintenant ramener sa prise tout en douceur en faisant en sorte que le simple fait d’avoir écouté ce marché engage le gosse et qu’il ne puisses pas se dédire.

Le spécialiste n’aurait jamais dû préciser à Burther qu’il lui donnait des arguments généralement utilisés par les pédophiles pour tenir leur victimes au silence. Ça n’arrange rien.

Tout à ses états d’âmes, l’homme ne s’aperçoit pas que Steven tourne la tête brusquement vers le fil de Réseau qui parcoure la pièce et plaque sa main dessus.

3, 4, 5 et 6

Venez m’aider ! supplie 6. La situation le dépasse complètement et il s’accroche aux autres Techs comme si sa vie en dépendait. 5 l’apaise de son mieux, 4 émet quelques malédictions à l’encontre du type qui se permet de bouleverser son frère comme ça, et 3 tente de récupérer l’ensemble de la discussion pour trouver le problème. 6 est trop affolé pour l’aider et ils sont tous plutôt fatigués. Elle finit malgré tout par y arriver.

Elle voit bien que les renseignements que Burther lui demande sont insignifiants. Donc, s’il lui demande de garder le secret, c’est pour le faire entrer dans un engrenage où il écouterait tous les ordres de l’adulte au lieu de suivre sa sœur. Mauvais plan.

Mais je peux dire ce qui n’est pas important et m’arrêter quand ce seront des choses importantes propose 6 pour tenter malgré tout d’avoir ses cadeaux.

Ça me paraît trop dangereux dit 3.

Trop dangereux. Bon. Si elle le dit. 4 et 5 commencent même à guetter comment ils pourraient jouer un bon tour à ce Burther – un autre jour où ils seraient plus en forme, ça va de soi. Pour eux il est évident que c’est l’ennemi. Pour 6 c’est la première personne à s’être donné un minimum de mal pour qu’ils se sentent bien, il ne peut pas le détester. Il est juste triste. Et déçu. Sans oublier les regrets de voir ses cadeaux lui passer sous le nez – le laboratoire avait peu d’argent à investir dans les jouets sauf s’ils servaient aux expériences les plus vitales.

En plus les autres vont l’abandonner là, ils doivent repartir. C’est dur.

6 revient au monde matériel sans que Burther ne se soit aperçu de son absence mentale et dit simplement :

_ Je ne peux rien dire du tout sans demander à Betsie et de toutes façons je ne lui cacherais jamais rien. Même pour des millions de super cadeaux.

_ Mais…

_ Désolé. »

Et il a vraiment l’air désolé, le petit Steven, baissant les yeux pour ne pas avoir à croiser son regard. Mais il reste ferme sur sa décision. Burther a beau insister, tempêter, promettre, menacer, s’insurger, l’autre résiste et intérieurement Burther en est soulagé. L’enregistrement prouvera qu’il a fait au mieux, que ce gosse a dû être programmé d’une manière ou d’une autre pour ne pas parler, autant le savoir et trouver un autre moyen. Maintenant il va essayer de gagner sa confiance par des manières plus honnêtes.

Il part en remportant avec lui les cadeaux, bien sûr, puisqu’ils faisaient partie du marché. Mais il fait tomber un livre qui avait semblé intéresser particulièrement le petit garçon et part sans le ramasser – une ruse lui rappelant les fois où il apportait en douce des bonbons à ses enfants punis par sa femme. Oui, quand il est dans son bureau et que des dizaines de coups de fils hystériques l’assaillent pour savoir comment ils vont, ce qu’ils font, et surtout ce que lui compte faire pour découvrir ce qu’ils préparent, il se rappelle que Bestie et Steven sont des créatures inhumaines aux pouvoirs mal connus et dont la loyauté n’est pas vraiment assurée, ce qui signifie qu’ils sont une menace potentielle. Mais quand il est avec eux il ne voit que des enfants. Reste à savoir si c’est un handicap ou un atout…

1 et 7

Le foyer est très bruyant, même pendant la nuit, et chaque bruit déclenche une cascade de « chut ! » et de « la ferme bordel ! ». Les locaux en eux-même sont clairs et accueillants, mais les deux Techs ne sont pas la seule exception parmi les invités de la nuit… la promiscuité est terrible, certaines personnes dorment dans le hall d’accueil, apparemment sans se soucier du bruit. Le jeune garçon qui est venu les chercher – et qui ressemble davantage à un pensionnaire qu’à un éducateur ou quoi que ce soit d’assimilé – leur a expliqué que les autorités sont sur les dents et recherchent en priorité des enfants. Pourtant personne n’est passé au foyer. Apparemment, ce ne sont pas les petit fugueurs qui les intéressent.

Une femme apparemment blasée les accueille. 1 se demande fugitivement si c’est celle qui lui a répondu au téléphone, avant de réaliser que ça n’a pas d’importance. Il demande à ne pas être séparé de 7 et même si elle a manifestement des doutes sur sa parenté avec la fillette, elle accepte. Elle ne leur demande pas de nom de famille, juste des prénoms. 1 choisit de baptiser 7 Juliette, tout simplement parce que c’est le plus joli nom qui lui vient à l’esprit – il ne veut pas lui donner le nom d’une personne qu’ils auraient connu au labo. Il se présente sous le nom de Will, un prénom simple et passe-partout selon ses souvenirs.

Il avait espéré trouver une chambre ici. Non, pas vraiment espéré, en fait il ne s’était même pas posé la question, estimant que ce foyer offrant l’asile aux mineurs le faisait forcément en proposant des chambres chacune dotée d’un lit. Il ne lui était tout simplement pas venu à l’idée qu’on puisse entasser des lits dans chaque recoin et installer des gens dans des matelas à même le sol, dans des fauteuils, ou même par terre. On lui propose de mettre Juliette dans un lit normal, proposition accompagnée du même regard traînant en longueur auquel il avait eu droit en la présentant comme sa sœur, un regard qui aurait été vaguement menaçant – du genre "je sais ce que tu trafiques et tu as intérêt à marcher droit" – s’il n’avait pas été envoyé par quelqu’un de manifestement épuisé. 1 choisit d’ignorer le regard et de garder 7 avec lui.

Elle ne manifeste pas le moindre intérêt pour ce qui l’entoure, éteinte à un point inquiétant. Par contre, elle se crispe à la seule mention de l’éventualité qu’on la sépare de son frère. Dans un monde qui n’est que chaos et danger, lui seul peut encore la protéger. Et surtout sa présence masque l’autre présence, celle infiniment étrange et étrangère, celle qui se perche sur son épaule pour lui parler sans que jamais 7 n’arrive à l’entendre. La fillette garde son esprit fermement ancré dans celui de son frère, sans se mélanger à lui, profitant juste de sa présence comme d’une barrière la séparant du reste. De tout ce que peut bien contenir le reste.

1 s’inquiète un peu quand la femme prend presque machinalement le bras de 7 et vérifie son pouls, puis ses yeux. Finalement elle les laisse ensemble se trouver une place où ils le peuvent et note quelque chose à l’adresse de sa remplaçante de jour. 1 n’ose pas déranger quelqu’un et hésite, apparemment tout le monde s’installe n’importe où mais il pourrait y avoir des règles, des façons de faire invisibles dont il ignore tout… Finalement il s’assoit dans un coin, allonge 7 sur lui le plus confortablement possible et attend qu’elle s’endorme.

De son coté, le moindre bruit lui paraît menaçant et il préfère guetter les alentours, au cas où. Il se sent intimidé par les autres occupants des lieux. Il se dit qu’ils ont une expérience de la vie et du monde infiniment supérieure à la sienne…

Mais pas du Réseau. C’est sur le Réseau qu’il trouvera la piste qu’il recherche, c’est là qu’il vaincra leurs mystérieux ennemis, ils ne pourront rien faire contre lui. Il a toujours été plutôt pacifique mais cette idée le réconforte. Il se demande fugitivement pourquoi avant de sombrer dans le sommeil.

3, 4 et 5

Le filet a remonté plusieurs données plutôt intéressantes… Oui, il y a de nombreux endroits prêts à offrir le gîte et le couvert à des enfants débarqués de nulle part, des endroits qui ne le proclament pas forcément mais qui les accueilleront. Les trois Techs ignorent encore un certain nombre de choses et hésitent un certain temps entre les Fils de l’Ambre Solaire – une secte dont le filet a déniché une conversation téléphonique disant à quel point ils avaient besoin d’enfants sans parents qui porteraient plainte – et un immeuble se proclamant "communauté", dont les membres accueillent tout et tout le monde sans poser de question et affirment qu’il est essentiel d’élever les enfants dans la liberté. Dans le doute, 3 décide d’aller au plus proche. C’est l’immeuble communautaire qui l’emporte. Les trois enfants regagnent avec soulagement leurs corps et se mettent en route.

Finalement ils arrivent dans un quartier assez différent de ce qu’ils ont vu jusque-là, où les commerces sont de petite taille, les immeubles aussi, et dont les rues ne sont pas très animées… Tâtonnant entre les bus ils décident de finir à pied. La nuit tombe et le calme, si différent du bourdonnement du centre et du ballet bien réglé de la banlieue, leur fait assez peur. Plus elle a peur, plus 5 aime agir, pour le meilleur ou pour le pire, elle prend donc la tête de leur groupe et guette toute menace potentielle. Elle surveille même si bien ses arrières qu’elle sursaute quand 3 annonce « C’est là. ». Elle se retourne. « Là » est un immeuble en pierres et en briques de trois étages, qui ne paraît pas spécialement différent de tous les autres immeubles ni des maisons qui l’entourent. Ah, si. Elle sent le Réseau entrer dedans et sent un certain nombre d’objets techs qui lui sont connectés, mais il manque quelque chose que toutes les autres maisons ont. Elle le fait remarquer à 3 et à 4. C’est le garçon qui trouve le premier : « Il n’y a pas de système de sécurité. »

C’est accueillant.

Il faut malgré tout à 5 tout son courage pour monter les trois marches et frapper à la porte. Elle attend ensuite que quelqu’un ouvre, gardant les poings sur les hanches et le menton levé dans une attitude de défi que 4 connaît bien et redoute. Il sait que sa sœur n’a à peu près aucune chance de plaire quand elle est sur la défensive. Et lui veut plaire. Il la rejoint et la pousse gentiment, préparant son plus beau sourire…

3 leur fait alors remarquer – sans se moquer, avec une certaine indifférence même – le petit message scotché à coté de la porte : « Amis, entrez. Policiers, emmerdeurs, propriétaires et collecteurs d’impôts, ne martyrisez pas notre pauvre porte, vous n’en tirerez rien. »

On est des amis, pas vrai ? dit 4 – qui ne plaisante qu’à moitié.

On n’est ni des policiers, ni des propriétaires, ni des collecteurs d’impôts dit 3 parfaitement sérieuse. Ça ne laisse qu’amis ou emmerdeurs.

On y va en amis, déclare 5 solennellement, et s’ils ne sont pas contents on les emmerde.

Elle a prononcé ce dernier mot d’une façon vague, ne sachant pas précisément ce qu’il recouvre à part que c’est un juron que les surveillants n’ont pas le droit d’utiliser dans le laboratoire – c’est pour ça qu’elle s’en est souvenue d’ailleurs. Les deux autres sont d’accord. Ils entrent.

2 et 6

Ça va ? demande 2 à son petit frère. Il pourrait lui retourner la question. C’est le milieu de la nuit mais elle a insisté pour retourner dans la même chambre que lui, encore secouée par l’épreuve qu’elle vient de passer. Elle s’écroule sur le lit. En plus elle doit maintenant faire semblant de tomber endormie comme une masse, c’est un des effets secondaires du produit qu’on lui a injecté et il ne faut pas qu’on s’aperçoive que ça ne lui fait rien. Elle ferme les yeux et répète sa question à 6 qui n’a pas répondu. Le garçon se dit que ce n’est peut-être pas le moment de lui raconter ce qui vient de se passer avec Burther. Mais ne rien dire serait comme accepter finalement le marché. Il emballe tout ce dont il se rappelle de la conversation, y compris l’intervention des autres, et il le lui envoie.

2 a du mal à jouer les endormies quand elle reçoit ce message. Elle est furieuse et effrayée. Le pire c’est qu’elle réalise que ces gens n’ont pas des méthodes différentes de celles des membres du laboratoire. Ici, ça la choque parce que ce ne sont pas ses "parents" à elle, parce qu’elle n’a pas confiance en eux. Mais les Techs ont toujours été enfermés, surveillés et manipulés.

Ça fait mal de l’admettre.

Pour le moment elle doit empêcher les larmes de monter à ses yeux et parer au plus urgent : empêcher 6 de subir un test aussi éprouvant que celui qu’elle vient de passer. Elle s’infiltre dans les plannings et les messageries, s’arrangeant pour que chacun croit que quelqu’un d’autre a fait passer  l’épreuve au petit garçon. Après réflexion elle change encore pour que chaque service croit que l’autre service s’en est chargé – ils risquent moins de dévoiler le pot aux roses en bavardant près de la machine à café. Elle commence à bien connaître le fonctionnement du B.A.G.N. et de certains bureaux… mais n’a toujours pas découvert qui tire vraiment les ficelles. Les ordres et les contrordres semblent avoir un sens, comme deux courants qui s’affrontent et qu’on pourrait séparer nettement si on arrivait à les voir. Pour le moment, elle préfère calculer le prochain mouvement. Elle quitte le Réseau mais n’arrive pas à dormir tout de suite, trop occupée à analyser, imaginer, réfléchir…

3, 4 et 5

L’entrée est grande et plutôt accueillante. L’effet sobre et glacé des murs est annulé par les centaines de posters souvent en hologrammes teintés de couleurs vives qui sont affichés les uns sur les autres, le sol déborde de chaussures et de vêtements entassés, un fauteuil et une chaise sont posés en équilibre sur une table basse sans autre but apparent que de créer une tour la plus haute possible, un coin est masqué par un tissu dont le drapé rappelle une tente de cirque, partout des bouteilles vides ou pleines colonisent le moindre recoin encore libre. Une odeur domine la pièce, quelque chose d’agréable mais d’un peu trop entêtant, qui fait tourner la tête des enfants sans leur tendre les nerfs comme le ferait un trop-plein d’énergie tech. Un chemin est tracé dans le hall , tournoyant autour des objets comme un chemin qui aurait oublié toutes ces histoires de ligne droite comme trajet le plus court entre deux points. Il mène jusqu’à un couloir qui ressemble au hall, à part que l’odeur est plus forte encore. Le long du couloir, des pièces dénuées de porte exhibent leur contenu – des meubles de tous les genres, des chambres rangées avec un soin maniaque et d’autres qui servent apparemment de débarras, des salons, des pièces vides, des choses bizarres, des objets familiers abandonnés entre des peintures démentes, des livres et des ordinateurs… Tous les objets techs sont apparemment rassemblés dans une ou deux pièces, au fond de la maison, et les enfants font un geste spontané vers eux. Mais ce n’est pas le moment. Ils suivent le couloir jusqu’à une nouvelle porte, tout au fond… qui donne sur un immense jardin.

Dans lequel une trentaine de personnes sont installées, debout ou assises dans l’herbe, écoutant de la musique et bavardant doucement en regardant les étoiles. Personne ne leur prête attention.

« Heu… salut ? tente 4.

Il n’y a personne de leur âge à première vue. Quelques tout jeunes enfants sont avec leurs parents – à cette vue son cœur fait un bond, de la jalousie teintée de nostalgie – et il y a des adolescents. Les autres sont adultes, parfois même très âgés. Ils paraissent tous détendus et heureux, très différents de la foule pressée et stressée qu’ils ont rencontré en ville. Les trois Techs s’avancent et sans plus se poser de questions s’assoient dans l’herbe avec les autres. Personne ne leur demande d’où ils viennent et comment ils ont connu cet endroit, on les accueille gentiment et on commence à les faire participer à la discussion : ils comprennent que le sujet est l’âme, mais les gens utilisent tellement de métaphores et d’idées qu’ils ne connaissent pas qu’ils sont rapidement perdus. Ils s’en fichent. Plus loin d’autres personnes rient, un véritable fou rire et 4 aimerait bien les rejoindre, mais il n’a plus envie de se relever. Il se sent bien ici. Il s’allonge dans l’herbe et s’endort. 5 pose sa tête sur lui – en faisant attention à ne pas toucher sa peau pour que leurs rêves ne restent pas mélangés toute la nuit, ce n’est pas le moment, pas tant qu’ils ne savent pas où ils sont ni ce qu’ils doivent faire – et en fait autant.

3 préfère faire les choses dans les règles. Dans tout ce qu’on lui a appris sur le monde extérieur il est à peu près inadmissible d’arriver chez des inconnus et de s’installer sans s’annoncer avant. Evidemment, s’ils sont venus ici c’est bien parce que d’après les informations qu’ils ont trouvé ici c’est possible. Mais ça lui paraît dangereux. Peut-être qu’il suffit vraiment de franchir la porte pour faire parti de cette communauté. Et peut-être qu’ils ont manqué une étape cruciale et vont se faire mettre dehors dès que quelqu’un s’en apercevra. Elle part donc à la recherche d’un responsable. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire.

La première personne interrogée rit en entendant la question. La deuxième se lance dans un laïus sur l’importance justement de ne pas avoir de responsable et sur le véritable sens du mot "liberté". La troisième lui adresse un regard éteint, lui pose une main sur l’épaule, rapproche de son visage une bouche à l’haleine chargée et lui dit d’aller comprendre. Puis s’en va avant que 3 ne lui demande ce qu’elle est censée comprendre et pourquoi elle devrait aller quelque part pour ça. Enfin, quelqu’un qui d’après sa récente expérience est normal – il n’a pas les yeux extasiés ni enflammés et ne tangue pas même s’il est debout – lui explique qu’ici, il n’y a pas de responsable, mais qu’elle peut poser ses questions à des personnes importantes dans la communauté. Après quoi il la guide auprès d’une femme entourée d’un cercle respectueux d’auditeurs, une femme plus vieille que toutes celles que 3 a jamais vu de sa vie. Son guide la plante là avant qu’elle ne soit revenue de sa surprise. Tout le monde est assis et elle s’assoit à son tour. Elle suppose que tous ces gens sont des subordonnés qui attendent les ordres.

En réalité, ils passent moins de temps à écouter qu’à parler – chacun à son tour expose un problème ou une interrogation, concret ou abstrait, puis les autres donnent leur avis et enfin la vieille femme dit quelque chose. 3 a du mal à comprendre les questions et encore plus les réponses mais tout le monde a l’air très satisfait. Elle attend patiemment son tour jusqu’à ce qu’elle réalise qu’il n’y a pas de tour. Elle profite alors d’un silence pour poser la question :

« Je suis venue avec mon frère et ma sœur, est-ce qu’on peut rester ici ? »

La vieille femme sourit et ses rides forment des centaines de sourire sur tout son visage, ses yeux sont chaleureux et 3 se dit qu’elle est très belle. Elle fait un geste de la main, un mouvement élégant qui évoque de la danse, et dit qu’ils sont les bienvenus ici. Les autres renchérissent : oui, bien sûr, tout le monde est le bienvenu, pas de problème. Une jeune fille lui demande s’ils veulent qu’on leur déniche un coin et qu’on les aide à s’installer, elle a compris que 3 cherche un cadre auquel se raccrocher. La petite fille accepte avec plus de soulagement qu’elle ne l’aurait avoué. Elle se sent un peu mal à l’aise à coté de la vieille femme. Son regard est chaleureux, oui, bienveillant, mais il est aussi redoutablement perçant que s’il pouvait voir jusqu’au fond de son âme. Elle paraît avoir toutes les réponses même aux plus secrètes des questions. C’est ça qui est effrayant. Cet espoir qu’elle sache vraiment tout. Si 3 lui posait la question qui la hante et que cette femme n’avait pas la réponse… ou pire, si elle répondait n’importe quoi… ce serait encore bien plus horrible que si 3 n’avait rien dit. Pourtant la tentation est grande.

La jeune fille s’appelle Tracy et précise qu’ils peuvent l’appeler Butterfly. 3 se demande si sa voix à elle sonne aussi faux et plein d’espoir quand elle prétend s’appeler Nora. Maintenant que le Professeur Milley est enlevé et loin d’eux, à qui pense-t-il le plus, à elle ou à sa vrai fille, la vrai Nora ? Ça aussi c’est une question qu’il vaut mieux ne pas se poser.

3 et Tracy entrent dans l’immeuble. Tous les appartements sont reliés pour en faire une véritable maison. La jeune femme prend spontanément la main de la petite et même si celle-ci est très gênée, elle ne la retire pas. Elle se demande si cette adulte lui prendrait la main aussi volontiers, aussi joyeusement si elle savait que 3 est une Tech. Au laboratoire personne ne la touchait sans une raison valable. Mais tout le monde câlinait facilement 7. C’est aussi une question d’âge et de caractère. Peut-être que Tracy lui prendrait la main quand même.

Elles trouvent effectivement un coin confortable où la jeune femme apporte des draps et des couvertures avant de faire les lits selon un cérémonial que 3 observe avec curiosité. Au laboratoire, ce n’était pas comme ça. En même temps, au laboratoire les lits n’étaient pas de simples matelas posés sur le sol sous des tissus formant une tente en plein milieu d’une pièce à moitié remplie de meubles en bois anciens.

« Voilà, tu peux aller chercher ton frère et ta sœur ! s’exclame Tracy, toute joyeuse.

_ Ils arrivent, répond 3 qui commence à les prévenir mentalement.

Mais le jardin est trop loin du Réseau circulant dans la maison et 3 va les chercher elle-même. Elle réalise quelques minutes plus tard qu’elle a faillit faire une gaffe et montrer à une inconnue – une inconnue gentille et accueillante, mais tout de même – qu’ils étaient télépathes. Elle se promet d’être plus prudente à l’avenir.

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Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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