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Ecriveuse en herbe
4 décembre 2006

Les Aralandes ***

Les Aralandes

Le diable s’appelle Jean Filsdieu, capitaine du Belem, qu’il pourrisse dans d’atroces souffrances. Je lui ai vendu mon âme pour deux ans, contre les repas et le hamac au sec, et contre une poignée de pièces que j’ai déjà perdues avec les foutus tricheurs de ce foutu rafiot. Il me reste un an, onze mois et vingt-trois jours à tirer.

J’ai mal partout. Quand ce fils de putain est arrivé, je n’ai pas été assez rapide pour planquer les cartes. Ce n’est pas la première fois qu’on me tabasse, mais c’est la première fois qu’on m’oblige à aller bosser derrière. Je ne peux rien dire, je ne suis qu’un mousse, et le plus petit de tous, j’ai quatorze ans, à peu près. J’ai menti sur mon âge mais ça ne m’a pas fait pousser plus vite. Ils m’appellent le Mulot. Je m’en plains pas, c’est toujours bon de changer de nom quand on laisse des dettes derrières soi, mais arrivé aux Amériques j’en change encore. Pas question d’être le Mulot toute ma vie.

D’habitude c’est Léon qui sert à table, mais ce soir c’est moi. C’est la passagère qui a insisté, et même l’autre ordure n’a rien pu dire, alors il s’est arrangé pour que je le regrette. Faire le pingouin au lieu de m’user les mains à briquer le plancher, ça m’aurait bien plu. Mais pas au moment où j’ai enfin fini mon quart et où je peux dormir. Il a fallu que le coq me récure des pieds à la tête, les bouts qui se voient auraient largement suffit mais non, il m’a mit à poil et tout. Il se marrait. Un jour, je leur ferai regretter, à tous, et cette bonne femme en premier.

C’est une vieille, et elle se prend pour ma mère. Elle trouve que j’ai mauvaise mine. Elle pense que je suis un gosse. Et après elle m’oublie, elle se remet dans ses cahiers et dans ses écrits. Ça ne ressemble pas à des lettres, je pense que c’est de la musique. Pourtant je ne l’ai jamais entendue chanter ni jouer de quelque chose. Et ça recommence, elle me sourie quand j’entre, puis m’oublie complètement. Je ne comprend pas le quart de ce qu’elle raconte, mais je vois bien que les autres non plus, et ça c’est drôle parce qu’ils font semblant d’en savoir plus qu’elle. A table il y a le capitaine, le second, les deux lieutenants, le chef mécanicien et Mme Curie. Ils font les fiers, ils la contredisent. Dans ces moments-là, elle ne dit plus rien, elle a juste un petit sourire supérieur. Ce n’est pas vraiment une dame, je crois qu’elle a fait des études comme un homme. Elle est veuve. Elle est sans doute riche. Le Belem fait du fret, pas des passagers – elle a embarqué en urgence. Et Filsdieu a dit oui.

Après le repas, tout ce que je veux, c’est dormir. Mais elle me demande de venir dans sa cabine. Et pas parce qu’elle veut un homme pour la nuit, ça je serais d’accord. Non, elle veut une bonniche pour son linge. Et allez, c’est reparti, elle prend un livre et m’oublie. Plusieurs carnets traînent sur la table, j’en mets un dans ma poche, ça lui apprendra à me faire bosser pendant mon quart de repos.

Je confie l’énorme sac au vieux Meujan, en lui assurant que l’ordre vient du capitaine. J’ai fini mon quart, je ne vais pas passer la nuit à bosser pour les beaux yeux d’une vieille parce que c’est la seule ici à m’avoir demandé mon nom, quand même !

Bien calé sous l’escalier, je prends quelques secondes pour inspecter mon butin. J’ai une bougie, la lumière est faible mais suffisante pour lire. Je prends une page au hasard… Ce sont encore des petits signes, comme ceux que j’ai pris pour de la musique, sauf que maintenant je vois bien que c’est pas de la musique. Il y a plein de chiffres et de lettres qui n’ont ni queue ni tête, et au milieu des signes bizarres, peut-être du turc ou du chinois, ou une langue comme ça. J’ai pas étudié longtemps, moi, j’y comprend rien.

Je regarde un peu plus loin. Ah, du français, c’est mieux…

Lundi 21 juin 1910
On m’a proposé une série de conférences aux Etats-Unis. Enfin, mes articles sont reconnus comme mon propre travail au lieu d’être sans cesse attribués à Pierre. Est-ce que je vais y aller ? Mauvaise question, est-ce que je parviendrai à vaincre ma peur pour y aller ? La navigation est toujours ma bête noire, et j’ai l’impression que ça empire avec l’âge.
Sa bête noire, ça veut dire qu’elle n’aime pas ça, normalement. Elle a dû changer d’avis au dernier moment. Les femmes, c’est souvent comme ça, surtout celles de la haute. En tout cas, c’est vrai qu’elle doit être très savante pour qu’on lui demande de venir. Je regarde plus loin, peut-être qu’elle explique pourquoi finalement elle est venue.

Elle parle encore de chiffres et d’écritures bizarre. Elle dit que c’est que le résultat final, sans les calculs. Et que ça va sauver l’humanité. Mais toujours rien sur le Belem.

Je ne vais pas me coucher tant que je ne sais pas.

Mardi 1er Septembre 1910 :
Je suis une physicienne. Je ne crois pas à la magie. Pour moi la mer n’est qu’une masse d’eau agitée de mouvement proches d’une courbe sinusoïdale, et point final.
Elle ne croit pas à la magie, hein ? Et ça se prends pour une savante. Juste parce qu’elle sait plein de mots. En plus, je suis sûr qu’elle les invente. C’est pas français des mots pareils.

Mais cette nuit le bruit de la mer m’a réveillée. Je suis chez Archibal, dont la maison est tout de même à plus d’une lieu de l’océan. Le bruit a insisté, s’est amplifié, a rempli toute la chambre, puis est entré dans ma tête. Insoutenable. Pour lui échapper, je me suis précipitée dehors. Il me poussait, non, me guidait. Les vagues avaient envahi mon esprit et ne le laissait que si je courrais dans la bonne direction. Jusqu’à la plage. J’étais nus-pieds et en cheveux, et c’est miracle que je ne me soit rien brisé sur les rochers.
A peine ai-je touché l’eau du pied que tout s’est arrêté. Je me suis effondrée. J’ai eu un moment de soulagement, vite passé dans l’idée de ma folie. Comment expliquer une telle crise ? La mort de Pierre m’aurait-elle conduite vers la sénilité ?Je ne suis pas trop âgée pourtant, je n’ai que quarante trois ans.
Quelle que soit la force qui m’avait conduite ici, elle devait un but, une intelligence. Je refuse de croire que tout vient de moi, pas après ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu. Sur le moment, après la peur, c’est la fureur qui m’a guidé. Sans doute à cause de la peur. Toute ma vie tient par mes connaissances de scientifique. Le moindre soupçon de folie réduirait tout à néant. Et j’en voulais terriblement à ce qui menaçait de tout me faire perdre.
La marée descendait, je l’ai poursuivie. Je l’ai appelée. Insultée. Menacée. Mais rien, bien sûr, aucune réaction. Le bruit me donnait l’impression de se moquer de moi. Alors je suis restée sur place et j’ai tourné le dos à la mer, comme une gamine boudeuse. Bien décidée à ne plus bouger tant que je n’aurais pas obtenu de réponses.

Ou elle est très courageuse, ou elle est complètement inconsciente. En tout cas, si elle a réellement fait ça, je lui tire mon bonnet. Ça a dû plaire au Roi.
Le bruit a augmenté, d’abord insensiblement, puis très vite. A nouveau il me poussait. Pour moi, il n’était pas question de reculer. L’eau me perçait la tête. Mes dents en vibrait. Je suis tombée à genoux, j’aurais voulu mourir ou du moins m’évanouir, pour échapper à toute cette souffrance. Mais pas question de céder. Enfin le noir m’a envahie.
Il avait un goût salé.
Une créature m’a parlé. Après toute cette grandiloquence, je m’attendais à une voix de tonnerre. Mais elle avait le ton et les manières d’un petit employé tatillon. J’aurai aimé la distinguer. Quoiqu’il vaut sans doute mieux, pour moi, ne rien savoir de son apparence.
Elle m’a demandé la formule du radium métallique pur. Elle savait que j’étais la première à en avoir créé, et m’a dit que je ne mesurais pas les dangers que causait la radiation. Ma propre découverte !
Ils sont sans doute plusieurs là-bas. La créature m’a laissé entendre qu’ils possédaient une science supérieure à la nôtre, puisqu’elle réunie le savoir de tous les hommes de la Terre. Il m’a fait la promesse que ce savoir serait mien si j’en donnais ma part. Comment refuser cet appel ?
Comment croire à ma raison ? Voilà que je m’emballe, que je crois à mes propres chimères. Je devrai en parler à un médecin. J’ai entendu des voix et je me suis réveillée en chemise de nuit sur la plage, juste à temps pour éviter d’être noyée par la marée montante. Qui pourra m’aider ?Pour ma santé mentale, je dois rester éloignée de la mer le plus possible. Je dois refuser de croire à ces promesses irréelles.

Il n’y a plus rien après… Evidemment, elle n’y a pas résisté. Personne ne leur résiste. Ils sont très convaincants. Elle a sauté dans le premier navire qui allait en haute mer. Et, depuis dix jours, elle attends.

Je cache le carnet sous ma chemise et vais dormir. Demain, je ne sais pas encore comment, je vais devoir l’aider. Elle ignore totalement à qui elle a affaire. Au port, il y avait toujours quelqu’un pour aider les néo dans ce genre d’affaire. Ici il n’y a que moi. Et puisqu’il faut agir, c’est moi qui agirait. Mais pourquoi nous a-t-elle fourré dans cette galère…
Je dois servir le petit déjeuner. J’ai un peu peur de me retrouver devant Marie Curie. Est-ce qu’elle s’est aperçu de la disparition de son carnet ? Est-ce qu’elle va m’ignorer ? Me sourire ? Me demander des explications ? Surtout pas ça, le rat qui nous sert de capitaine me balancerait par-dessus bord. Comme d’habitude, Meujan râle et gémit, attendant que la première bonne âme à passer le plaigne. J’aimerai qu’il se taise, je ne peux pas angoisser tranquillement avec cette bourrique à coté.

« Et allez, le vieux, t’as mal où cette fois ?

Il me crache :

_ Le problème avec les gosses comme toi, c’est qu’ils savent rien de rien. Le matin, après cinquante ans, quand on a mal nulle part, c’est qu’on est mort.

_ T’es vivant, alors souris et fous-nous la paix. » Je me planque derrière la pile d’assiettes pour éviter sa taloche, il ne prendra pas le risque de casser la précieuse vaisselle du capitaine.

Marie est déjà là quand j’installe la table. Nous sommes seuls. J’ai trop peur pour lui parler. Je vais attendre. Elle m’aborde directement :

« Bonjour, pardonne-moi mais n’aurais-tu pas vu par hasard un carnet parmi mon linge ? Je ne parviens pas à mettre la main dessus.

_ Non, Madame.

_ En es-tu sûr ? Il se pourrait qu’il ait glissé par mégarde.

_ Absolument Madame.

_ Après le repas, pourrais-tu venir dans ma cabine afin de m’aider à le chercher ? Si tu le retrouves, je te donnerais sans doute quelque chose. Il m’est très précieux.

_ D’accord, Madame. »
A peine entré dans la cabine, je sors le carnet de ma poche, sans prendre la peine de faire semblant de le retrouver. Elle est furieuse mais garde son calme ; on voit seulement sa bouche qui se pince et ses yeux qui deviennent raides.

« Merci de l’avoir retrouvé.

Je le lui donne. Elle le range précipitamment, en me tournant le dos. Pourquoi est-ce que ce serait à moi de la mettre en garde ? Jouer les bon samaritains, et gracieusement, ce n’est pas mon affaire ! Je lui dit quand même :

_ N’allez pas au rendez-vous.

Elle se retourne, et pour la première fois me regarde dans les yeux. Il n’y a rien à voir, mais ça me fait plaisir quand même.

_ De quoi parles-tu donc ?

_ De votre rendez-vous. Avec les Aralandes. C’est dangereux. Ils ne donnent jamais rien, ils prennent beaucoup. Vous êtes une femme courageuse. Vous pouvez leur résister. Mais plus vous résistez, plus ils vous veulent. Ils aiment le savoir, ils attirent tous les gens qui savent des choses que personne d’autre ne sait.

Elle ne dit rien. Elle me regarde toujours, sans bouger, sans rien dire. Au bout d’un moment, elle murmure : « Je ne savais même pas qu’ils s’appelaient les Aralandes… » J’ai gagné, elle me crois.

C’est plus dur de la convaincre de donner ses formules malgré tout. Elle a peur encore, ça se voit parce qu’elle est en colère. Elle veut le beurre et l’argent du beurre. Moi, si je connaissais le truc, je ne me crèverai pas sur ce rafiot pour une misère, je serai déjà l’empereur le plus paresseux que la Terre ai jamais porté. Seulement voilà, pour ça, le prix est trop cher. C’est ce que nous on apprend dès le berceau. Quand le Roi t’offre une couronne, c’est qu’en échange il prend ta tête. Marie veut être la femme la plus savante du monde. Le Roi peut lui faire rentrer dans le crâne toute la Science du monde. Et en échange, il la retiendra chez lui. Fini les conférences aux Etats-Unis !

Elle doit admettre que je sais des choses qu’elle ne sait pas et qu’elle ne saura jamais. Si je me débrouille bien.

Le paquet est prêt. Marie a donné toutes ses formules. En échange, elle ne doit rien demander. C’est le seul pouvoir qu’on ai face au Roi. Les présents le désarment. Ce sont des dettes qu’il ne peut pas rembourser. Avec un pinceau et de l’encre rouge, je trace les Protections sur son front. Au tout dernier moment, bien sûr. Personne ne doit la voir barbouillée. Et si par hasard les gars se demandent pourquoi elle s’éloigne avec moi, je ne vais rien leur dire. Ce qu’ils vont s’imaginer sera forcément plus flatteur que la réalité.

Le Belem se balance mollement. Toute la toile est tendue, mais vu le vent, ça ne suffit pas pour doubler les poissons. Nous sommes cachés derrière une voile. Marie se penche au-dessus du bastingage. Les vagues résonnent, elles n’aiment pas qu’on les coupe en deux. Je lui donne le verre d’eau douce, juste au cas où, et je m’éloigne. Je ne suis pas fou, moi. Pas question de me mêler des affaires du Roi. J’ai fait tout ce que j’ai put.

Marie ne sera pas sensible aux charmes et aux mensonges. Elle devra refuser le marché et offrir son cadeau, sa formule de sorcière au radium. Et elle va voir le vrai visage d’un Aralande. Sans crier.

Moi je crois qu’elle peut le faire.

Si elle n’y arrive pas, je dirais que j’étais dans la cuisine, avec Meujan. Et personne ne dira que c’est ma faute si elle a disparu.

Marie Curie obtint, en 1911, son deuxième prix Nobel de physique pour la création de radium métallique pur.
Personne ne sait ce qu’est devenu le Mulot, mais il a dû se débrouiller et faire son trou quelque part.

FIN

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Commentaires
L
Ecrit en juillet 2005 en stage d'écriture à Lombez. Le principe : on piochait un jour une scène, le lendemain un personnage, et le troisième jour une citation, à intégrer le mieux possible dans le texte. J'ai pioché "lors d'une traversée en mer", "Marie Curie" et "Le matin après 50 ans, si on n'a mal nulle part, c'est qu'on est mort". Ce texte est ma première version, je l'ai refait en version courte sous le titre "la passagère", et j'en ai fait un différent qui s'appelle "la traversée".
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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