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Ecriveuse en herbe
12 avril 2008

Jeux de sorcières ***** (suite)

J’aime la demi-lune. Entre la lumière et les ténèbres. Là où tout peut se décider. Et puis bon, je n’avais pas envie que ça traîne, en lui donnant une journée pour se préparer je lui fais déjà un beau cadeau, alors s’il avait fallu attendre la pleine lune ou un truc comme ça…

Bien sûr, rien ne m’obligeait à fixer une date ayant un rapport quelconque avec la lune. Mais c’est la première fois que je lance un véritable défi de sorcière, je voulais faire les choses bien.

Je suis excité comme un gosse le matin de Noël.

Je n’ai pas donné d’heure. Je pourrais arriver quand la lune se pointe, mais je préfère avoir l’avantage et je suis là bien avant le coucher du soleil, fin prêt. L’endroit qu’on appelle ‘au-dessus de la ville’ est un grand pré où, en été, les jeunes font des barbecues plus ou moins arrosés, juché sur une colline qui est la pointe de relief à des kilomètres à la ronde. C’est vrai que d’ici, on domine le paysage, mais le nom est quand même assez ridicule. Dans un coin du pré, son occupant légitime, un vieux cheval prêt à faire le beau pour un carré de sucre, broute sans faire attention à moi. De nombreux charbons plus ou moins vieux, restes des barbecues, sont de véritables appels à tracer un pentacle sur l’une des trois grosses pierres émergeant de l’herbe. Quelques bouteilles de bière vides et des centaines d’éclats de verre brillent par endroit. A part ça, il n’y a absolument rien ici. On ne risque pas de faire trop de dégâts.

En théorie.

Je suis vêtu de noir et encapé à nouveau – l’image c’est très important, d’abord pour donner un préjugé à l’autre, ensuite et surtout pour être sûr de soi. Mais cette fois je suis pieds nus. Je suis bien plus rapide en contact avec la terre. Je ne m’en fais pas pour les bouts de verre qui traînent : si mes forces m’abandonnent au point que je n’arrive plus à protéger ma peau, je serais dans une situation assez merdique pour que quelques bobos aux pieds soient le cadet de mes soucis. Au final, je ne sais pas si elle me prendra au sérieux ou pas. J’ai envie de l’impressionner, tout en sachant bien que moins elle le sera, plus j’aurais l’avantage facilement.

Enfin le soleil se couche et peu à peu la lune monte dans le ciel. J’attends. Et ma rivale fait son entrée. Elle vole sur un balai – à mètre du sol et à une vitesse d’escargot, mais ça suffit à me rendre jaloux. Elle aussi était bien décidée à me forcer à la prendre au sérieux… en tous cas c’est ce que j’imagine en voyant sa tenue. Toute en noir, forcément, mais lestée de bijoux cabalistiques en argent trouvés dans des magasins gothiques. Chaussures blindées, poignets aussi – si elle a prit ça pour l’attirail classique d’une sorcière, elle a fait une erreur d’appréciation, ça ne se marie vraiment pas bien avec le chapeau pointu dont elle s’est fièrement coiffée. Son maquillage blanc et noir lui fait des yeux de panda. De panda psychopathe bien décidé à passer au régime anthropophage.

Je la salue :

« Bonsoir, Cécile.

J’ai la satisfaction de la voir sursauter. Me planquer parmi les ombres comme un ninja reste un de mes tours préféré. Elle se reprend assez vite et me répond froidement :

_ Matthieu. Alors, tu veux qu’on se batte en face à face ?

_ Si tu en es capable.

_ Aucun problème… voyons voir ce que tu penses de ça !

Elle passe directement à l’attaque. Tsss… amateuse. Beaucoup plus de style que de magie. Un grand geste de la main, doigts crochus tendus vers moi, et une longue formule magique débitée d’un ton cruel. La magie fait crépiter des flammes vertes entre ses doigts. Le temps qu’elle en vienne à bout, je fais une légère poussée dans le bon sens et son sort s’éparpille aux quatre vents sans provoquer le moindre dégât. Je ricane puis je m’avance et déclare tranquillement :

_ A mon tour.

Sera-t-elle assez stupide pour croire que dans un duel de sorcières, on lance nos sort chacun son tour ? Elle croise les bras et me toise avec mépris. Apparemment, oui, elle y croit. Bon point pour moi.

D’un grand geste théâtral je retrousse mes manches. J’agite les mains, je marmonne des trucs. Histoire de faire diversion. Pendant que je me glisse dans son esprit.

Ou plutôt que je tente. Je me prends une bonne claque et ça ne fait pas du bien. Je l’ai sous-estimée : la magie elle l’a, et à dose puissante, c’est la technique qui lui pose problème.

_ A moi ! s’exclame-t-elle.

J’ai l’impression qu’on joue aux cartes. A toi, à moi, mon magicien lance un sort de telle puissance, le mien lance un contre-sort, points de vie, points de destin. Un joli petit cadre imaginaire. Bon, j’ai participé à cette mascarade, j’ai été honorable. Maintenant il est temps de tricher.

D’un mouvement je disparais. Le mouvement n’est d’ailleurs pas vraiment utile mais ça perturbe assez mon ennemie pour qu’elle ne se rende pas compte que je n’ai pas du tout disparu, je n’ai fait que passer à l’arrière-plan, ombre parmi les ombres, qu’elle cherche en vain. Elle crie, frustrée :

_ Montres-toi !

Rêve, fillette ! Avec le sortilège paralysant que tu es en train de me concocter je n’ai pas la moindre intention de redevenir perceptible. Plus elle s’énerve, plus elle oublie les formules compliquées et les signes magiques bizarroïdes. Quand elle laissera vraiment la colère guider sa magie, inutile d’espérer détourner ses sorts. De toute façon on n’en arrivera pas là. Je la coincerai avant.

J’entre dans l’esprit du cheval qui dormait paisiblement. Désolé, vieux père, je te réveille mais c’est un cas d’urgence. Je lui demande gentiment d’avancer. Plus les animaux sont stupides, plus ils sont durs à manipuler car ils ont moins de points d’appuis. Celui-ci n’est pas l’élément le plus brillant de la gent équestre, mais il fait bien l’affaire à partir du moment où je lui enfonce dans le crâne la certitude qu’il sera largement récompensé en sucre. Et même une carotte si ça lui chante. Allez, avance.

Je le fais passer au galop sous le nez de Cécile qui le regarde, médusée. Même pas besoin de le grimer, la lune transforme ce vieux bourrin blanchâtre en étalon argenté et avec l’allure que je lui fais adopter, il a la classe. Ma rivale marche à fond :

_ Matthieu ? C’est toi ?

Elle hésite. J’envois le cheval la narguer encore un coup avant de filer plus loin. Elle lui court après en tempêtant :

_ Hey, c’est de la triche ! On n’a jamais dit qu’on pouvait faire de métamorphose animale !

Tu parles ! Elle est jalouse parce qu’elle est incapable d’y arriver, oui ! Enfin j’espère. Si elle y arrive, c’est moi qui serais jaloux. La transformation, je n’y suis jamais arrivé. Ses protestations me font bien rire. Dans un duel de sorcière, il n’y a pas de règles, pas d’interdis, alors on ne va se fatiguer à signaler ce qui est permis. Et nous sommes sensés nous livrer un combat à mort. On ne pleurniche pas, dans un combat à mort.

Je la suis et elle suit le cheval, jusqu’à arriver au-dessus du piège que j’ai dissimulé au milieu des charbons. La vieille carne retrouve sous mon influence l’énergie de ses quatre ans et saute élégamment par-dessus. Cécile la suit. Sauf qu’au lieu de tomber dans le piège elle s’arrête net et s’exclame :

_ Tu me prends vraiment pour une débile ? Tu crois que je ne vais pas regarder où je mets les pieds ?

Elle sort de sa poche une gourde et continue :

_ Rends-toi, Matthieu, sinon je vais lancer le sort d’Amench’ Rez ! Je te jure que je vais le faire !

Le sort de quoi ? Ça confirme ce que je pensais : elle a appris la magie dans un bouquin et se fit plus à lui qu’à ses propres pouvoirs. Si ça l’amuse. Mais il y a tout de même une chance pour qu’elle y arrive, et à l’entendre c’est un sort redoutable… Méfiance.

Du sable rouge coule de sa gourde. Elle trace avec des signes sur l’herbe. Elle est à moins d’un mètre de mon piège et surveille toujours le cheval, elle le foudroie même du regard sans daigner fixer le dessin qu’elle commence à tracer. Je n’aurais sans doute plus de conditions aussi idéales. Je me jette sur elle. Plus de petits tours ni de grands, juste une bonne poussée, elle n’est pas prête à se défendre et ne peut pas s’empêcher de faire deux pas en avant pour ne pas tomber. Je la tiens.

Elle met le pied sur mon piège et s’effondre. Le sable rouge s’éparpille à ses pieds. Lorsque je foule le dessin inachevé je sens un début de pouvoir. J’ai eu chaud. Je m’avance jusqu’à elle. Elle est tombée sur le dos, les bras en croix, emberlificotée par les centaines de fils que j’ai tendus, mêlés d’élastiques, de ressorts et de lignes de force. Plus elle se débat, plus les fils se resserrent. J’ai mélangé les matériaux basiques et la magie et je dois avouer que pour ce qui est d’avoir un maximum d’effet à partir d’un minimum d’énergie, je ne suis pas mécontent de moi.

Son chapeau est tombé. Je m’avance avec précaution en esquivant quelques minces fils encore tendus parmi les herbes et je m’accroupi près de sa tête, le précieux couvre-chef entre les doigts : autant dire que je viens de récupérer la couronne du vaincu. Sauf que rien n’est terminé. Elle est à ma merci, une gamine de mon âge qui est capable de plus que le commun des mortelles, une habile petite sorcière à qui le pouvoir a tourné la tête. Comment est-ce que je pourrais la tuer ? Elle n’a même pas basculé. Elle a tenté de lancer des sorts horribles, parce qu’elle en avait le pouvoir – c’est comme ça qu’on apprend les responsabilités, quand l’horreur qui résulte de nos actes grave dans notre tête des images indélébiles. Il y a les héros qui ne cèdent jamais à la tentation. Et les méchantes sorcières qui aiment le mal qu’elles ont causé. Et puis il y a nous, elle et moi, pauvres petits magiciens attirés par le pouvoir et écrasés par les conséquences. Elle a emprunté ce chemin plus tard que moi mais c’est le même chemin, j’en suis sûr. Je ne la tuerai pas. Nous sommes dans la même galère.

Nous sommes malgré tout ennemis.

Sans crier gare je la gifle, juste assez pour la surprendre et entrer dans son esprit. Je ne crois pas qu’elle l’ait piégé mais je n’en suis sûr que quand j’ai trouvé le point qui m’intéresse. Ma magie est une magie de levier : on trouve le point de bascule, on appuie, et avec peu de force on obtient de grands effets. Dans l’esprit, c’est vraiment ce qu’il y a de plus facile. Pas besoin d’inventer des histoires : les gens les fabriquent eux-mêmes pour tenter d’être cohérent avec la poussée qu’on vient de leur donner. Pas besoin de chercher bien loin le point de bascule où elle m’obéirait. Elle croit à la magie des objets, la magie des formules. Ce n’est pas celle que je pratique, mais puisque ça marcherai, ça me va très bien. Je ne peux pas lier à moi, elle est trop fière de sa liberté pour ça, mais je peux la lier à un objet si elle croit en son pouvoir, et cet objet aura le pouvoir de la retenir prisonnière uniquement grâce à sa propre croyance. J’adore vaincre les gens avec leurs propres pensées.

De retour en moi-même je sors de ma poche un collier de cuivre tressé. Je ne savais pas que j’en aurai l’usage, mais je l’espérais. Dans l’autre poche, j’ai un couteau. Je préfère le collier. Le collier de ma propre servitude. Quand Yamba m’a vaincu, elle m’a fait prisonnier, de la même manière que je fais aujourd’hui de Cécile ma prisonnière. J’ai beaucoup appris à son service. Il m’a fallu trois mois pour m’échapper. Voyons voir combien de temps met la petite sorcière à la manque. Je le lui attache autour du cou tandis qu’elle tente de me mordre. Ensuite, très sûr de moi, je la détache du piège. Il est essentiel que je sois sûr de moi. Je ne dois pas douter de mes propres pouvoirs, surtout lorsque je sais qu’ils ne sont qu’illusions. C’est comme pour courir sur l’eau : pour ne pas couler il faut être rapide, pour être rapide il faut ne pas couler, et pour ne pas laisser vaincre par le paradoxe il ne faut surtout pas y réfléchir. J’aime bien courir sur l’eau, c’est froid mais confortable.

Cécile se dégage des restes de mon piège à grands gestes furieux et porte la main à son cou. J’ordonne :

_ N’y touche pas. Tu ne peux pas le défaire. Dorénavant, tu es ma prisonnière.

Elle arrête son geste. Elle voudrait refuser de me croire mais le doute est en elle, le doute que j’ai placé, et j’ai suffisamment mis la dose pour qu’elle accepte tout ce que je vais lui affirmer à propos du collier, sans se poser de questions. Normalement. Elle me foudroie d’un regard de haine pure mais reste digne. Pas de hurlement de rage ni de supplication. J’en suis content, surtout pour les supplications, ce n’est pas dans nos façons de faire et j’aurai détesté voir une sorcière s’abaisser à ça. Au lieu de quoi elle me demande d’une voix sourde :

_ Alors ? Qu’est-ce que tu comptes me faire ?

_ Laisse-moi réfléchir… disons, rien.

_ Quoi ? Tu as dis que c’était un combat à mort !

_ Faut pas se fier à ce que je dis. Il n’y a qu’une seule règle que tu dois retenir, Cécile : les sorcières trichent toujours.

_ Mais toi tu n’es pas une sorcière, tu es un mec !

_ J’utilise la magie des sorcières, c’est pareil.

_ Et c’est tout ? Après tout ce que je t’ai fait, tu laisse tomber ? Tu ne m’auras pas la prochaine fois !

_ Mais il n’y aura pas de prochaine fois, ma grande. Tu ne peux pas enlever ce collier et tant que tu le porteras tu es forcée de m’obéir. Je peux savoir exactement ce que tu fais et si ça ne me plait pas, je te l’interdis.

Elle accuse le coup, en tentant de ne rien laisser paraitre, mais je sens bien que ça lui fait un choc. Histoire d’asseoir une bonne fois pour toute mon autorité, je lui lance :

_ Assis !

Elle m’obéit immédiatement. Aucun doute : le coup du collier, elle y croit à fond. J’ai bel et bien une prisonnière. Bon, maintenant reste une question délicate qui a son importance : qu’est-ce que je vais en faire ?

Je m’assois tranquillement devant Cécile qui tente de se lever de toutes ses forces, parfaitement en vain puisque c’est elle-même qui se force à rester à terre. Elle ne peut pas gagner lorsqu’elle sa propre adversaire.

_ Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? me demande-t-elle au bout d’une longue minute de silence.

Ce n’est pas la demande soumise d’une servante ou l’aide gentiment proposée par une amie. Elle crache sa phrase qui ne lui servira qu’à savoir de quoi se méfier. Elle cherche déjà comment se sortir de ce mauvais pas, j’en suis certain – il ne me reste plus qu’à espérer qu’elle cherche dans la mauvaise direction. Je lui réponds :

_ Fais-toi discrète. Les séances de spiritisme devant tous les ados du coin, c’est pas une bonne idée. C’est comme ça qu’on se fait repérer. Et clouer des chats sur les portes, c’est du grand n’importe quoi ! Soit tu te fais connaître comme sorcière et tu tiens ton rang – mais ça, tu apprendras, tu es encore loin d’en être capable – soit tu te fais oublier. Il y a des choses qu’il vaut mieux éviter, tu sais. On croit explorer des territoires vierges, se balader dans le monde des ombres où personne n’a mis les pieds avant nous, mais c’est faux. Il y rôde des créatures pour lesquelles nous ne sommes que de délicieuses friandises. Il y a des forces colossales qui peuvent nous broyer sans même se rendre compte de notre minuscule existence. Il y a des demi-humains jaloux de notre sang chaud qui veulent nous réduire en esclavage, il y a des humains jaloux de nos pouvoirs qui veulent nous brûler vifs, il y a des fanatiques jaloux des gens normaux qui veulent nous utiliser pour tous les détruire. C’est pas facile de louvoyer entre tout ça. Donc le mieux, c’est de ne rien faire.

Silence buté en face. Plutôt que d’écouter mes sages conseils, fruit d’une longue expérience et d’une sacré série de coups de chance qui m’ont permis d’être encore vivant et humain là devant elle, elle préfère tenter d’entrer dans ma tête. Sauf que je suis sur mes gardes et qu’elle a le collier ‘magique’. J’ordonne donc :

_ Arrête de vouloir lire mes pensées. Je t’interdis d’entrer dans ma tête.

Quoique… au moins mes souvenirs devraient m’aider à mettre un peu de plomb dans cette cervelle de mule. Tout comme Yamba m’avait expliqué certaines choses. Au nom de notre survie à tous, les sorcières. Jamais elle n’avait manifesté la moindre affection à mon égard, elle prenait même un malin plaisir à m’épuiser et m’humilier. Elle m’a simplement permis de rester en vie et pas trop cinglé, ce que je n’ai réalisé que bien plus tard et qui lui vaut ma reconnaissance éternelle.

_ Ecoute-moi, Cécile. Je pourrais t’ordonner de ne pas te faire remarquer, ou même de ne jamais te servir de tes pouvoirs. Sauf que tu es une fille intelligente et que tu finirais par trouver la faille, forcément. Il y a un moyen d’enlever le collier de cuivre. En fait, il y en a trois. Soit tu es bien sage et bien gentille et je te l’enlèverai.

Elle ricane. Elle a tout à fait raison. Je continue comme si de rien n’était.

_ Soit tu meurs. Soit tu trouve un moyen par toi-même. Il y a peu de chance que tu y arrives mais si c’est le cas, ça sera reparti et encore plus fort : tu seras furieuse contre moi et ton pouvoir va sacrément flamber, ce qui va  rameuter toutes les bestioles les plus épouvantables à des milliers de kilomètres à la ronde. Je préfèrerai que tu comprennes par toi-même pourquoi il faut faire attention. Je ne vais pas te faire tester en vrai ce qui peut t’arriver, je viens d’arriver dans cette ville et même si elle est moche je n’ai pas envie de re-déménager tout de suite. Je vais juste te montrer quelques souvenirs à moi. Maintenant tiens-toi tranquille et laisse-toi faire.

Elle écarquille les yeux avec horreur, mais mon ordre lui interdit même de crier ou de me cracher dessus – je sens qu’elle en meurt d’envie. Je pourrais faire d’elle tout ce que je veux. Mais je n’ai pas l’intention d’abuser de la situation. Pour le moment, elle me déteste, mais un jour… elle sera sûrement contente de ce que je lui apprends. Enfin j’espère. Sinon elle me tuera et basculera définitivement du mauvais coté. C’est un risque à prendre. Ça faisait trop longtemps que j’étais peinard, ce genre de risque me manquait.

Elle voit. J’ai fait un tri minutieux pour qu’elle ne pénètre pas dans mon intimité, mes pensées, mes réactions : elle ne connait que les faits, et les faits sont terrifiants. Je veux que cette terreur se grave dans son esprit et ne la quitte plus. Qu’elle sache ce qu’elle risque et qu’elle ne le risque que lorsqu’elle sera capable d’y faire face. Qu’elle apprenne comment se défendre – comment moi je me suis défendu et quels autres points faibles j’aurai pu utiliser. Qu’elle sache.

Lorsque c’est fini, j’attends qu’elle reprenne son calme et je lui dis :

_ Maintenant, tu sais.

_ Mais tu sors d’où, putain ?

_ Mayeur. On ira un de ces jours. Il y a des tas de choses que je veux te montrer.

_ Quoi ? J’irai nulle part !

_ Si. Tu n’as pas le choix.

Elle lève une main hésitante et caresse son collier. Une simple torsade de cuivre. Il n’a rien de magique. Sauf que je l’ai porté, et que Yamba l’a sans doute porté avant moi, et sa maîtresse avant elle… jusqu’à où peut-il bien remonter, ce truc du collier ? Un simple bout de métal peut-il retenir la mémoire des sorcières ? Oui et non.

Cécile a l’air désespérée. Sa voix n’est plus que l’ombre d’elle-même quand elle me demande dans un souffle :

_ Qu’est-ce que tu vas me faire faire ?

Je me demande un peu ce qu’elle veut dire – quelle idée a bien pu lui traverser la tête pour qu’elle soit aussi abattue brusquement ? – lorsque je réalise où elle veut en venir. Je la rassure sans pour autant perdre mon statut tyrannique, du moins j’essaye :

_ Je ne vais pas t’utiliser. A quoi veux-tu que ça me serve, une demi-sorcière dans ton genre ? Je vais juste t’empêcher de faire des bêtises. Je t’interdis de te faire remarquer. Je t’interdis d’utiliser la magie pour faire le mal. Oh, et jamais de magie sur tes propres parents, aussi, ça c’est un interdit absolu. Et pour le reste, on verra. Mais je ne vais pas te demander… enfin tu ne m’intéresses pas, quoi. Pas du tout. Aller, rentre chez toi.

Elle se relève et repart à pas lents. Je tiens toujours son chapeau. Je le lui rendrais quand elle aura pris du galon. Et elle ne devrait pas tarder. La preuve, elle se retourne brusquement et me lance avec colère :

_ J’enlèverai ce foutu collier ! Et tu vas voir ce que je vais te faire !

_ C’est ça, dis-je en ricanant. Si tu t’appliques bien, tu vas arriver à me filer la grippe ! »

Elle fait demi-tour et s’enfuit à toutes jambes, laissant derrière elle une piste d’herbes séchées et mortes, marques de sa fureur. Au moins elle est motivée. Si j’arrive à la convaincre de rester sorcière – pas une héroïne ni une méchante sorcière, juste rester à la lisière, comme moi – elle devrait faire une bonne recrue. Peut-être qu’à deux, la magie serait moins lourde à supporter. Peut-être qu’on arrivera à se serrer les coudes pour résister à son appel de sirène. Peut-être qu’on arrivera à faire face à nos propres pouvoirs.

Peut-être.

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Commentaires
Y
Salut, je viens de lire ton texte et je l'<br /> ai beaucoup aimé. Je l'ai trouvé assez fort, car la psychologie des gens est vraiment bien développée, tu réussis bien dans ce style. Peut être que tes études de psycho t'ont peu être un peu aidé dans ton travail littéraire ? Allez savoir !<br /> Tschüss !
L
Ecrit en mars et avril 2008 pour moi-même. J'ai tellement imaginé ce personnage, et ce qu'il y avait avant cette nouvelle, et ce qu'il y aura après, que j'ai du mal à trouver une genèse, comme s'il avait toujours été là. Mais si je me souviens bien j'ai commencé en lisant un bouquin sur une ado qui tombe amoureuse d'un vampire (qui bien sûr partage ses sentiments tout en se retenant de la manger, c'est beau l'amour). A quel moment j'ai fait le lien avec Matthieu ? Aucune idée. J'ai imaginé la dyade Matt et Matthieu en premier, ça c'est sûr. Ce n'est qu'après que Matthieu s'est vu doté de pouvoirs magiques. A partir de là tout est venu naturellement, y compris Cécile, j'avais toute l'histoire en tête dès la quatrième page. J'ai déjà des idées pour faire cinq ou six nouvelles sur lui, dont une très courte et une très longue, bien sûr j'ai commencé par la très longue, on verra si j'abandonne en cours de route... En tous cas il me plait.
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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