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Ecriveuse en herbe
4 décembre 2006

S.I.D.A **

S.I.D.A

« NON ! Non, ce n’est pas possible, vous devez vous tromper, vous devez forcément vous tromper ! » s’écrit le grand brun qui secoue la tête avec l’énergie du désespoir. Le médecin, devant lui, attend patiemment qu’il se calme. De toute façon, patience et compréhension sont tout ce qu’il peut encore lui offrir.
Le grand brun s’appelle Michael Soum, il a vingt-sept ans, il est acteur de théâtre, il se trouve jeune, il est marié, il est presque sportif, il a une petite vie bien tranquille et il en est content, il n’est pas  drogué, il n’est pas homosexuel, il n’est pas bi, il n’est pas infidèle, il n’est pas méchant, et il est profondément convaincu qu’il n’a pas mérité ça.
Bien sûr, ça a un nom, un nom qui a fait plusieurs fois la une : Syndrome d’ImmunoDéficience Acquise, sida pour les intimes. Et Michael et lui sont à présent plutôt intimes.
Il réprime une nausée, à la pensée qu’il a ça dans… partout ! Merde, comment cela a put arriver ? Et pourquoi lui ? Pourquoi ? Il voudrai réfléchir, mais ça bloque, on dirait que la mécanique est grippée, rouillée par cette spirale de question : où ? quand ? comment ? et surtout, pourquoi ? Pourquoi ?
S’il était d’humeur, il pourrait se dire des tas de choses très philosophique sur la fragilité de l’existence, sur la vie qu’on traverse tranquille et puis, un beau matin, on se porte volontaire pour une campagne de don du sang, ça avait l’air chouette, et hop, on se retrouve séropo. Mais Michael n’est pas vraiment d’humeur. En fait, il fait partie de ces enfants qui ferment les yeux pour faire disparaître les problèmes, et quand le problème traverse ses paupières pour tournoyer dans son crâne, il est perdu, fini, désemparé. Et l’idée qu’il est atteint d’une maladie mortelle est un problème qui a tendance à ne pas vouloir disparaître. Au milieu de sa négation horrifiée, Michael se sent vaguement furieux contre son idée de venir ici, comme si de ne pas savoir avait été une solution. D’accord, ne pas savoir n’est pas une solution, n’a jamais été une solution, mais comme il voudrais, maintenant, ne pas savoir !
« Je comprends, commence le médecin, mais il ne faut pas renoncer, je suis sûr que vous pouvez…
_Non ! Non, je ne vous crois pas, c’est un mensonge ! » nie encore une fois Michael, mais il y a déjà moins d’énergie dans son refus. Parce qu’il sait, parce qu’il a toujours su, que son bonheur était fragile, qu’un jour il y allait lui tomber une tuile sur le crâne. Et c’est tout le toit qui est tombé. Maladie mortelle. S.I.D.A. Pourquoi ? Pourquoi lui, pourquoi ? C’est la question qui le hante, tandis qu’il se lève, prend son manteau dans un geste d’automate et s’en va. Il entend derrière lui l’appel du médecin, mais ne se retourne pas, et quand le médecin crie, Michael se met à courir. Il fuit l’hôpital comme pour fuir la maladie.
Evidemment, ça ne marche pas. Pas si simple de fuir ses problèmes. Les problèmes ont tendance à courir au même pas que vous, et quand vous croyez les avoir semé, vous les voyez au coin de la rue, devant vous, en train de vous attendre. Si on avait demandé à Michael, il y a une heure, quels sont ses problèmes, il aurait sans doute parlé de sa voiture qui ne marche plus, de sa partenaire dans la pièce qui est aussi douée qu’un hippopotame faisant de la broderie, de sa boite aux lettres envahie par les publicités. Brusquement, tous ces petits soucis du quotidien ont disparu. Oh, ils sont toujours là, quelque part, mais ils causaient du soucis à l’autre Michael, celui qui ne savait pas. Le Michael qui sait ne peut plus s’inquiéter de sa voiture.
Brusquement, il pense à Judith. Comment va-elle réagir à cette nouvelle, à cette bombe explosant tranquillement leur quotidien ? Va-t-il seulement lui dire ?

Cette idée l’arrête net dans sa déambulation. Il va devoir le dire. Il va devoir le dire à Judith. Il va devoir le dire à tout le monde. Mais tout le monde n’est pas obligé de le savoir. Il le cachera sans doute à sa mère, mais si elle a vent de quelque chose, devra-t-il lui mentir ? Et à son travail, devra-t-il…
Etrange, tout de même, comme on se connaît mal. Le Michael qui ne savait pas aurait juré qu’en cas de coup dur, il appellerait à l’aide la terre entière, à commencer par sa femme. Il n’arrive même pas à se mettre un sparadrap tout seul. Il n’avait jamais été résistant à la douleur, et au moindre soupçon de grippe, il restait couché en gémissant sur son sort. Il avait toujours eu besoin de son cocon soigneusement tissé par sa famille et ses amis pour se sentir bien. Mais maintenant… En un quart d’heure, Michael a davantage grandi qu’au cours des dix dernières années. Il réalise à présent que sa manière d’être douillet, ce n’était qu’un jeu, une comédie, une façon de rassembler tout son petit monde autour d’une détresse dont il est le seul à ne pas souffrir. Mais maintenant… Oui, maintenant… Maintenant, tous ses proches, tous les gens qu’il aime, il donnerait n’importe quoi pour les épargner, pour les protéger de lui-même. Il ne pense plus seulement à lui, il pense d’abord à eux. Et à nouveau, ce souffle de colère devant l’injustice : pourquoi auraient-ils à en souffrir ? Ils n’ont rien fait de mal, il n’a rien fait de mal, c’est injuste, injuste, injuste !
Devant le regard étonné des passant, Michael réalise qu’il a parlé tout haut. Il s’éloigne avec un petit haussement d’épaule, et de nouveau oublie tout ce qui l’entoure. Il ignore que, pour certains, le regard des autres est un fer rouge qui marque à jamais leur situation d’exclus. Michael n’est pas comme ça. C’est à peine s’il se demande, fugitivement, si tous ces gens qui l’entoure, tous ces promeneurs, ces travailleurs, ces pressés et ces flâneurs, si tous ne sont pas comme lui, malades, condamnés, et vivants quand même. L’idée passe, puis s’éloigne. Elle reviendra plus tard. Pour le moment, c’est sur sa tête que le toit s’est effondré, c’est sur ses proches que les tuiles rebondissent, c’est sa vie et surtout sa mort. M.O.R.T. Quatre lettres. Comme S.I.D.A. Quatre lettres aussi. C’est marrant, comme ces petites blagues insolites qui ne font rire personne mais aident à penser à autre chose. Quatre lettres. Quatre clous qui s’enfoncent. Bon sang, il faut que j’arrête, ou je vais sombrer dans le mysticisme, pense Michael qui n’a plus de religion depuis qu’il a classé Dieu dans la même rubrique que le Père Noël et la petite souris. Cette fois, il se demande s’il n’a pas fait une erreur.
Comme par hasard, ses pas l’amènent devant une église. Le Michael d’avant aurait beaucoup ri de la coïncidence. Le Michael d’avant n’était pas, lui, condamné à une maladie tombée du ciel, aussi le Michael de maintenant lui dit fermement de la boucler et de le laisser croire aux signes. Même si c’est de la superstition pour grenouilles de bénitiers, selon le Michael d’avant, peu importe, il n’a plus voix au chapitre. Michael entre dans l’église, se glisse maladroitement entre les bancs et s’arrête devant l’autel.
Comme par hasard, l’église est vide. Il est seul. Il regarde l’autre, le type d’allure fort peu divine dont la peinture commence à s’écailler, comme celle de sa croix. Michael est debout, il regarde, il attend. Finalement, il n’a pas de questions à lui poser, pas de prière à lui faire. Il voudrait seulement comprendre. Pas dans une illumination soudaine, non, juste qu’à un moment, il voudrait trouver un indice, avoir la solution du problème. Il n’en mourra pas moins, et il a peu de chance d’aller voir au paradis si l’original fait un peu plus authentique, mais pour le moment, il a l’impression que ça lui suffirait, de comprendre. Il réduit l’énorme nouvelle en plusieurs petits problèmes qu’il peut résoudre, un par un. Peu à peu, il se calme. La colère reflue. Le bourdonnement de questions s’apaise. Il fait demi-tour et rentre chez lui.

Le voilà devant sa porte. Elle n’est pas fermée. Il entre. Judith, les bras encore pleins de courses qu’elle n’a pas eu le temps de poser, l’accueille avec un sourire. Son sourire se mue rapidement en un regard interrogateur. Michael n’a encore rien dit, mais il doit avoir quelque chose de changé, de définitivement changé, dans son allure ou dans ses gestes, puisque aussitôt elle devine qu’il lui arrive quelque chose de sérieux.
Il lui sourit, un faible sourire de convention, et détourne les yeux. Il ne trouve pas la force de lui parler. Il regarde le décor familier, cherchant de-ci de-là un indice de changement, mais non, son environnement reste totalement indifférent à son histoire. Objets ingrats, se dit-il machinalement, mais ça n’a plus d’importance. Son chien vient quémander une caresse en battant la queue. Tout est normal. Tout sauf lui.
Judith s’approche. Quelque chose ne tourne pas rond chez Michael. Son expérience lui a appris qu’il suffisait d’un peu de silence de sa part pour qu’il lui raconte le problème, quel qu’il soit. Mais, depuis deux minutes, rien, pas un mot. Pire, il a un aveu à lui faire, elle le voit à ses lèvres qui tremblent. Les mots restent dans la gorge de Michael, des mots lourds et graves, sans doute, vu son visage qui s’assombrit de plus en plus. Mais il ne dit rien. Il ne fait pas de cinéma. Il se tait, et évite son regard.
Non, décidément, rien n’est normal dans son attitude. Judith réfléchit. Ce matin, tout était normal. Qu’est-ce qu’il a fait depuis… Soudain, tout s’éclaire. La campagne de don du sang. Il avait décidé d’y aller. Ils avaient fait des tests, et lui avaient demandé de repasser quand ils auraient les résultats. Et c’était ce matin que Michael devait retourner à l’hôpital.
Judith est une femme logique, et elle n’est pas du genre à laisser des doutes planer sur ses certitudes. Elle lui demande directement :
« C’est la réponse de l’hôpital qui te met dans cet état ? Qu’est ce qu’ils ont dit ?
Michael sursaute. Il n’avait toujours pas décidé s’il parlerait de sa maladie à sa femme, mais maintenant, elle a tout deviné ou presque. La décision ne lui appartient plus, et il en est heureux. Malgré tout, le mot, le terrible mot ne parvient toujours pas à franchir ses lèvres.
_ Tu as quelque chose ? demande Judith, de plus en plus inquiète. Quelque chose de grave ?
_Ou…oui. J’ai… ils ont dit que… il a dit que…
_Ils ont dit quoi ? Que tu avais quoi ?
_Sida. » souffle enfin Michael, expulsant le mot comme une chose obscène qui contaminerait toute la pièce.

Judith recule. Elle aussi, elle qui garde toujours la tête froide, elle nie. Elle refuse. Non, ce n’est pas possible, c’est une blague, son dingue de mari se paye sûrement sa tête, dans une minute il va éclater de rire, se moquer d’elle, ce n’est qu’une farce, une mauvaise farce, dans une minute elle va râler d’avoir une mari pareil, c’est pas croyable d’être aussi bête, on ne fait pas des blagues comme ça, dans une minute, dans une seconde… Mais Michael reste immobile. Il ne dit rien. Une larme coule sur sa joue.
Alors, Judith réalise que c’est vrai, que c’est fait, que son homme est malade, pire que malade, marqué, condamné : séropositif. Elle, elle ne savait pas à quel point son bonheur était fragile. Elle pensait qu’en construisant solidement, jamais le toit ne tomberait. Mais il est tombé. Sur lui. Elle se rapproche. Michael a fermé les yeux. Doucement, elle le prend dans ses bras. « Ne t’en fait pas, mon chéri, je suis là… »
Oui, se dit Michael, tu es là, tu es toujours là, mais cette fois ce n’est plus pour de rire, cette fois c’est moi et rien que moi qui vais me battre, pour moi, pour toi, pour notre vie, je vais me battre, je te le jure… Il s’écarte légèrement de sa femme, la regarde et lui promet : « Je vais me battre. Je te le jure. » Judith sourit, à travers ses larmes, elle ne s’est pas rendu compte qu’elle pleure. Tout ce qu’elle veut, c’est que ce ne soit qu’un rêve, un affreux cauchemar, mais elle sait que ce n’est pas un rêve. Tant pis. Elle ne va pas se laisser aller dans le mélodrame. Non. Ce n’est pas son genre. Et si Michael, son grand gamin, est sérieusement prêt à lutter, elle sera la première à l’aider. Oui. C’est décidé : Judith prend les choses en main. Avec lui. Pour lui.
Elle pleurera plus tard. L’interrogatoire commence :
« Qu’est ce que le médecin t’a dit, précisément ? »
Michael répond, explique, raconte, revit les détails de cette matinée maudite. Peu nombreux, les détails, d’ailleurs. Dès qu’il a su, il s’est enfui. Judith, comme souvent, oscille entre l’agacement et l’attendrissement devant cette réaction si peu mature, mais cette fois elle ne dit rien. Ce n’est pas grave. Premier objectif : refaire le test. Il faut être sûr. Evidemment, elle va en faire un aussi. Ensuite, il faut se renseigner. Prendre rendez-vous avec un médecin, et même avec un autre, si le premier ne lui plait pas, à lui de voir. Demander à l’hôpital. Chercher sur Internet : Judith est sûr d’avoir vu des articles sur un nouveau médicament qui stopperai le virus. Elle a préparé son plan de bataille, et maintenant elle se sent mieux : tant qu’il restera quelque chose à faire, Michael ne mourra pas, point final. Il a la chance de vivre dans un pays où la médecine est très développée, il a tous les atouts sur place, il s’en sortira. Sûrement.
Quand à savoir où, quand, comment, et surtout le terrible pourquoi, peu importe pour l’instant. Ces questions reviendront bien assez tôt, les doutes les empoisonneront bien assez vite. Les réponses ne viendront jamais. Ils s’y résigneront. Ils auront assez à faire dans leur nouvelle vie. Car, une fois la nouvelle acceptée, vérifiée, une fois le choc passé, il faut bien faire face, et s’organiser autrement. Ils apprendront à faire la différence entre les amis qui regrettent de n’avoir aucun mot consolateur, et ceux qui regrettent de leur avoir serré la main. Ils apprendront à faire face au doute, à la méfiance, au mépris. Petit à petit, jour après jour, ils lutteront. Ensembles.

Combien n’ont pas eu cette chance ?

FIN

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Commentaires
L
En 1ère (2002 donc), il y a eut un concours dans mon : écrire sur le sida. J'ai eut du mal à trouver une histoire, mais une fois que j'ai tenu le personnage de Michael, le reste est sortit tout seul. L'histoire n'est pas très originale, mais je n'ai pas trouvé mieux.
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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