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Ecriveuse en herbe
17 février 2008

Soyez les Bienvenus ! ****

24 pages en 24 jours

Jeudi 24 janvier : trouver le titre. Thème : une famille spéciale.

Vendredi 25 janvier : insérer « une couronne de princesse »

Samedi 26 janvier : insérer un dialogue

Dimanche 27 janvier : introduire un rasoir, en argent massif de préférence.

Lundi 28 janvier : insérer une morale/un dicton/un proverbe.

Mardi 29 janvier : insérer un personnage reconnaissable à ses caractéristiques physiques particulières.

Mercredi 30 janvier : insérer ou évoquer une chanson

Jeudi 31 janvier : interdiction d’utiliser le mot « mais »

Vendredi 1 février : insérer une référence cinématographique

Samedi 2 février : insérer un fruit

Dimanche 3 février : un animal doit passer dans la page

Lundi 4 février : insérer le mot « mouche »

Mardi 5 février : insérer de la mousse

Mercredi 6 février : un cliché inversé

Jeudi 7 février : insérer une référence historique

Vendredi 8 février : insérer « vin noir »

Samedi 9 février : insérer « chandelle »

Dimanche 10 février : insérer « un seul œil »

Lundi 11 février : parler de la nuit

Mardi 12 février : insérer « peluche »

Mercredi 13 février : insérer une arme.

Jeudi 14 février : évoquer la St-Valentin ou quelque chose en rapport

Vendredi 15 février : insérer « jus de citron »

Samedi 16 février : imaginer la quatrième de couverture de la nouvelle

Soyez les Bienvenus

Il est possible, parait-il, de juger du caractère d’une personne en visitant sa maison. On peut avoir de nombreuses indications sur ses goûts, ses centres d’intérêts, voir même sur ses valeurs morales. On peut aussi savoir si c’est quelqu’un de renfermé ou d’ouvert, d’ordonné ou de bordélique, s’il est plutôt véranda ou plutôt grenier, métaphoriquement parlant. Mais tout ça reste assez superficiel.

Prenons par exemple la Grande Maison du bout du Chemin. Les majuscules sont ici pleinement justifiées : non seulement on les entend quand les gens en parlent, mais en plus on voit dans leurs yeux qu’elles sont gravés dans leur cerveau. Il y a sans doute des milliers de grandes maisons au bout de milliers de chemins, mais elles n’ont rien à voir avec la Grande Maison ni avec le Chemin. Pour la poste et les touristes cette maison s’appelle le 104 chemin du Pont et elle est même rattachée à une commune. Mais quand ils demandent où ils peuvent la trouver, la réponse est toujours identique : un doigt pointé dans la bonne direction et l’indication « la Grande Maison ? Par là, au bout du Chemin. » C’est une maison qui possède sa propre force d’attraction. Ses occupants également.

C’est une maison accueillante : un grand panneau au-dessus de la porte indique en lettres joliment gravées « Soyez les Bienvenus ». Et ses occupants sont réellement très accueillants. Il leur arrive fréquemment d’abriter des gens pour la nuit, qu’ils soient bloqués par des intempéries subites ou croient trouver ici des chambres d’hôtes. Ils ne se font jamais payer. En tous cas jamais avec de l’argent.

Pour cette femme en fuite, c’est une cachette idéale.

Et pourtant elle n’est pas venue jusqu’ici pour se cacher. Dans son idée de la fuite il n’y a que du mouvement ; se terrer quelque part, c’est le plus sûr moyen de se faire coincer. Mais sa moto est tombée en panne alors que la femme traversait un village trop minuscule pour trouver un autre moyen de transport. Le garagiste lui a promis que tout serait réparé pour le lendemain. Et il faut bien qu’elle dorme… Les gens lui ont conseillé d’aller jusqu’à la Grande Maison. Quand elle a demandé où elle était, on lui a répondu : au bout du Chemin. Quand elle a demandé à quoi elle reconnaitrait ce chemin et cette maison, on lui a dit que sans aucun doute, elle saurait. Et effectivement, elle avait su.

A présent elle inspecte les alentours et hésite à entrer. Difficile de dire si la propriété est grande puisqu’il n’y a pas la moindre clôture autour du jardin, mais la maison en elle-même est grande, aucun doute. Pas grande comme un manoir ou un palais. Grande comme une maison qu’on aurait bâtie pour des humains à une taille légèrement supérieure à la normale. Devant le porche quelques traces de vie : une balle mâchouillée, une tête de poupée avec une couronne de princesse, une roue de vélo. Le reste du jardin est impeccable mais il n’y a aucun véhicule en vue. La femme en fuite enregistre machinalement la configuration des lieux sans comprendre pourquoi elle ressent un léger malaise, un malaise que le petit panneau accueillant ne fait que rendre plus palpable encore. Tout indique pourtant qu’elle est devant une maison parfaitement normale. D’accord, les volets du premier étage sont tous fermés, mais ça ne veut rien dire. Ce n’est même pas bizarre. C’est juste un détail. « Ma vieille, il va falloir arrêter la parano et frapper à cette porte comme quelqu’un de civilisé. » se dit-elle. Après quoi elle frappe à la porte. Une fois suffit. Le battant s’ouvre avant qu’elle n’ait à frapper une deuxième fois.

« Bonjour, lui dit la jeune fille qui lui fait face.

Elle n’affiche pas la moindre surprise, preuve qu’elle s’attendait à la venue de la femme. Celle-ci tente immédiatement de se convaincre du contraire et se dit que l’adolescente doit simplement être quelqu’un de calme et de peu expressif. Elle est de type sud-américain et pourrait être jolie si elle s’en donnait la peine. Mais c’est vrai que lorsqu’on vit dans une maison aussi à l’écart, on ne doit pas se donner la peine de se pomponner tous les jours.

L’adolescente ne parait pas gênée d’être ainsi détaillée des pieds à la tête et tend la main à la nouvelle venue en disant :

_ Soyez la bienvenue. Je m’appelle Rosita.

_ Heu… bonjour, répond timidement la femme en fuite. Moi c’est An… Marie.

_ Anne-Marie ?

_ Heu, oui, c’est ça, Anne-Marie. Heu, on m’a dit en bas, enfin, au village, au garage, on m’a dit que vous… vous avez des chambres ?

_ Oui oui. Entrez. »

Rosita s’écarte pour laisser le passage libre à Anne-Marie. Le couloir est frais et sombre, légèrement trop grand. L’adolescente prend le lourd sac de voyage et le lance négligemment sur son épaule – la vie à la campagne a dû lui forger de sacrés muscles, pense la femme – puis guide la nouvelle venue vers un grand hall d’où part un majestueux escalier de pierre. Visiblement la maison est plus grande encore que ne le laissait supposer l’extérieur. La chambre de la visiteuse est au deuxième étage. Elle est grande et lumineuse et parait tout de suite chaleureuse à Anne-Marie. La vue est magnifique.

Rosita lui montre où se trouve la salle de bain et les serviettes et où elle peut ranger ses affaires. Sans l’absence de télévision on pourrait se croire dans un hôtel. La femme en fuite se demande combien ça va lui coûter mais ne pose pas la question. Il y a largement assez d’argent dans son sac pour qu’elle se paye une suite au Ritz. L’essentiel c’est que personne ne se doute de l’existence de cet argent.

« Est-ce que vous avez mal à la jambe ? demande brusquement Rosita.

_ Pardon ?

_ Je m’excuse, c’est juste que vous boitez et… enfin, il y ma tante Isobelle en bas, et elle sait soigner. Et peut-être pour votre épaule aussi. Vous faites comme vous voulez. Nous on mange dans la salle à manger vers 8 heures, si vous voulez venir. Et si vous voulez venir avant dans la cuisine, pour prendre un thé ou un machin… enfin vous êtes pas obligée de rester dans votre chambre. Vous faites comme vous voulez. Vous êtes la bienvenue chez nous.

_ D’accord, je vais prendre une douche et après je verrais. Merci.

_ Ok. A plus. »

Sur ces mots Rosita quitte la pièce assez précipitamment. Une gentille fille un peu timide, voilà tout, se dit la femme. Mais sa perspicacité l’a mise mal à l’aise.

Il faut garder la tête froide. Pour commencer, l’argent. Normalement personne ne devrait venir fouiller ici, mais sa chambre n’a pas de serrure et c’est risqué. En fait, la porte a un verrou intérieur, mais il n’y a apparemment aucun moyen de la fermer de l’extérieur. Donc il faut cacher l’argent.

Dans le matelas ? Dans le fauteuil ? Dans les murs ? Faut quand même que ce soit facile à récupérer…

Un coin de la tapisserie se décolle. La femme – qui en réalité s’appelle Anna – va voir s’il n’y a pas une cachette potable derrière. On ne sait jamais. Mais il n’y a qu’un mur de brique sur lequel quelqu’un a écrit : Au secours !!! Sortez-moi de là !

Ce message puéril n’impressionne pas Annie. Quand elle était petite, elle écrivait ce genre de messages partout. Elle cherche une autre cachette dans le double fond de l’armoire. Et tombe sur quelques objets métalliques…

Des bijoux. Des vrais apparemment – elle n’y connait rien. Visiblement elle n’est pas la première à vouloir cacher ses objets de valeur… Mais pourquoi les visiteurs les ont oubliés là ?

Garder la tête froide, arrêter la parano et se concentrer. Elle est bien gentille, la tante machin, mais Anna refuse de laisser qui que ce soit examiner ses blessures. Celle de la cuisse, à la limite, elle peut prétendre que l’estafilade vient d’une maladresse. Mais on voit trop facilement que celle de l’épaule a été causée par une arme à feu. Et Anna est recouverte de bleus. Pas question que ces péquenots aient l’envie d’appeler la police.

Elle nettoie rapidement les plaies à la salle de bain et refait de son mieux les bandages.

Anna s’examine d’un œil critique dans le miroir. Elle a l’air d’une folle qui serait partie faire du jogging en jean avant de se perdre pendant trois jours dans les bois, mais les pansements sont invisibles, c’est déjà ça. Maintenant il faut qu’elle reste dans la chambre jusqu’à demain et surtout qu’elle évite de se faire remarquer.

Au bout d’un quart d’heure passé à ruminer l’incroyable série d’évènements qui l’a amenée jusqu’ici, elle se lève et sort. Elle ne supporte plus de rester seule avec ses propres pensées.

Au premier étage elle entend un piano jouer. Rosita lui a bien dit qu’elle pouvait descendre quand elle le voulait, mais cela valait-il pour toute la maison ? En même temps, l’adolescente n’est sans doute pas la maitresse de maison et ça ne serait pas très poli de loger chez quelqu’un sans se présenter. Anna frappe timidement à la porte. Elle devait être mal fermée : elle s’ouvre d’elle-même dans un grincement sinistre. A l’intérieur, tout est plongé dans le noir. Anna distingue vaguement la forme d’un piano à queue, mais il n’y a personne devant. Pourtant elle entend toujours la musique. Un cd peut-être ?

« Heu… bonjour ? Il y a…

_ Bonjour madame, dit une petite voix d’enfant. Soyez la bienvenue.

Ce qu’elle avait pris pour une ombre parmi les ombres est en fait un petit garçon. C’est lui qui joue du piano. La surprise empêche Anna d’être polie quand elle demande :

_ Mais qu’est-ce que tu fais tout seul dans le noir ?

_ Je joue. Tu veux jouer avec moi ?

_ On n’y voit rien…

_ On entend mieux comme ça. Mais je peux allumer une bougie, si tu veux.

Avant que la femme ait eu le temps de réagir, l’enfant allume les deux chandeliers qui ornent le piano à queue. Il ne doit pas avoir plus de sept ans et porte un short rappelant les culottes courtes qu’on infligeait aux enfants au début du siècle. Sa coiffure à la raie impeccable rappelle aussi cette époque. Anna s’approche timidement et s’assoit sur le banc à coté de l’enfant. Il est gelé.

_ Tu devrais aller mettre un pull et un pantalon, lui conseille-t-elle.

_ Joue avec moi d’abord, s’il te plait !

_ Juste un morceau alors, après tu vas t’habiller ! Elle ne te dit rien ta mère ?

_ Juste un morceau… D’accord… »

L’enfant commence un joli quatre mains qu’Anna connait par cœur et entame avec joie et nostalgie. Elle ne devait pas être beaucoup plus grande que lui quand elle l’a appris… C’est étrange comme elle s’en souvient bien. Elle le joue et le rejoue, incapable d’empêcher ses doigts de répéter la mélodie, tandis que l’air autour d’elle devient de plus en plus glacé…

Un bouquet de brindille s’abat sur le clavier dans une cacophonie qui met fin au morceau. Anna enlève ses doigts du clavier comme si elle s’était brûlée. Derrière elle, celui qui a abattu le bouquet dit d’une voix rauque :

« Ça suffit Edmond, la dame ne veux plus jouer. Elle reviendra tout à l’heure si tu es sage.

Anna se lève précipitamment. C’est un homme qui est intervenu, c’est tout ce qu’elle peut en dire dans la pénombre. Il lui fait un signe de tête, la prend par le bras et l’entraîne hors de la pièce. Une fois dehors il range son bouquet à sa ceinture, une ceinture lourdement chargée par deux revolvers, une série de cartouches, un chapelet, un pieu en bois, un marteau pointu et deux rasoirs. Et ce n’est que l’avant. Même Batman n’est sûrement pas aussi bien équipé.

_ Excusez Edmond, dit-il. Il n’est pas méchant. C’est juste qu’il n’est pas gentil non plus. Il est, quoi. Pas de quoi fouetter un chat.

_ Ce… C’est quoi tout… balbutie Anna en désignant la ceinture.

_ Ça ? dit l’homme en sortant de son étui l’un des rasoirs, une antiquité de coupe-chou à la lame immaculée et à la poignée recouverte de chatterton. Ça c’est de l’argent, du vrai. C’est Rosita qui a tenu à ce que je les ai. C’est juste par prudence. On ne sait jamais.

Anna décide de ne pas demander pourquoi. Peut importe que ce type soit aussi bizarre qu’un épouvantail à vapeur, l’essentiel c’est qu’il range son rasoir et qu’il ne se sente pas obligé d’utiliser le reste de son attirail. Il a sans doute l’habitude de se battre : il a une belle balafre sur la joue, une autre plus fine au menton, et son nez est cassé. Il n’est pas très grand mais très musclé. Et il est…

_ Je m’appelle Will, dit le jeune homme en tendant la main. Et oui, je n’ai que dix-sept ans.

_ Je n’ai rien dit.

_ Quand les gens me regardent comme ça, c’est qu’ils se demandent mon âge. J’ai l’habitude. Je suis le frère de Rosita, même si ça se voit pas. Et vous vous êtes notre nouvelle bienvenue, c’est ça ? Anne-Marie ?

_ Oui, c’est ça.

_ C’est quoi votre vrai nom ?

_ Pardon ?

_ Vous êtes pas obligée de me le dire, bien sûr. Chacun fait son choix, pas vrai ? Venez à la cuisine. Tatie Isob va vous faire du thé. Ne prenez pas ses gâteaux, ils sont dégueu. Il y a que Rosita qui sache faire une bouffe correcte dans cette baraque. »

Will a rangé son rasoir mais il a attrapé Anna par le bras et elle est bien obligée de le suivre jusqu’à la cuisine. Elle est un peu rassurée en arrivant sur place lorsqu’il la lâche et repart allez savoir où. Un peu seulement.

La cuisine est une immense pièce aux murs de pierre qui garde une fraîcheur naturelle malgré le feu qui ronfle dans la cheminée. Plusieurs chaudrons sont prêts à être accrochés au-dessus de ce feu et quelques jambons sèchent non loin. A coté, un immense four à pain en terre cuite laisse échapper une bonne odeur. Plus loin, la table en bois massifs et les placards cèdent la place à une cuisine plus moderne aux matériaux dernier cri, dont plusieurs frigos et congélateurs qui suffiraient à assurer le ravitaillement d’un véritable hôtel. Brusquement Anna sent quelque chose lui agripper l’épaule et elle hurle.

« Non mais dis donc ! piaille la vieille dame qui la tient toujours et la force à s’asseoir. C’est quoi ces manières ? Assis ! Non mais ces jeunes, de nos jours ! Plus rien à en tirer !

_ Mais… proteste Anna plaquée sur un banc par la poigne de fer.

_ Mais rien du tout, petite ! D’abord on dit bonjour quand on arrive chez les gens ! Elle ne t’as jamais rien appris ta mère ?

_ Excusez-moi… Vous m’avez surprise.

_ Ben voyons. Alors qu’est-ce que tu veux ?

Je veux retourner dans ma chambre, pense Anna. La femme la toise. Elle est pourtant haute comme trois pommes : son visage et celui d’Anna sont à la même hauteur alors qu’elle est debout. Mais elle sait toiser quelqu’un. Anna a l’impression de passer un examen qu’elle n’aurait pas révisé. Finalement la femme se décide et file s’activer autour du feu. Lorsqu’Anna tente de se lever tout doucement l’autre lui crie « Assis ! » sans même se retourner, et Anna se rassoit avant de comprendre ce qu’elle vient d’entendre.

« Allons, Isobelle, lance une autre voix féminine, laisse notre invitée tranquille. Elle est la bienvenue parmi nous. Bonjour, Anne-Marie ! Je m’appelle Yanelle, mais on m’appelle Tata Yanelle ! Comment vas-tu ?

Yanelle est une jeune femme d’environ 25 ans qui porte une robe évoquant le retour à la nature et à certaines herbes bien précises en vogue chez les anciens hippies. Elle porte également assez de bijoux cabalistiques pour être sûr de se noyer si elle tombe dans un lac et des fleurs tressées dans les cheveux qui s’émiettent sur son chemin. Elle sourit gentiment et parle lentement. En lui serrant la main Anna a l’impression qu’elle pourrait la casser.

_ Isobelle, tu devrais attendre de savoir ce qu’elle veut avant de lui préparer une de tes tisanes ! gronde gentiment Yanelle.

_ Je sais ce que je fais ! C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes !

_ Je sais très bien que tu sais ce que tu fais, c’est juste que notre invitée… Anna, c’est ça ?

Anna a le souffle coupé. Comment cette espèce de folle peut-elle savoir… Ne panique pas, ma fille, empêche ton cœur de danser la samba dans ta gorge, elle s’est trompée et par hasard elle est tombé juste…

_ Anne-Marie, corrige Anna, Anne-Marie Châtard.

_ Je préfère Anna, mais c’est vous qui voyez. Tenez, dit Yanelle en prenant la tasse d’entre les mains d’Isobelle, buvez, ça va vous faire du bien.

Coincée entre la sollicitude étouffante de Yanelle et la réprobation revêche d’Isobelle, Anna boit son thé. Du moins le liquide chaud dans sa tasse. Ça n’a ni l’odeur, ni le goût du thé, mais quoi que ce soit Anna en reprendrais bien tous les jours, la chaleur lui envahie le corps avec une douceur inégalée par les alcools les plus fins, puis une vague de bien-être se répand, faisant taire la douleur pour la première fois depuis deux jours. A sa grande honte, la femme en fuite ne peut retenir un gémissement de plaisir. Ce qui lui vaut un hochement de tête d’Isobelle (difficile de dire qu’il est appréciateur puisque la vieille femme ne sourie toujours pas) et, mieux encore, une nouvelle rasade de tisane. Que cette fois-ci Anna savoure jusqu’à la dernière goutte. Mais lorsqu’elle tend sa tasse à nouveau Isobelle refuse de la resservir et lui réplique sèchement :

_ Ça suffit comme ça !

_ Désolée, dit Yanelle, mais notre médecin-chef est assez strict avec ses potions… Et faites-moi confiance : si elle dit que ça suffit, c’est que ça suffit. D’ailleurs ça va mieux, non ?

_ Oui, dit Anna un peu honteuse. Merci beaucoup. C’était délicieux.

_ Je sais, réplique Isobelle. C’est maintenant que ça va être moins drôle. Déshabillez-vous.

_ Pardon ?

_ J’ai dit, déshabillez-vous. Vous croyez quoi, que je vais vous soigner en posant mes mains sur votre chemise ? Et ne faites donc pas tant de chichis, on est entre femmes et ce n’est pas la première blessure par balle que je verrais. Yanelle, quel calibre ?

_ Mais… mais… non, laissez-moi ! proteste Anna parfaitement en vain.

_ Elle ne le sait pas, dit Yanelle qui lui a posé une main sur la tête, mais ça n’a pas l’air très gros.

_ Parfait. Maintenant ma fille arrête de faire ta chochotte et laisse-toi faire, ou je demande à Rosita de venir te tenir ! »

Complètement dépassée par les évènements, Anna obéit et s’assoit, toute frissonnante, en petite culotte sur la table de bois. Puis elle s’habitue à la situation avec une telle facilité qu’elle se demande si la tisane ne l’a pas droguée. Isobelle l’ausculte avec les gestes d’un véritable médecin, la douleur n’est plus qu’une rumeur lointaine et après tout le feu chauffe suffisamment la pièce pour qu’elle n’ait pas froid. Tout va bien.

Du moins jusqu’à ce que la porte s’ouvre à la volée, lui faisant pousser un hurlement aigu – non seulement elle est presque nue mais ses blessures sont visibles par n’importe qui. Et le nouveau venu est un homme !

Enfin, il ressemble à un homme. Il n’a pas de poitrine et son visage est plutôt viril. C’est sans doute un homme. S’il s’agit bien d’un être humain.

Les membres de cette famille ne partagent visiblement aucun trait physique et ont tous une nuance de peau différente, mais aucun ne s’approche autant du verdâtre que l’inconnu. Il parait si malade que la seule idée de lui serrer la main pourrait donner la lèpre. Il n’a pourtant pas de traces réelles de maladie, pas de boutons ni de boursouflures, pas de plaies ni de pustules. Mais sa chair semble morte. Tout son corps semble mort. Le fait qu’il bouge, dans son costume queue-de-pie impeccable, ou qu’il soulève avec courtoisie son chapeau haut-de-forme, n’y change rien : il parait complètement mort.

Et c’est un homme en train de souhaiter la bienvenue à une Anna presque nue qui serait prête à donner dix ans de sa vie pour disparaitre dans un trou de souris.

« Baron, dit sèchement Isobelle, on a eu assez de mal comme ça à la convaincre de se laisser soigner, alors ça serait gentil d’aller voir ailleurs si on y est !

_ Oh, bien. Toutes mes excuses, mesdames. Je me retire. »

Le Baron s’éloigne en titubant légèrement. « Il est ivre ? se demande Anna. Non, il est juste malade, malade à en crever… Beurk ! »

Les deux tantes terminent rapidement de s’occuper d’elle – à l’aide de pommades étranges tirées de pots en terre, mais Anna n’est vraiment pas en état de protester, et elle sent malgré tout que ça lui fait du bien – puis Isobelle la chasse de la cuisine d’une tape sur l’épaule tandis que Yanelle lui offre des biscuits. Anna se rhabille le plus vite qu’elle peut et accepte machinalement de manger. Will avait raison : ces biscuits sont très mauvais.

Elle sort de la cuisine par la mauvaise porte – il faut dire que c’est un vrai labyrinthe cette maison – et se retrouve dans le jardin sans comprendre comment. Bon, maintenant, qu’est-ce qu’elle fait ? Le mieux ce serait qu’elle remonte dans sa chambre avant de tomber sur un autre membre cinglé de cette famille. Mais où peut bien se trouver sa chambre ? Et l’entrée ? Elle refuse de traverser à nouveau la cuisine – ce serait risquer de tomber à nouveau entre les griffes de Yanelle et Isobelle, et il y a des limites à ce qu’on peut endurer, tisane ou pas tisane. Elle décide donc de faire le tour et de rentrer par devant. Avec un peu de chance, personne ne la verra, et avec encore plus de chance, Rosita pourra la guider… Sans cette fille ils n’auraient pas beaucoup de clients ici, pas avec des manières pareilles, ça c’est sûr.

Ce n’est pas difficile en théorie de faire le tour d’une maison. Il suffit de suivre le mur – et même si on est parti du mauvais coté, on finit rapidement par arriver. Ce n’est pas comme si c’était un palais. Et pourtant, Anna parvient à se perdre. Elle se trouve sur un coté de la maison qui ne devrait pas exister si la maison a bien quatre cotés – et si elle en avait plus, Anna l’aurait vu, non ? Visiblement, non.

Pas de panique. Elle va bien croiser quelqu’un qui va lui coller une frousse terrible mais la ramènera dans le droit chemin… Pourquoi est-ce qu’on ne voit rien par ces fichues fenêtres…

Comme toujours c’est par une voix dans son dos que la personne s’annonce :

« Vous êtes perdue ?

Anna se retourne et pleure presque de soulagement en reconnaissant Rosita. Celle-ci la regarde la tête un peu penchée, dans une attitude attentive rappelant irrésistiblement un chien. Anna doit retenir pour ne pas lui caresser la tête.

_ Oui, avoue-t-elle.

_ Vous voulez que je vous raccompagne dans votre chambre ?

Ne me laisse pas seule, pense Anna, qui n’ose rien dire.

_ Parce que sinon, continue Rosita, on pourrait, on pourrait… heu, ça vous dirait peut-être de venir dans la mienne ? Comme ça on discuterai un peu, et puis, j’ai pas souvent de la compagnie, et Will est cool mais on ne peut pas parler de trucs de fille avec son frère, et puis, je sais pas, si vous êtes mal à l’aise au salon, enfin, peut-être que…

_ Ça me ferait très plaisir, Rosita, vraiment. Merci.

Merci de ne pas me laisser seule avec mes pensées, merci de ne pas me laisser avec ces gens bizarres, merci d’être timide et d’oser me parler quand même, merci de me prendre la main… Car elle lui prend la main, Rosita, elle a de grandes mains chaudes et fermes et elle guide Anna comme si c’était un petit enfant.

Sa chambre est immense et ressemble à n’importe quelle chambre d’adolescente – même si un œil exercé pourrait apercevoir, sous le bazar des vêtements et des magazines, des meubles magnifiques et tous d’époque. Elle allume son ordinateur et demande :

_ Vous voulez quoi comme musique ? Venez, choisissez.

Anna se penche et choisit de lancer Louise Attaque. La chanson Qu’est-ce qui nous tente ? retentie, atrocement familière. Rosita, assise sur son lit, regarde ses pieds et marmonne :

_ Chuis désolée pour mes tantes. Elles sont gentilles mais elles ont pas l’habitude…

Anna sourit le plus gentiment qu’elle peut :

_ Tu sais, tu avais raison, elles m’ont bien soignée.

_ Tatie Yanelle ne vous as pas dit des trucs trop bizarre, hein ?

« A part mon vrai prénom et le fait que je ne sais pas quel calibre m’a blessée, non, rien » pense Anna qui préfère garder ça pour elle. Le silence s’installe et visiblement c’est à elle de le rompre. Elle réfléchit, il ne faut pas parler d’elle – Rosita n’a pas à savoir à propos de l’argent ni des gens qui lui courent après – sans pour autant poser des questions gênantes sur cette famille. Elle commence alors à feuilleter certains magazines.

_ C’est drôle, je ne t’aurais pas imaginée en train de lire ce genre de choses.

_ Je ne lis pas que ça. C’est juste... pour voir. Les filles de mon âge. Les filles normales, je veux dire. Je regarde à quoi ça ressemble.

_ Tu es une fille normale, toi aussi ! Beaucoup plus normale que ces espèces de starlettes !

Rosita lui sourit de toutes ses dents – pointues, les dents, et un peu trop nombreuses ; non, sans doute plus grosses que la moyenne, c’est tout. Elle dit :

_ C’est gentil. C’est juste que… quand je les regarde, ou quand je vais sur internet, j’ai l’impression qu’on n’est pas de la même espèce. Ça me rend triste.

Anna ne sait absolument pas quoi dire. Elle n’y peut rien si Rosita vit dans cette maison loin de tout, dans une famille bizarre et effrayante, et si elle-même est assez spéciale – difficile de dire en quoi exactement, pourtant aucun doute, elle est spéciale. Anna ne voit pas comment la consoler alors qu’elle vient de se confier à elle si naturellement. Elle se dit qu’elle ne mérite pas une telle confiance. Après tout, elle n’a jamais connu ce genre de sensation – elle était parfaitement intégrée, et même plutôt populaire, quand elle était au lycée. Alors maladroitement elle prend Rosita dans ses bras – difficile, la jeune fille a une plus grande carrure qu’elle – et lui caresse les cheveux tout en lui disant que ce n’est rien, qu’elle va grandir et devenir une femme très bien, qu’elle n’a rien à envier à ces filles soi-disant ‘normales’, que l’herbe a toujours l’air plus verte à coté… Bref, le genre de bêtises qu’on peut sortir dans ces moments-là. Anna s’étonne même d’arriver à se préoccuper, sincèrement qui plus est, d’une presque parfaite inconnue, alors qu’elle-même…

Justement. Se préoccuper d’une inconnue, c’est très bien. Ça l’empêche de s’angoisser sur l’avenir qui l’attend si – ce qui est plus que probable – elle est rattrapée par les autres. La perspective d’être tuée ou pire encore la pétrifie. Et elle ne peut rien y faire. Elle est bloquée ici. Autant s’occuper des problèmes des autres. Puisqu’elle ne peut rien… Rien…

Au bout d’un moment elle réalise qu’elle répète « on n’y peut rien… rien… » et que les larmes ne sont pas loin. Pas terrible comme consolation. Ni comme discussion légère pour passer le temps. Anna se sent comme une naufragée et elle a bien l’impression que Rosita en est une aussi.

Brusquement l’adolescente se lève en criant :

_ Il faut que je prépare le diner !

Anna tente de plaisanter pour masquer sa surprise :

_ C’est sûr qu’il vaut mieux ne pas laisser tes tantes aux fourneaux…

Rosita éclate de rire – et elle a vraiment des dents trop grandes et trop pointues, en même temps ses yeux pétillent et elle est irrésistiblement sympathique. Puis elle hésite, farfouille quelques minutes dans ses affaires et en sors un livre qu’elle tend à Anna :

_ Ça vous fera passer le temps en attendant de manger.

_ Merci.

_ Vous voulez rester dans ma chambre ? Vous pouvez aller au salon aussi, Edmond vous jouera quelque chose, ça lui fera plaisir.

_ Heu, non, ça ira. Je vais aller lire dans ma chambre. »

Rosita la salue d’un dernier signe de tête et sort. Anna regarde le titre du livre. Les Enfants de la Nuit. Il a l’air vieux. Et pas très gai. Pourquoi Rosita l’a-t-elle choisi ?

Puisqu’elle n’a rien de mieux à faire pour passer le temps, Anna feuillette le livre dans sa chambre, après avoir bien sûr vérifié que l’argent est toujours là. Ce n’est pas un roman. Ce livre contient uniquement des descriptions rappelant un bouquin d’ornithologie : il y a la ou les apparences physiques des sujets, leur mode de vie, leur points faibles, leurs points forts, comment les attirer et comment s’en protéger. Mais il ne s’agit pas d’oiseaux. Il s’agit de monstres.

Vampires, loups-garous, sorcières, démons, zombis et autres créatures ignorées à tord du cinéma d’épouvante, tous décrits avec le plus grand sérieux comme si leur existence n’était même pas à remettre en question – l’auteur ne s’est d’ailleurs pas donné la peine d’essayer de la prouver. En temps ordinaire Anna aurait vraiment trouvé ça drôle et elle ne peut s’empêcher de penser à Cristal, de s’imaginer en train de lui en lire des passages tandis qu’elle la supplierait d’arrêter, les yeux brillants de plaisir interdits – Cristal était une fille trop sage qui s’interdisait beaucoup trop de choses et adorait qu’on la fasse frissonner. Elle aurait été passionnée par ce descriptif farfelu.

Anna continue à lire, un peu par-ci, un peu par-là, et tombe dans le chapitre concernant les zombis sur une phrase : « L’esprit ne peut être rappelé que dans son propre corps mort ; on ne peut pas ranimer dans un cadavre l’esprit de quelqu’un qui n’y a pas vécu. » Cette phrase n’aurait rien de spécial au milieu du reste des élucubrations si on ne l’avait pas soigneusement soulignée au crayon avant d’ajouter sur le coté : non, ça c’est faux. « Ça »  c’est faux ? Parce que tout le reste serait vrai ?

Ce qui empêche Anna de trouver ce petit livre drôle, ce n’est pas seulement le fait qu’elle n’ait franchement pas le cœur à rire en ce moment. C’est surtout l’ambiance angoissante de cette maison qui lui tape sur les nerfs. Rien ne va. Tout est trop… décalé. Anna n’a jamais été du genre à se faire des films et c’est tant mieux. Si elle, la terre-à-terre, se met à angoisser à propos d’une somme de petits faits dérangeants, alors une personne plus imaginative se serait déjà sauvée à toutes jambes depuis belle lurette.

Elle sursaute en entendant une voix d’enfant :

« C’est l’heure de manger madame ! dit Edmond qui est planté là devant elle sans qu’elle ai entendu la porte s’ouvrir. Vous voulez venir ?

_ Hein ? Heu, oui, d’accord… tu pourras me guider ?

_ Descendez l’escalier. C’est maintenant.

_ Oui, j’arrive… »

Anna pose son livre. Lorsqu’elle se retourne, Edmond a disparu et cette fois non plus elle n’a pas entendu la porte. Non, cette maison – et ces gens ! – n’incitent vraiment pas à apprécier des lectures comme Les Enfants de la Nuit. Mais son estomac crie famine, donc elle vient. De toute façon, ça ne sert à rien de s’enfermer : Will peut entrer quand il le désire avec ses revolvers. Anna se change rapidement – même si aucun pull, même le plus protecteur, ne pourra effacer la honte que ce type malade l’ai vue presque nue – et constate au passage que ses blessures cicatrisent vraiment bien. Tant mieux. Elle dévale l’escalier et atterrit presque dans les bras de Will qui a passé un vrai costume pour l’occasion, même s’il a gardé autour des hanches sa ceinture et tout son arsenal. Il la prend par le bras en imitant – mal – un gentleman et la guide jusqu’à la salle à manger.

Tout le monde est déjà installé autour de la lourde table de bois noir. Leur pose, combinée au décor et à leurs vêtements contrastés, rappelle irrésistiblement la Famille Adams. « S’ils se mettent à claquer des doigts, pense Anna, je vais exploser de rire ». Mais on la fait assoir très sérieusement avant de lui présenter encore deux personnes qu’elle n’avait pas rencontré – la taille de cette famille parait vraiment infinie. La première est une ravissante jeune femme que tout le monde appelle Mémé, et qui visiblement n’a pas toute sa tête (« Elle est complètement gâteuse » murmure Will à Anna) puisqu’elle parle d’aller cueillir des roses à la mer dès le lendemain. Après quoi elle s’obstine à appeler Rosita Maria et à la prendre pour sa nounou.

La deuxième personne est présentée comme un homme répondant au nom d’Akira. Difficile de dire quelle est sa place au sein de cette étrange famille. Apparemment il ne fait que passer. Il est encore plus difficile d’apercevoir ses traits ou même sa silhouette : des pieds à la tête il est enroulé dans un tissu noir. Anna se demande par quel miracle il parvient à y voir quoi que ce soit. Mais il y est parvient puisqu’il arrive devant elle sans la moindre hésitation, s’incline à la mode japonaise et lui souhaite la bienvenue. Le temps qu’Anna se décide à lui rendre sa courbette, il s’est déjà redressé et a fait demi-tour – son corps est si emmitouflé dans les tissus flottants qu’Anna ne peut savoir dans quel sens il est qu’en regardant dans quel sens il plie les genoux.

« Bon, on est tous là ? demande Will impatiemment.

_ C’est l’heure du bain, non ? répond Mémé. Maria, fait couler mon bain !

_ Il est prêt à coté, Mémé, lui explique patiemment Rosita. Viens, entre. »

La maison infinie renferme encore une autre salle à manger. Avant d’y entrer Anna arrête Yannelle et lui murmure :

_ Il y en a encore beaucoup comme ça ?

_ On va dire que vous n’aurez jamais le temps de tout visiter…

_ Et des gens ? Il y en a encore d’autres ici ?

_ Mais voyons, réfléchissez ! Nous formons une vraie famille. Et qui manque-t-il ?

_ Heu…

Yanelle lui adresse un doux sourire, mais ses yeux déjà tournés vers l’absente montrent la dévotion la plus absolue.

_ La Mère, voyons, dit-elle. Nous allons tous rejoindre Mère. »

C’est une pièce plus grande que toutes les autres dans laquelle les attend la Mère, qui se lève lentement lorsqu’ils entrent. C’est une femme d’une beauté sublime dont le moindre geste est empli de majesté. Une reine, vraiment. Elle était assise dans un grand fauteuil aux allures de trône près de la cheminée – dont le feu ronflant éclaire la pièce d’une lumière rouge qui se bat contre la lumière jaune des milliers de chandelles du lustre. Mère a la peau sombre et deux yeux d’or hypnotisant. Elle est plus grande que tous les autres membres de la famille, plus que le Baron, mais la pièce – la maison entière – est parfaitement proportionnée à son corps et c’est Anna qui se sent toute petite, comme une enfant perdue dans un monde d’adulte. A son tour, Mère s’approche d’elle, lui prend les mains dans les siennes – si grandes et si chaudes, rassurantes, invincibles – et lui dit d’une voix d’or et de miel :

« Soyez la bienvenue. »

Après quoi chacun se met à table dans un brouhaha convivial et se sert, à par Anna qui est servie par Rosita et Mère qui est servie par tout le monde, chacun lui faisant une faveur l’air de rien. Anna écoute distraitement les conversations tout en testant l’étrange combinaison de mangue, d’oignon et de crevettes de sa salade. Elle regarde machinalement autour d’elle pour voir si elle est la seule à s’étonner, et remarque certaines choses encore plus… curieuses.

Rien à dire sur les assiettes de Will, Mémé, Yanelle et Isobelle – chacun s’attaque à sa salade de bel appétit, même si Yanelle enlève les crevettes. Mais Edmond a devant lui un gâteau odorant dont il se contente de respirer la fumée, sans tenter de le manger. Le Baron mange quelque chose qui est beaucoup trop rose pour être des spaghettis. Akira fait quelque chose – difficile à dire, mais ça disparait à proximité de ce qui devrait être sa bouche, il doit donc s’alimenter – avec des boulettes noires si floues qu’on les dirait composées de brume.

Quand à Rosita, elle ne mange rien du tout.

Ce que Will ne peut que remarquer. Il lance un peu trop fort :

« Hé, tu manges pas avec nous ?

_ J’ai déjà mangé tout à l’heure, répond froidement sa sœur.

_ Pourquoi ? Tu avais honte de manger devant ta super copine Anna Restoil ?

Anna blêmit en entendant son véritable nom quelques instants avant que Rosita n’explose :

_ FOUT-LUI LA PAIX SI ELLE VEUT S’APPELER ANNE-MARIE ELLE S’APPELLE ANNE-MARIE COMPRIS ?

Will éclate de rire et demande :

_ Ça vous éclate toutes les deux de faire semblant d’être normales ?

Rosita se lève si brusquement que sa chaise tombe. Ses narines frémissent et sa lèvre supérieure se retrousse dans un rictus menaçant. Elle domine Will de toute sa hauteur et à la place du jeune homme Anna se serait faite toute petite… mais visiblement il en faut plus que sa petite sœur pour faire peur à Will le pirate qui ne bouge pas d’un millimètre. Rosita laisse échapper un grondement puis quitte la pièce en claquant la porte.

Mère sourit doucement et dit à Anna :

_ C’est une étrange manière de vous le montrer, mais vous vous êtes fait une amie.

_ Mère ? demande Will a présent légèrement inquiet. Je peux me lever de table ?

_ Non.

_ Mais…

_ Laisse-la. Un jour il faudra bien que tu admettes que Rosita peut se lier à d’autres personnes que toi sans que cela ne diminue l’amour qu’elle te porte. Fait lui confiance.

_ Bien, Mère. »

Tout ce dialogue parait lointain à Anna qui ne parvient plus à réfléchir. Tout cela est totalement impossible. Elle n’a pas emporté ses papiers avec elle, elle en est sûre, et aucun des membres de cette étrange maisonnée ne peut la connaître, elle en mettrait sa main au feu – elle n’aurait jamais oublié sa rencontre avec l’un d’entre eux. Alors comment ? Comment ?

Elle est même trop terrifiée pour fuir. Ou pour bouger. Elle ne se rend pas compte que tout le monde s’est arrêté de manger et la regarde. Elle est à découvert, nue et exposée à tous les dangers, et les dangers sont si innombrables qu’elle ne peut plus se battre, elle se rend corps et âme, paralysée et prête pour le sacrifice final.

Au bout de quelques minutes tous les regards se tournent vers Isobelle et Yanelle qui se lèvent et l’encadrent – Isobelle en profite pour filer une taloche à Will au passage. Yanelle attrape une mouche, l’attache à un fil, la regarde voler quelques instants puis adresse un signe de tête à l’autre tante. Isobelle verse quelques gouttes d’un flacon dans un verre d’eau. Yanelle libère la mouche, plaque ses mains sur la tête d’Anna et ferme les yeux. Finalement elle dit :

_ Faut-il lui effacer la mémoire ?

_ Et puis quoi encore ? grince Isobelle. Avec ce qui l’attend il va falloir qu’elle arrive à faire face à ses peurs ! On lui donne un coup de fouet histoire de remettre le moteur en route, et ça ira bien. Yanelle, aide-moi à lui faire avaler ça !

Yanelle pince le nez d’Anna et lui renversa la tête en arrière. Isobelle lui fait boire le verre. Puis elles attendent.

Au bout de quelques minutes Anna revient à elle. Son regard perdu dans son enfer personnel se recentre sur la réalité. Un sourire cynique traverse son visage.

_ Faut que je fasse face, alors ? dit-elle. Comme une grande fille. Vous êtes tous… tellement bizarres… qu’est-ce que je peux faire ? Qu’est-ce que je peux bien faire ? Qu’est-ce que vous allez faire ? Qu’est-ce que vous allez me faire ?

_ Nous ne te ferons aucun mal, dit Mère de sa voix de velours, tu es la bienvenue, nous te l’avons déjà dit. Ton nom est en sûreté.

_ Mais comment vous le savez ?

_ Comme tu l’as dit, nous formons une famille assez particulière. Te sens-tu prête à savoir ?

Anna hésite. Elle ne remet pas en doute la parole de la Mère – ça lui parait impossible que cette merveilleuse créature lui mente. Quand à elle, est-elle prête à savoir ? Drôle de question. Savoir quoi ? Elle les regarde tous les uns après les autres, complètement désemparée.

Qui sont-ils donc ? Peut-elle le savoir ? Veut-elle le savoir ?

Finalement elle se décide.

_ Non. Je ne veux pas le savoir. Pour le moment.

_ Bien. Nous respecterons ta volonté, Anne-Marie.

_ Parfait. »

Le reste du repas se déroule dans le calme. Le Baron – que Will et Edmond appellent Papa Baron – est un maître dans l’art des conversations superficielles mais intéressantes et sait faire participer chacun tout en esquivant adroitement tous les sujets gênants. Même Anna se prend au jeu et participe à la discussion. C’est un peu surréaliste pour elle puisqu’elle ne peut s’empêcher de se demander ce qu’ils cachent tous, et penser que ce secret est à sa portée la tente horriblement. Pourtant elle se dit qu’elle a prit la bonne décision. Ils sont étranges mais pas dangereux. Si elle savait, supporterait-elle de passer la nuit ici ? Non, mieux vaut rester pragmatique et s’assurer qu’elle puisse rester ici tant que c’est nécessaire.

Lorsque le diner est fini Will la raccompagne – par un tout autre chemin que tout à l’heure – jusqu’en bas des escaliers. Rosita est assise sur le perron et leur tourne le dos en profitant des derniers rayons de soleil de la journée. Faisant preuve d’un tact dont Anna ne l’aurait jamais cru capable, Will les laisse seules. Anna hésite un peu puis s’assoit à coté de l’adolescente.

« Désolée pour tout à l’heure, dit Rosita.

_ Non, merci d’avoir essayé de me défendre.

_ Je t’ai fait peur ?

_ Non. Enfin, j’avais peur, mais juste pour moi. Je n’ai pas eu peur de toi en particulier. J’étais juste un peu choquée. Beaucoup choquée.

_ Et maintenant ? Ça va mieux ?

_ Oui.

Les deux femmes restent quelques minutes silencieuses. Le soleil se couche devant la maison. C’est un spectacle magnifique. Brusquement Anna déclare :

_ Je ne veux pas savoir.

_ Savoir quoi ?

_ Pour la Maison. Pour vous. Je m’en fiche. Vous m’avez vraiment aidée. Je n’ai pas besoin de savoir qui vous êtes.

_ Qu’est-ce que tu sais déjà ?

Anna ferme les yeux et profite des caresses du soleil sur son visage.

_ Je sais que vous connaissez mon vrai nom et mes blessures. Je sais que Edmond passe à travers les portes. Que Will est toujours armé. Que les tantes lisent dans les pensées et soignent. Que le Baron mange des vers de terre. Oh, et que Yanelle sait attraper les mouches à la main. Et je sais que demain, je vais faire mes valises, repartir au village, prendre ma moto et partir loin. Vers une autre vie. Et ça sera fini.

_ Alors… on va jouer encore à être normales jusqu’à demain, et puis on se dira adieu, et ce sera tout.

_ En fait… tu sais, tu peux si tu veux… enfin, si tu veux me dire ce que… ce que tu es.

Anna se sent rougir sous le regard de Rosita – pourtant elle n’ose pas regarder la jeune fille dans les yeux, elle a trop honte. Mais Rosita lui répond d’un ton joyeux :

_ Ok ça roule ! Et toi tu me raconteras d’où tu sors avec un faux nom, la trouille au ventre et un gros paquet de billets de banque.

Anna lui rend son sourire – car Rosita sourit à nouveau de cette étrange et irrésistible manière qui montre trop de dents et fait briller ses yeux – et s’apprête à répondre quand l’adolescente change d’expression et dit d’un ton légèrement effrayé :

_ Le soleil est couché. Il faut que j’y aille. Tout de suite. WILL ! »

Sans prendre le temps de dire au revoir, elle fonce à l’intérieur tout en appelant son frère.

Le temps qu’Anna se relève, elle a perdu Rosita de vue. Elle la cherche quelques minutes – sans oser trop s’éloigner de l’escalier, son principal point de repère – en l’appelant d’une voix hésitante. Personne ne lui répond. Bon. Visiblement Rosita a un problème avec le soleil mais Will sait quoi faire. Elle avait l’air anxieuse, c’est vrai, mais pas terrorisée. Ce n’est sans doute rien de grave. Et quand ça ira mieux, elle sait très bien où se trouve la chambre d’Anna, conclut cette dernière en se décidant à monter se coucher.

A présent elle est seule, couchée dans son lit, à tourner et à se retourner dans le noir. Plus de famille bizarroïde pour faire barrage entre ses terreurs et son esprit. Jamais elle n’oubliera ce qu’Edouard a fait à l’homme qui – croyait-il – avait volé son argent. Maintenant il sait que c’est Anna qui l’a depuis le début. Le sort qu’il lui réserve est sans doute pire que celui de ce malheureux, dix fois, cent fois pire, puisqu’elle a eut l’audace de se payer sa tête. Elle l’a regardé fulminer de rage d’avoir été doublé et n’a rien dit, rien fait qui puisse permettre à son mari de s’apercevoir de quoi que ce soit. Il l’a sous-estimée – quoique les mots méprisée et ignorée soient plus justes – et elle l’a battu.

S’il la rattrape elle servira d’exemple.

Anna se demande comment elle a fait, depuis qu’elle est ici, pour penser à tant d’autres choses qu’à la vengeance d’Edouard. Elle trouve ça fou. Dire qu’il n’avait pas quitté la moindre de ses pensées ni le moindre de ses gestes depuis si longtemps. Sa fuite a joué un rôle non négligeable, c’est sûr : maintenant elle n’a plus à se conduire comme s’il regardait en permanence par-dessus son épaule, elle est libre, doublement libre, elle est libre et riche. Mais si cette famille n’avait pas croisé sa route, elle serait encore bien davantage prisonnière de sa peur. Surtout sans Rosita, Rosita l’adolescente qui lit des magazines féminins, Rosita la timide au sourire chaleureux, Rosita et ses trop grandes dents qui refuse de manger devant Anna. Qui est Rosita ? Où est-elle ? Comment va-t-elle ?

C’est en pensant à l’adolescente qu’enfin Anna s’endort.

Elle se réveille brusquement, l’esprit encore tout embrumé par son cauchemar, le cœur battant à cent à l’heure. Elle s’assoit et allume la lumière. Deux heures du matin. Quelle horreur. Edouard l’avait retrouvé et il retrouvait l’argent qu’elle avait caché dans le ventre d’Edmond. Il sortait les tripes de l’enfant dans une infâme bouillie de sang et de billets. Will était là et il braquait ses deux revolvers vers la tête d’Anna, et elle savait que c’était parce qu’elle avait tué Rosita. Elle s’est réveillée au moment où elle mourait dans son rêve.

Anna secoue la tête pour chasser les derniers lambeaux de ces images immondes. Elle se rassure. Edouard ne peux pas savoir où elle est. Le temps qu’il retrouve sa trace, sa moto sera réparée et elle sera loin. Aucun souci.

Au bout d’un long moment elle se lève. Impossible de se rendormir. Autant aller voir Rosita et être sûre qu’elle est vivante. Evidemment, ça n’est qu’un rêve. Mais au moins elle sera sûre.

Anna erre longtemps au deuxième étage sans parvenir à retrouver la chambre de l’adolescente. Et bien sûr, à cette heure-ci, personne ne peut la renseigner. Mais en passant devant une fenêtre elle aperçoit de la lumière au-dehors : un petit bâtiment à l’extérieur de la maison, sans doute un garage ou une grange, est encore éclairé. Parfait. Anna trouve sans mal la sortie et parvient à peine plus laborieusement à trouver le bâtiment en question. L’herbe est glacée sous ses pieds nus et la mousse recouvre le mur de pierre, il est difficile de réaliser que c’est l’été. Le cauchemar se dissipe et Anna se trouve brusquement ridicule de déranger quelqu’un en pleine nuit pour lui demander où se trouve la chambre de Rosita, tout ça à cause d’un stupide pressentiment. Même si peu de choses doivent paraitre ridicules à des gens qui lisent dans les pensées, vivent armés sous leur propre toit ou oublient leur propre nom.

Au moment où Anna rassemble son courage pour frapper à la porte elle entend un grondement à l’intérieur. Un grondement de chien. De très gros chien. Le genre de grondement qui parle directement à l’instinct de survie via la moelle épinière.

Un grondement de loup.

La porte tremble : l’animal à l’intérieur s’est jeté dessus – avant de reculer en hurlant de rage. Anna recule de deux pas sans parvenir à faire demi-tour. Un choc sourd retentit à coté d’elle. C’est un rasoir en argent planté dans la porte. Elle se retourne enfin. C’est Will, bien sûr, qui a lancé son arme et à présent toise la femme, poings sur les hanches et sourire cynique aux lèvres.

Un nouveau grondement retentit derrière la porte, celui d’une bête qui s’étrangle de fureur sans parvenir à se mettre à aboyer. Mais Anna n’ose pas fuir. Will l’effraie tout autant que le monstre. Le rasoir s’est planté à dix centimètres de sa tête.

« Si tu veux entrer, dit-il, tu vas avoir besoin de ça.

_ De… de quoi ?

_ Du rasoir. Je te l’ai dit, c’est de l’argent massif. Très efficace contre les loups-garous.

_ C’est… c’est un loup-garou là-dedans ? Un vrai ?

_ Je te déconseille de vérifier. »

Les loups-garous ça n’existe pas les loups-garous ça n’existe pas les loups-garous ça n’existe pas ça n’a jamais existé ça ne peut pas exister. Ainsi pense Anna qui se dit que Will se moque d’elle. Mais elle y croit. Sa tête peut bien refuser l’existence du monstre, son estomac lui y croit, son échine aussi, ses cheveux qui se hérissent également, et tout son corps lui dit : fuis, tu vas te faire dévorer. Car les monstres qui depuis notre enfance nous guettent de dessous le lit ne tuent pas, ils ne mangent pas, ils dévorent, et le mot à lui seul suffit à donner le frisson. Donc non, Anna ne va pas vérifier. Elle a honte et s’écarte. Will récupère son rasoir et lui souhaite une bonne nuit. Il joue avec l’arme nonchalamment tout en retournant s’assoir dans l’ombre de la maison. Apparemment il va veiller ici toute la nuit. Au-dessus du toit la pleine lune brille de mille feux.

Le lendemain matin, Anna est épuisée, elle n’a pas réussi à se rendormir et a passé la fin de la nuit anxieusement penchée sur Les Enfants de la Nuit, sur le chapitre des loups-garous. Sa lecture ne lui a pas permit de chasser définitivement ses doutes, ni dans un sens ni dans l’autre. Ce matin elle se dit que ça n’a plus tellement d’importance. Elle prépare rapidement ses affaires et descend le plus silencieusement possible à la cuisine pour prendre quelque chose à boire avant d’aller au village prendre sa moto. Elle parvient à s’orienter correctement pour la première fois depuis qu’elle est ici et espère pouvoir partir sans avoir à dire adieu à quiconque… Evidemment ce n’est pas le cas. Tata Isobelle et Rosita s’activent déjà à la cuisine, tandis que Will affalé sur la table demande désespérément de quoi se réveiller. Ils saluent Anna tous les trois et Isobelle lui fourre d’emblée une tasse entre les mains. Anna boit en espérant qu’il s’agit de la même tisane que la veille… perdu, celle-ci sent la terre et a un goût très amer. Mais Isobelle la foudroie du regard et Anna finit sa tasse. Très rapidement sa fatigue s’envole. Will a eu la même chose et parait à présent aussi plein d’entrain qu’un cocaïnomane.

« Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui ?  demande Rosita.

_ Je vais récupérer ma moto et partir le plus tôt possible.

_ On peut venir avec toi ? demande Will qui pour une fois ressemble à un gamin. Oh dit oui dit oui dit oui s’il te plait !

_ D’accord, avec plaisir.

_ Ah, la moto… soupire Isobelle. J’ai toujours adoré ça, mais maintenant que mes vieilles jambes n’aiment plus que je trotte toute la journée, ce n’est plus seulement un plaisir, c’est vital !

_ Tu dis ça, la gronde joyeusement Rosita, mais tu n’es pas obligée de foncer comme une folle sur les routes ! Un de ces jours tu vas avoir des ennuis…

_ Bah, je n’ai pas le permis ! Et puis je n’y vais pas si souvent… plus trop envie de quitter la maison ces jours-ci… »

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Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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