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Ecriveuse en herbe
12 juillet 2007

Les Techs, chapitre 2, première version

Chapitre 2

Evasions

1 et 7

Lorsqu’ils se sont séparés des autres, 1 a décidé de laisser 3, 4 et 5 aller vers le sud pour rejoindre la ville la plus proche. Lui va vers le nord avec 7, loin des humains pour le moment, ils devraient traverser à pied une zone où ils n’auront quasiment pas de contact avec le Réseau et ressortir (en théorie du moins) là où les autres ne s’y attendent pas. 1 ignore toujours qui sont ces autres. Raison de plus pour être vigilant.

Ils ont traversé des bois, des champs, des décharges et des grandes routes, suivant une ligne presque droite. 1 sent le long de cet axe comme une ombre de Réseau, une présence si lointaine et étouffée qu’il s’est plusieurs fois demandé s’il ne l’imaginait pas purement et simplement. Enfin ils arrivent en vue d’habitations humaines, des lieux apparemment pauvres où 1 ne parvient pas à sentir la présence réconfortante des objets techs. Selon les cours qu’on lui a donné, dans ce genre de petit village loin de tout, ils peuvent aussi bien être accueillis comme des membres de la famille que chassés à coup de carabines antiques. Ils ont besoin de vêtements et de nourriture aussi, et 1 n’a bien sûr pas d’argent.

Donc, d’abord dormir. Quelques heures au moins. Il se cherche un endroit adéquat dans le labyrinthe d’ordures (non-techs bien sûr, les objets techs ne se jettent jamais) qui paraît encercler la ville. 1 veut aller dans ce village dès qu’il se sera reposé, trouver du travail et régler ses problèmes les plus urgents avant de se mettre réellement en chasse. Il en aura besoin.

Freddy et Telmina Joesburg vivent depuis leur mariage à Appie, petite bourgade loin de tout, perdue au milieu de la zone agricole d’Amérique du nord mais où on cultive davantage les ragots et les querelles de famille que les plantes. La vie des agriculteurs ressemble à du travail d’usine et posséder sa propre terre n’est plus rentable, c’est devenu une activité de loisir pour quelques riches toqués. Freddy et Telmina sont fiers de ne pas courber l’échine comme tous les autres pour le compte des compagnies d’agroalimentaire. Eux, comme beaucoup d’autres à Appie, n’ont besoin de personne pour vivre. Ils creusent les anciennes décharges pour recycler les métaux non-techs, un métier de misère qui ne leur laisse que leur fierté et des envies de voler dans les plumes de quiconque paraît assez faible pour ne pas protester trop fort.

Ce matin-là comme tant d’autres, ils vont travailler dans la zone qu’ils se sont réservés, une carrière prometteuse qui leur a déjà offert deux vieux frigos datant des années du tout-métal, avant que le plastique n’envahisse les appareils électro-ménagers. Telmina commence à creuser à coups de pelles et Freddy lui dit qu’il va s’occuper de trier la pile de déchets qu’ils ont exhumé la veille. En réalité il compte s’allonger un moment dans un creux entre deux masses de mousse isolante dans lequel il a installé un matelas, une bouteille de mauvais alcool et quelques magazines de fesse pour agrémenter un peu ses dures journées de labeur.

Lorsqu’il trouve sa cachette occupée par un grand gaillard et une fillette, il se met en colère mais se retient de faire du bruit, pour ne pas alerter sa tendre mais alerte moitié. Il s’approche du gars et s’apprête à lui plaquer sa main sur la bouche et son revolver sur le crâne lorsque le gars lui attrape le poignet à la vitesse de l’éclair. Le poignet qui tient l’arme.

C’est alors seulement que le jeune homme ouvre les yeux.

Freddy se dit qu’il vaut mieux ne pas faire d’histoires pour cette intrusion, tout comptes faits. Que le type reparte d’où il vient avec sa môme sûrement kidnappée dans un supermarché quelque part et les compliments de la ville d’Appie, en espérant qu’il n’ait pas vidé la précieuse bouteille de Freddy. Il murmure :

« T’inquiète mon gars, je te veux point de mal…

_ Tant mieux, répond le gars qui ne lâche toujours pas son poignet.

De son autre main il replace le cran de sûreté de l’arme. Freddy capte parfaitement le message et rengaine son revolver. Le type le lâche. Il a l’air embarrassé et intimidé. A ses cotés, la gamine se pelotonne contre lui.

Freddy remarque alors qu’ils sont en pyjama tous les deux.

_ Bonjour monsieur, dit poliment le grand gars en s’asseyant du mieux qu’il peut. Excusez-moi, je cherche du travail. Est-ce que vous pourriez m’aider ?

La voix sonne faux, comme s’il avait appris par cœur ces phrases et les avait beaucoup répété sans saisir exactement ce qu’elles voulaient dire. Freddy sent une occasion de se faire quelques dollars. Il ricane et dit :

_ Pour sûr mon gars, du boulot ça n’en manque point par ici pour ceux qui sont costauds à l’ouvrage. T’es-ti costaud mon gars ?

_ Heu… Je me débrouille.

_ Ben ça. Ben suis-moi gars. Et ta ch’tite môme aussi. C’est ta p’tite sœur, c’est ça ?

_ Oui monsieur.

_ Ben ça.

Freddy ne crois pas un instant que la fillette soit la petite sœur du type. Ils sont tous les deux fortement métissés mais ils ne se ressemblent pas vraiment : le jeune homme a un visage large et ouvert, des cheveux châtains et de grands yeux noirs, la petite a un visage ovale et fin, des cheveux noirs frisés et des yeux bruns en amande. Mais elle s’accroche beaucoup trop au grand pour qu’il l’ait kidnappée.

_ Hé gars, tu dis rien à la patronne, hein ? Dis-y juste que je vous ai trouvé là dans la décharge et que tu veux du boulot. T’es un bon gars, t’es pas un voleur ni rien ?

_ Non monsieur.

_ Ben ça. »

Freddy continue à les guider dans le dédale de la décharge jusqu’à Telmina qui les accueille d’abord avec surprise, puis avec un plaisir lui faisant un sourire de loup. La petite fille se cache le visage dans les jambes de son grand frère, qui demande s’il n’y a pas moyen de lui donner à manger dès maintenant. Et une couverture, peut-être, la matinée est encore bien fraîche. Telmina le jauge et sourit encore. Elle ignore d’où il s’est évadé et d’où il a sortit cette gamine, mais elle est sûre de pouvoir en faire ce qu’elle veut.

1 travaille toute la journée et il fait vite très chaud. Il est toujours pieds nus et en pyjama, 7 aussi, mais au moins la petite fille a eu un bon petit déjeuner et reste à l’ombre des carcasses de plastique sans broncher. 1 sait que dans ce monde, tout se paye, et il n’a pas l’intention de voler sa part. Il sait aussi que certaines personnes donnent à ceux qui n’ont rien, mais il n’est pas tombé sur ce genre de gens. Il l’accepte comme une fatalité. De temps en temps, il envoie un message à sa petite sœur qui lui répond que tout va bien. Tout ne va pas bien, évidemment, et leurs deux sauveurs lui font très peur, ce qui la motive à veiller au grain. C’est elle qui s’est réveillée lorsque Freddy est entré dans leur cachette et qui a prévenu 1 à temps pour qu’il empêche l’autre de le braquer. Elle continue à espionner le couple inquiétant pour être sûre qu’ils ne leur feront pas de mal. Tâche compliquée par le fait qu’avec leur lourd accent, elle ne comprend rien à ce qu’ils se racontent.

Enfin le soir venu les Joesburg rentrent en ville. 1 les arrête :

« Et ma paie ?

_ Quoi ? grince Telmina. Tu nous crois pour des riches ? On a donné à manger à toi et la môme et c’est ben de la gentillesse de notre part vu le fer que t’a trouvé. On y a perdu à t’embaucher aujourd’hui. Mais tu apprends, demain tu feras mieux, on te donnera plus demain.

1 ignore combien sont censé être payés les gens qui trient les déchets. Un petit déjeuner et une tournée de sandwichs garnis d’une gelée brune et salée non identifiable, ça ne lui paraît pas beaucoup. Mais tout le coin est plutôt miséreux. Il a besoin de trouver un moyen de gagner davantage et très vite.

_ Vous n’auriez pas des objets techs à réparer ? Des programmes à faire sur ordinateur ? Des choses comme ça ?

_ Ecoute mon mignon, il y a que les riches qui ont du tech, et est-ce qu’on a l’air riches nous ?

_ Pas vraiment. Mais j’ai besoin de vêtements et de chaussures pour ma petite sœur et pour moi, à ce rythme-là je n’aurai jamais de quoi les payer.

_ On va t’en prêter, ne t’en fait pas, pour toi des vieux habits de papa et pour la p’tite de vieilles affaires à ma Chelsie… seulement faudra que tu nous rembourse gars ! On est pauvres nous, on peut pas prêter à tous les mendiants du coin !

1 réfléchit et dit :

_ Alors il vaut mieux qu’on parte. Je gagnerai plus d’argent en travaillant avec des matériaux techs. Au revoir madame, au revoir monsieur.

Le couple se regarde, catastrophé. Ils comptaient bien exploiter la force de 1 une bonne semaine minimum. Freddy craque le premier et rattrape 1 :

_ T’en vas pas si vite gars ! Tu veux du tech ? Du tech on va te trouver, fois de Freddy Joesburg ! »

Dans la petite ville d’Appie, c’est une véritable révolution. Rares sont ceux qui possèdent des objets techs et tous ceux qui n’en ont pas en ont récupéré des morceaux à droite à gauche, des ordinateurs cassés, des fragments de câble, des manches de poêle, des cheveux de poupée, tous les éclats du monde riche qu’on les a laissé ramasser pour rien. Impossible même à ces débrouillards de les réparer : les métaux techs ne fondent pas et ne se forgent pas, le plastique tech refuse obstinément de prendre une autre forme que celle de son origine, les morceaux de câble tech refusent de se connecter les uns aux autres.

Pour 1, c’est facile d’en faire quelque chose. Une fois créé, le métal tech reste du métal et le plastique reste du plastique, mais on peut changer leur forme grâce à quelques clés chimiques appliquées au bon endroit et, mieux encore, les pousser à se régénérer. Difficile d’arriver à un résultat avec les maigres matériaux qu’on lui apporte, mais on ne passe pas sa vie dans un laboratoire dévoué à l’étude des matériaux techs sans connaître quelques trucs. Sans compter qu’il arriver à "sentir" chaque objet, comme une partie de son corps devenue insensible au toucher mais terriblement présente au bout de ses doigts. Il guide les molécules indécises vers leur juste place. Il transforme les codes inscrits dans la matière.

Un par un, les habitants médusés viennent lui apporter leurs petits trésors techs qu’il intègre sans en avoir l’air à la machine monstrueuse qu’il est en train de monter. Il n’y a pas de quoi faire quelque chose d’utilisable avec chaque fragment qu’on vient lui apporter, aussi il a décidé de voir grand.

Un méga-ordinateur aux capacités identiques à ceux utilisés dans le laboratoire lui paraît tout indiqué.

Personne n’a la moindre sur la façon de s’en servir ni à qui appartiendra en définitive l’engin. Mais les ordinateurs techs, c’est le pouvoir et la richesse, et les uns après les autres ils apportent cadeaux en liquide ou en nature aux Joesburg pour avoir leur part de ce petit morceau de richesse et de pouvoir. Au finale, la somme qui arrive dans les mains du couple vaut largement les mauvais vêtements qu’ils finissent par offrir aux deux Techs et le coin d’établi poussiéreux qu’ils leur laissent pour dormir. Il est plus de minuit et 1 a obtenu de finir son travail demain. Il s’endort comme une souche, 7 allongée sur lui pour qu’elle n’ai pas mal au contact du sol dur.

Dans la pièce d’à coté, les Joesburg réfléchissent et se disputent à voix basse. Le jeune homme venu de nulle part inquiète Freddy qui pense que l’autre est un de ces génies fous dont ils parlent à la télé, qu’il s’est évadé d’un asile avec la gamine et que l’un ou l’autre finira par les égorger dans leur lit. Le regard inquisiteur que 7 a posé sur lui jusqu’à s’écrouler de sommeil a changé sa nature méfiante en véritable paranoïa. Il promet à Telmina que la fameuse machine leur attirera les pires ennuis auprès du gouvernement. Les hommes en noir chercheront des responsables et c’est eux qui seront désignés.

Telmina n’a qu’un argument mais il est de taille et elle le martèle consciencieusement jusqu’à ce qu’il finisse par entrer dans la caboche épaisse de son mari : ils peuvent leur rapporter beaucoup d’argent. D’abord grâce à ce que le grand arrive à faire avec cette impossible matière de riches. Ensuite parce qu’ils sont effectivement sans doute évadés d’un asile et qu’une bonne récompense finira sûrement par courir sur leur compte s’ils les cachent assez longtemps. Telmina les a examinés, surtout la petite, ils sont propres, soignés et bien nourris, en tous cas ils l’étaient avant d’arriver à Appie. Ils ont sans doute une famille riche qui les a mit dans un bon établissement. Ça peut rapporter gros s’ils arrivent à bien manipuler le grand.

Freddy n’a pas raconté à sa femme ce qui s’est passé quand il a approché du gars. Comment il s’est fait désarmer avant même que l’autre ait ouvert les yeux. Ça lui a rappelé de mauvais films aux héros surpuissants. Oh, bien sûr, ensuite l’autre s’était montré très poli et respectueux – c’était bien la première fois que quelqu’un qui n’était pas des impôts donnait du monsieur à Freddy Joesburg – en faisant qu’on lui disait de faire, mais il restait quand même un type dangereux. Freddy pense que ce type pourrait décider qu’il s’est assez fait exploiter et partir en mettant le feu à leurs maigres possessions n’importe quand. Il veut que ces deux oiseaux de mauvaise augure partent le plus vite possible, point final.

Telmina est une dure à cuire capable pour de l’argent de piétiner allègrement principes, lois et mari. D’un autre coté, c’est une petite bonne femme qui s’est déjà pris plus que sa part de taloches conjugales et autres mauvais coups lorsque Freddy avait trop bu et était de mauvaise humeur ou simplement assez en forme pour lever la main. Elle considère la chose comme faisant partie des liens sacrés du mariage. Elle sait que laisser Freddy à court d’arguments le pousse souvent à utiliser sa force pour imposer sa décision, surtout lorsqu’il est pris en flagrant délit de lâcheté. Elle insiste plutôt sur l’argent.

Finalement, elle lui montre la part qu’elle avait caché sur les "cadeaux" de leur voisins :  cinquante dollars en monnaie et en billets froissés, qui peuvent dès le lendemain se transformer en fontaine d’or. Les yeux de Freddy brillent. Cupidité et peur luttent encore un moment. Finalement il admet que ça vaut sans doute la peine de garder le type encore un moment. Mais en prenant une précaution supplémentaire.

Epuisés, 1 et 7 dorment depuis longtemps au moment où ils auraient besoin d’en apprendre plus long sur les intentions de leurs hôtes.

Au réveil, le couple Joesburg est charmant. Telmina va même jusqu’à grimacer une ébauche de sourire en leur servant des œufs et du bacon. En tous cas on voit ses dents. Freddy est assis avec eux tandis que sa femme sert tout le monde. Il demande à 1 ce qu’il compte faire pour le moment :

« Je vais terminer l’ordinateur aujourd’hui et ensuite nous partirons.

_ Et où donc ?

_ Dans un endroit où nous trouverons plus facilement du matériel tech.

_ Sûr que t’es sacrément doué mon gars ! Mais là-bas il y a plein de gens qui sont doués de même, tu trouveras jamais de travail. Alors qu’ici il y a ben du boulot pour un p’tit gars doué. Et dès que t’auras remboursé tes frusques on te paiera pour sûr, on te paiera bien.

1 sait bien que s’il le désire, il trouvera du travail très bien payé puisque personne ne peut utiliser du matériel tech aussi bien que lui. Il n’a pas envie d’en parler avec Freddy. Il explique alors :

_ Nous allons chercher quelqu’un là-bas.

_ Qui ça donc ?

_ On ne sait pas encore. Quelqu’un de responsable de… d’un truc terrible, termine-t-il maladroitement.

Freddy se repousse vers le dossier de sa chaise avec un soupir de contentement.

_ Ben mon gars, je te souhaite bonne chance alors. T’auras fini ta machine quand ?

_ Si ça continue comme hier, vers midi je pense.

_ Ben ça. Ben ça. Tu vas nous manquer alors. Comme un fils que t’étais pour nous, pas vrai maman ?

_ Sûr. » conclut sombrement Telmina qui a épuisé toute sa réserve d’amabilité avec le sourire.

1 arrive à comprendre que "ben ça" veut dire quelque chose comme "c’est bien, ça", et que dire qu’il était comme un fils est une formule aimable. Il a appris les règles de politesse et les expressions d’amabilité en usage courant dans différents milieux, mais personne n’avait imaginé qu’il aurait un jour à parler à des gens comme Freddy et Telmina. Les responsables du projet Techs humains ne doivent même pas savoir qu’il existe encore des gens comme eux. 1 est assez perdu et ne se rend pas compte que de voir Freddy accepter si facilement son départ est signe que l’autre prépare un mauvais tour. Pour le moment, il vient de goûter au café très noir servi par Telmina et est concentré sur le fait de boire le breuvage amer sans vomir – ce qui non seulement serai impoli, mais en plus gâcherai un repas durement gagné.

Le défilé reprend au logis Joesburg. 1 n’a pas fait attention au fait que l’ordinateur étant construit de bric et de broc chez le couple, les autres habitants d’Appi auront besoin de leur autorisation pour s’en servir, quelque soit les cadeaux qu’ils amènent à présent. Il a pourtant étudié les différentes répartitions des richesses et du pouvoir dans une communauté, mais il ne pense pas à l’appliquer ici. Les liens entre la théorie et la pratique sont encore durs à faire.

Pour le moment il est concentré sur sa tâche, ce qui l’empêche au moins de se ronger les sangs pour le reste de sa fratrie. Il ne pense pas que 2 et 6 aient vraiment de gros soucis, mais ils pourraient être tombés sur des gens qui les enfermeraient quelque part hors de portée des instruments techs – quelque part qui ressemblerait à leurs chambres dans le laboratoire, admettrait 1 s’il arrivait à être honnête envers  lui-même. Quand à 3, 4 et 5, il aurait pu leur arriver n’importe quoi. 1 a moins hâte de retrouver le Réseau pour poursuivre les méchants que pour vérifier que tout son petit monde est en sécurité. De plus, c’est la première fois qu’ils sont séparés si longtemps et ça lui fait une impression bizarre et extrêmement déplaisante. Il espère que 7 tient bien le coup, elle a connu beaucoup de bouleversements en très peu de temps et elle commence à peine à réaliser ce qui lui est tombé dessus.

Telmina a insisté pour laisser la petite à l’écart, dans leur chambre. Il faut dire qu’avec la foule qui se presse à distance respectueuse mais leur permettant de surveiller le moindre de ses gestes, la cave où il opère n’est pas vraiment agréable. Il ressent depuis leur arrivé ici un malaise très désagréable qu’il met sur le compte de sa première rencontre avec des étrangers – ou du moins des étrangers qui ne cherchent pas à le tuer – et préfère lui aussi que 7 reste à l’écart.

Officiellement Appie n’est pas reliée au Réseau, mais un canal de Réseau passe sous la ville et 1 a indiqué où ils devaient creuser, oubliant que l’accès aux canaux Réseau est payant et que l’exhumer pour le relier à une machine pirate est du vol pur et simple. Il voit que les gens autour de lui sont trop pauvres pour s’offrir un ordinateur et il leur en fabrique un, tout simplement.

Lorsqu’il branche l’ordinateur au Réseau, des murmures admiratifs s’échappent de la foule, vite masqués par les visages impassibles ou méfiants. Ce n’est pas parce que les habitants d’Appie n’aurait jamais cru qu’un miracle pareil arriverait de leur vivant qu’ils vont se montrer reconnaissants. Pas tant que personne ne les oblige à renier leur sacro-sainte fierté, à coups de pieds par exemple.

La première chose que fait 1 est bien sûr de chercher ses frères et sœurs.

Son esprit s’éparpille alors dans un Réseau comme il n’en a jamais connu.

Courant sur la planète entière, relié aux ordinateurs mais aussi à tous les matériaux techs, ce Réseau est un univers à part comme tous les autres mais celui-ci semble infini, parcouru sans cesse de mouvements contradictoires qui commencent à égrener la personnalité de 1 pour la semer à tous vents. Chaque pensée, chaque mouvement attire une masse d’informations contradictoires comme un nuage de sauterelle qui commencerait à ronger la pensée en question avant de filer le long des fils dorés qui structurent le Réseau. La simple présence de 1 perturbe tout l’équilibre et tout lui tombe dessus en même temps, l’encercle et l’écrase, le pousse et le retient, les fils s’enroulent autour de lui pour l’immobiliser alors que le courant l’emporte de toute sa force.

1 se concentre. Au sens propre. Il forme un noyau le plus compact possible de ce qu’il est, puis récupère laborieusement chaque fragment de lui-même et le resserre, formant une boule trop dense pour être égratignée par tout ce qui circule dans le Réseau. L’idée de se recentrer au maximum sur lui-même reste sa seule pensée. Il oublie tout le reste.

Enfin revenu à lui-même, au cœur de sa propre personnalité, protégé du vent mortel et solidement planté sur les fils structurant le Réseau, il peut se remettre à réfléchir. Pas facile bien sûr de chercher les autres dans ce maëlstrom de sensations et de notions éparses. Eux aussi ont dû être confronté à ça et ils ont sûrement laissés des messages pour ceux qui pourraient les chercher.

1 sait structurer un programme dans le Réseau. Simplement, jusqu’à présent, il n’en avait pas besoin pour simplement se déplacer, sa pensée suffisait à le protéger. Plus maintenant.

Pour commencer il trouve un moyen de se déplacer sans perdre sa structure. Prenant du matériel autour de lui (et arrachant ainsi quelques lignes de programme informatique à des systèmes capables en théorie de s’auto-réparer) il construit l’équivalent d’un bateau, ou plutôt d’un sous-marin, doté d’organes se déplaçant le long des structures du Réseau et de capteurs qui repéreraient la signature des Techs. Lorsque les Techs modifient le Réseau, ils laissent des traces bien différentes de celles de humains puisqu’ils changent la structure depuis l’intérieur. Dans le Réseau tout est ici et maintenant mais 1 doit esquiver ou traverser des masses gigantesques d’informations inutiles et il commence à désespérer d’arriver à trouver quoi que ce soit.

Jusqu’à ce qu’il croise un fil rouge tressé dans les fils d’or du Réseau, prêt à le guider jusqu’à un point précis. Il le suit. Et au bout, il trouve un programme qui ne peut avoir été laissé que par un Tech. D’ailleurs, ce Tech était sans doute 5. Il n’y a qu’elle pour se donner la peine de doter un programme aussi complexe d’une forme bien définie : une énorme pieuvre rouge aux yeux bleus, étirant des centaines de tentacules qui se divisent en milliers de filaments qui se séparent encore en milliards de fils infimes suivant chaque trame du Réseau. Pour le moment les fils rouges ne couvrent qu’une partie du Réseau mais ils s’étendent sans cesse, et aucun humain ne peut les couper sans couper les fils d’or qui tiennent tout l’ensemble. Du beau travail.

La pieuvre porte un tee-shirt marqué « Faites gaffe, j’ai les bras longs. » Même si la réalisation est de 5, l’idée est sans aucun doute de 4. Tout à fait son genre d’humour.

1 fait le tour de la pieuvre. Sa bouche est visiblement une entrée. Laissant son programme d’exploration à l’abandon, 1 entre et se retrouve dans un cocon protecteur ne laissant pas filtrer le Réseau. L’intérieur est si normalisé que 1 reprend forme humaine. Il y a des sièges et une table. Ce genre de boîte qui permet de discuter sans mélanger les esprits, c’est 2 qui l’a inventé, tout particulièrement pour le confort de 3 d’ailleurs. Elle est encore primitive mais 1 est soulagé de voir que les autres ont trouvé de quoi se défendre contre ce Réseau surpuissant.

Une feuille virtuelle l’attend sur la table. Dès qu’il la touche, il enregistre toutes les informations recueillies par tous les autres depuis leur séparation jusqu’au moment où ils ont laissé ce message. Enfin, des informations…

Il connaît à présent le goût d’un hamburger retiré à un distributeur automatique, le frottement rêche d’un treillis militaire sur une peau tendre, l’odeur de poubelle de Kern Street, il sait que les femmes de la ville d’Ambton s’habillent de couleurs fluo et qu’on entends dans ses rues de la musique néo-punk venue des voitures roulant toutes vitres ouvertes. Il sait tout ce que 3, 4 et 5 retiendront de leur séjour dans cette ville. Mais pas ce qu’ils ont fait ni ce qu’ils ont décidé de faire ensuite.

2 est comme toujours plus efficace : elle lui a indiqué méthodiquement les points essentiels de son parcours, qui elle a rencontré, ce qu’on lui a dit, ce qu’elle en a déduit et pourquoi. Pas de nouvelles sur comment elle et 6 se sentent, sur ce qu’ils ont ressentis. 1 espère qu’ils vont quand même bien.

A son tour il indique où il en est, donnant des informations sur Appie, sur ses projets, son état et celui de 7. S’ils arrivent à tous se connecter en même temps, ils pourront discuter dans l’antre protectrice de la pieuvre, pour le moment ils doivent se contenter de nouvelles en décalées. En tous cas tout le monde va bien. Ou au moins est vivant. Soulagé, 1 sort de la pieuvre et remonte à la surface jusqu’à se recaler dans son corps. Il enlève sa main du canal et bloque l’accès aux ondes qui arrivent encore jusqu’à son esprit. Il tremble un peu. Toute son excursion n’a pas durée au yeux du monde matériel. Il s’écarte des engins techs le temps de reprendre un peu son souffle.

Tout le monde se précipite essayer la machine. Ils font n’importe quoi et se marchent presque dessus – tout en laissant la préséance à certains, selon une hiérarchie complexe et stricte qui n’a pas besoin de s’embarrasser de mots et qu’un regard un peu appuyé rappelle à la mémoire de chacun. Telmina regarde la scène d’un œil satisfait et luisant de cupidité. Elle est à deux doigts de sourire à nouveau. 1 sort de la cave sans un mot et va chercher 7 dans la chambre.

Elle n’y est pas.

1 sent la panique monter en lui et le figer sur place, une vague d’horreur primitive qui lui gèle les os comme aucun fusil n’est parvenu à le faire. Il lui faut presque une minute pour arriver à penser, à réfléchir, à trouver une solution. Pour le moment la solution est double et s’appelle Joesburg.

Freddy est introuvable mais Telmina est toujours à la cave, en train de donner des instructions concernant l’utilisation de l’ordinateur géant. 1 l’attrape par l’épaule et la ramène devant lui, doucement mais avec une fermeté laissant clairement entendre que le brisage de clavicule est une option tout à fait envisageable. Le visage du jeune homme ne montre que du calme. Seuls ses yeux indiquent l’étendue de sa rage, une colère de fauve prêt à hurler et à tuer ceux qui osent lui ravir son petit. S’il garde son calme, c’est pour ne pas effaroucher sa proie. Et c’est dur.

« Où est ma petite sœur ? demande-t-il d’une voix sourde et tendue.

Telmina avait prévu cette confrontation mais maintenant et pour la première fois depuis leur mariage, elle se dit qu’après tout peut-être que Freddy avait raison. Il a quelque chose d’inquiétant, ce garçon-là. Quelque chose de dangereux. Elle préfère esquiver :

_ Pas ben loin mon gars, t’en fais pas, elle va très b…

_ Où ?

La menace du ton s’est durcie. La main aussi.

_ Avec mon gars Freddy.

_ Où ?

_ Aaaaaah !

Telmina a poussé un véritable hurlement afin de rameuter les autres et de les faire prendre sa défense. Ils se retournent mais ne bougent pas encore. S’il le faut ils défendront l’une des leurs contre l’étranger, allant jusqu’au moment où on a besoin d’une pelle et d’un sac plastique pour faire disparaître les dernières traces. S’il le faut. Ils n’aiment pas Telmina et aimeraient bien faire main basse sur le trésor qu’elle a gagné en accueillant l’étranger chez elle. Alors ils attendent de voir quelle sera la meilleure solution, hésitant entre leur fierté et leur cupidité, espérant trouver un moyen de concilier les deux.

Ils sont globalement menaçants. 1 s’en fiche royalement.

_ Qu’est-ce que vous avez fait de ma sœur !

_ Me fais pas de mal ! Je vais te dire !

_ Dis !

_ Raaarrgh… A moi les gars, z’allez pas laisser ce môme me traiter de même ?

Les gars attendent. Ils se sont rapprochés et paraissent plus menaçants. C’est tout.

Telmina aimerai autant éviter d’expliquer devant eux qu’ils ont kidnappé 7 pour contraindre 1 à rester à leur service aussi longtemps que possible. Elle se rapproche du jeune homme et lui explique très vite à voix basse :

_ Ta môme on la tient gars, alors tu vas me lâcher ben gentiment sinon mon homme va s’en occuper et elle va pas aimer ça !

1 blêmit. Il lâche Telmina dans un mouvement d’automate. La pire chose qui aurait pu se produire viens de se produire. Il avait gardé 7 avec lui pour qu’elle soit en sécurité et il l’a jetée dans la gueule du loup.

Telmina fait une grimace aux autres signifiant globalement que tout va bien – et que leur non-mouvement ne sera pas oublié de sitôt – et entraîne 1 désormais docile à l’étage. Il lui paraît docile. Ses mouvements et son regard sont éteints, signes permettant de reconnaître à coup sûr la personne qui viens de se prendre une tonne de brique métaphoriques sur le crâne. Elle le tient par le bras et lui explique ce qu’ils attendent de lui. 1 la regarde comme s’il se demandait à quelle espèce elle appartient.

Devant une prise d’otage il y a plusieurs façons de procéder. On peut accepter toutes les conditions des ravisseurs. Tenter de négocier. Ou utiliser la force.

Après avoir soigneusement pesé le pour et le contre de chacune de ces méthodes, 1 demande :

« Vous pensez que Freddy vous aime ?

_ Quoi ?

_ Je me demandais. Lui il tient ma petite sœur. Mais moi je tiens sa femme. Vous pensez qu’il serait prêt à la relâcher pour vous sauver ?

Tout en parlant 1 s’est rapproché de Telmina, la menaçant de sa haute stature, avant de la retourner et de l’immobiliser d’une seule main en lui tenant les deux poignets. De l’autre main il lui tient la gorge. La femme est terrifiée, ses yeux roulent comme des billes et son souffle s’accélère, mais de là à lâcher un sou, non, jamais ! Elle tient tête à son ravisseur amateur et ricane :

_ Ben mon gars, tu crois que papa serait prêt à laisser filer son argent durement gagné ? Tu peux même me découper en morceaux et me faire frire dans l’huile de lin, il va rien faire pour sa vieille carne de femme sauf crier "bon débarras" !

La voix de la sorcière se fait plus mielleuse en disant :

_ Et puis tu voudrais pas qu’il te renvoie juste un bout de ta môme d’amour… Un p’tit doigt tout plein de sang. »

Sans répondre, 1 porte la femme jusqu’à la cuisine. Ils croisent dans le couloir deux voisins qu’il ignore autant qu’ils les ignorent : dans le coin, on met un point d’honneur à ne pas se mêler des affaires des autres. Quelques soient les gesticulations et les protestations de Telmina. Puis il la jette au sol, attrape sa main, attrape de l’autre l’un des grands couteaux de cuisine qui trônent au-dessus de la gazinière, plaque la main de la femme sur la table et dit :

« Maintenant ce n’est pas Freddy que je menace, c’est vous. Dites-moi comment l’obliger à me rendre ma sœur ou je vous tranche un doigt. Ou pire. Je peux vous faire très mal !

Ni le ton ni le contenu de ce discours ne figureront jamais dans les annales des menaces les plus affreuses de l’histoire, mais Telmina comprend parfaitement le message. Elle avait pris le jeune homme pour un idiot prêt à obéir à tout. Devant la violence contenue de 1 elle est bien obligée de revoir son estimation dans la panique la plus totale. Pour se consoler, elle se dit qu’elle n’a de toutes façons pas du tout besoin d’un gars fou dangereux sous son toit.

_ Il l’a mise dans une des carcasses de la décharge. Un petit coin où on va souvent l’été pour boire à l’ombre. Je vais te guider.

_ Ben ça. » dit sombrement 1 en abaissant le couteau. Il ne la lâche pas, préférant comme tout à l’heure lui tenir les deux bras dans le dos. Il sent les poignets maigres de Telmina trembler sous sa main.

Lorsqu’on l’a élevé pour protéger et servir, on lui a expliqué qu’il aurait à lutter contre des méchants plus ou moins identifiables. Il s’était imaginé que le moment venu il serait entouré d’alliés qui lui diraient quoi faire et qu’il affronterait des gens comme les soldats venus détruire le laboratoire. Pas des gens qui l’accueilleraient avant de menacer une enfant innocente contre les quelques billets que leur rapportait son travail. Le monde, pense-t-il, est vraiment un endroit de fou. Et va les rendre tous fous chacun leur tour.

Ils avancent dans les recoins de la décharge sans croiser personne. Heureusement pour le Tech : les habitants d’Appie ont beau ne pas être plus solidaires que la stricte loi de la survie ne l’exige, ils n’auraient certainement pas laissé un étranger aussi intéressant filer en menaçant l’une des leurs, même Telmina Joesburg. Enfin ils arrivent. Freddy n’est pas là.

« Il a dû la fermer et aller boire, plaide Telmina.

_ Où ?

_ Dans le grand casier en fer, là, avec le cadenas. »

Le casier est assez grand pour qu’un adulte y tienne debout ou allongé. Ce n’est pas ça le problème de 7.

Pour le moment, ses problèmes principaux (sans tenir compte du fait qu’elle est enfermée loin de tous ses frères et sœurs) sont deux. Le soleil chauffe diablement cette boîte de métal. Et rien n’est prévu pour des toilettes même rudimentaires.

Cela fait objectivement trois heures qu’elle est là-dedans, attendant que son frère vienne la sauver et l’emmener loin d’ici, peut-être même en tuant tous les méchants sur son passage. De son point de vue, puisqu’elle a eu le temps de prier, de supplier, de s’imaginer morte, d’imaginer 1 mort, puis tous ses autres frères et sœurs, puis les professeurs, et d’entrer dans une transe éveillée qui lui fait inlassablement s’excuser auprès des membres du laboratoire… de son point de vue, le temps passé dans ce casier est aussi long que tout ce qu’elle a déjà vécu depuis sa naissance.

Elle ne peut même pas serrer Mitzie contre elle. Le doudou est resté dans le laboratoire. Ainsi que tous les animaux. Elle avait adopté deux souris tech avant leur évasion, Donna et Prima, c’est le professeur Milley qui avait choisi leurs noms. Un rapport avec l’opéra. Personne n’est là pour leur donner à manger et elles vont sans doute mourir.

Au fond de son rêve elle devine une force qui lui murmure inlassablement des choses importantes qu’elle n’arrive pas à retenir. Des choses qui devraient la consoler, elle pense. Mais elle ne veux pas écouter la voix. Elle tord ses doigts comme pour faire apparaître Mitzie par magie. Et elle reste pliée en deux pour ne pas se faire pipi dessus.

Lorsqu’enfin elle entend la voix de son frère, elle se dit qu’elle est encore en train de rêver.

Mais il l’appelle avec une angoisse dans la voix qu’il n’a pas quand elle rêve.

7 se relève en sursaut et crie à son tour de toutes ses forces.

1 frappe la porte du casier et tente d’arracher le cadenas. En vain bien sûr. Telmina en profite pour fuir. La théorie – quand on tient un moyen de pression on ne le lâche pas tant qu’on n’est pas arrivé à ses fins – a pourtant été bien apprise, mais la mise en pratique pose un certain nombre de problèmes à 1. Le jeune homme se retourne à la recherche d’un moyen de forcer le casier. Pas la moindre pince en vue, aucun pied de biche, et évidemment pas de clé ni de Joesburg qui pourrait lui indiquer où elle se trouve. Il trouve un reste de tuyau de plomb avec lequel il se met à marteler le cadenas.

De l’autre coté de l’épaisse feuille de métal 7 sent les portes trembler à chaque coup mais garde les mains bien plaquées contre le casier. Son sauveur est là. Ils sont assez proches, malgré l’épaisse plaque de métal, pour que 1 puisse la rassurer directement par la pensée. Ce contact et les coups forment un univers à eux seuls, la chaleur et l’enfermement n’existent plus, elle attend sans impatience la délivrance, sûre que maintenant tout va bien se finir.

1 aimerai en être aussi sûr. Le cadenas est bien trop solide pour qu’il l’écrase, mais il est en train de défoncer les attaches en métal qui le retiennent aux portes du casier. Malheureusement il a pour le moment un autre problème. Freddy est en train de lui braquer un antique fusil à pompe dans les côtes.

1 dit :

« Laissez-nous partir. J’ai fait votre ordinateur. On ne vous veut pas de mal. On veut juste partir. »

Freddy hésite. Il trouve que l’étranger est une source d’ennui. Même avec l’arme, il faudrait le tenir sous surveillance jour et nuit pour être sûr qu’il ne les assassinerait pas pour sauver la gamine. Et rien ne garantit que la police ne viendrait pas le chercher un jour et saisirait l’ordinateur.

Choisissant la voie de la lâcheté, il jette la clé du cadenas à 1 tout en continuant à le menacer du fusil, au cas où l’autre voudrait se venger. C’est inutile, tout ce qui intéresse 1 c’est de délivrer au plus vite 7 qui se jette dans ses bras. Il la fait passer derrière lui pour la protéger au cas où Freddy changerai d’avis et tirerai malgré tout. Il regarde le vieil homme dans les yeux, sans trop savoir quoi dire, sans comprendre ce qui vient de ce passer.

« Pourquoi vous avez fait tout ça ?

Freddy hausse les épaules et fait une moue désabusée sans faire varier d’un millimètre la ligne de mire de son fusil.

_ C’est la vie mon gars. On fait ce qu’on peut. Dans cette histoire je crois ben que j’ai eu les yeux plus gros que le ventre, t’sais.

Il réfléchit encore quelques minutes tandis que 1 et 7 s’éloignent lentement, 1 gardant toujours le regard fixé sur le fusil et sa petite sœur derrière lui. L’homme conclu en marmonnant du coin de la bouche :

_ Si tu veux aller en ville, faut suivre la route vers le nord jusqu’à l’autoroute, et pis là tu demandes et tu trouvera bien quelqu’un pour vous prendre en stop. Voilà. »

1 est arrivé à un carrefour dans les piles de carcasse, il se retourne, prend 7 dans ses bras et commence à courir pour échapper à ce fou. Il mettra des années à comprendre pourquoi Freddy a finalement décidé de l’aider.

2 et 6

Les Autorités s’occupent de tout. C’est plus ou moins sous-entendu dans l’attitude des humains échappés du laboratoire. Accompagné du message très simple : on obéit en tous points aux Autorités.

Pour 2 ça n’a rien de difficile, non seulement parce qu’elle a toujours vécu de cette façon dans le laboratoire, mais aussi parce qu’elle a un respect presque maladif de la hiérarchie. Evidemment le fait que les cinq septièmes de sa fratrie se soient envolé sans demander l’avis de qui que ce soit ne fait pas vraiment partie des ordres qu’auraient donné les Autorités, mais puisque personne ne leur a demandé ce qu’Elles en penseraient avant, tout va bien. De son point de vue.

Les humains du laboratoire expliquent une partie de leur histoire aux gardes-côte, juste assez pour qu’ils comprennent que ce cas est bien trop gros pour eux et qu’ils appellent le B.A.G.N. (Bureau de l’Alliance des Gouvernements du Nord, un organe gouvernemental assez puissant pour suivre les dossiers top secrets, mais pas assez pour décider ce qui oui ou non est top secret.). Le B.A.G.N. appelle à son tour le service de la défense. De coup de fil en coup de fil ils remontent dans la hiérarchie, jusqu’à tomber sur quelqu’un qui connaît l’existence du laboratoire et du "projet Techs +". C’est cette personne qui leur ordonne de veiller par tous les moyens à ce qu’il n’arrive rien aux sept précieuses armes organiques, cette personne qui donne les ordres pour qu’elles soient rapatriées au plus vite dans un autre laboratoire appartenant au même groupe que l’ancien, et cette personne qui s’étrangle à moitié en apprenant qu’il ne reste plus que deux Techs. Non, les autres ne sont pas morts, ils avaient même l’air d’aller bien quand ils sont partis. Mais ils sont, voilà, partis. Sans que les radars ni les programmes dernier cri du Réseau ne puissent les repérer. Ils se sont volatilisés dans la nature. Oui, ils ressemblaient à des enfants ordinaires, quoique le plus grand soit déjà adulte. Non, personne n’a la moindre idée de ce qu’ils sont devenus.

2 tient 6 sur ses genoux et le berce, toute son attention concentrée sur ces échanges téléphoniques qu’elle suit grâce au Réseau. Un Réseau immense et surpuissant dans lequel elle aimerai plonger. Dans lequel elle se noierait à coup sûr. Pour le moment elle suit les appels comme des fils conducteurs et évite de penser au reste – une seule pensée maladroite et elle partirai loin de son but, à un moment où elle doit plus que tout être vigilante.

Au milieu des Autorités diverses et variées qui discutent, se disputent, écartent les journalistes et tentent de trouver une solution avantageuse pour leur secteur, les gardes-côte qui les ont intercepté au début sont gentiment mais fermement mis de coté, comprenant simplement que cette affaire les dépasse totalement. L’un d’entre eux, pour ne pas se sentir inutile, a organisé une distribution de boissons chaudes et de couvertures parmi les rescapés du laboratoire, une attention de plus en plus appréciée à mesure que les heures passent et que rien n’est décidé. D’après ce que 2 arrive à capter, l’urgence pour eux est apparemment de rattraper 1, 3, 4, 5, et 7. L’un des mystérieux bureaux de l’Alliance possède même des enregistrements d’eux et commence à les distribuer. 2 l’arrête en créant autour de son ordinateur un programme simple mais solide qui empêche toute information visuelle sur leur compte de circuler. S’ils veulent mettre la main sur les autres Techs, il faudra d’abord qu’ils lui prouvent à elle qu’ils sont dignes de confiance.

Pour le moment les membres du laboratoire lui parlent de temps en temps, essayant de la rassurer sans lui poser de questions, et les autres l’ignorent. Ceux qui savent qu’elle est spéciale (même s’ils ignorent tous à quel point elle l’est et pourquoi) lui adressent de temps en temps des regards lourds de sens et de questions. Ils ne la laisseront pas filer comme ça. Et 6 non plus – même s’il s’est appliqué avec succès à battre son propre record du petit garçon le plus adorable possible. Lorsque 2 a commencé à écouter au Réseau et qu’il a eu la conviction qu’elle prenait les choses en main, rassuré, il s’est mis à circuler entre les gens, pouce dans la bouche et regard innocent levé vers les adultes. Il a ainsi récolté deux tasses de chocolat chaud, trois caresses sur la tête, de nombreux mots rassurants, quelques questions sur ses parents et ce qu’il faisait là qu’il a totalement ignorées, et un paquet de bonbons donné par un policier qui en grignote souvent depuis qu’il a arrêté de fumer. Il n’a pas entamé le paquet parce c’est mal de manger entre les repas, même si c’est l’heure du petit déjeuner depuis longtemps et que rien n’est arrivé. L’interdit des adultes par rapport aux bonbons lui a rappelé la routine du laboratoire. C’est à ce moment-là qu’il est venu sur les genoux de sa sœur et lui a passé un bras autour du coup, serrant le sachet de bonbons contre lui de l’autre main comme si c’était un talisman magique. 6 croit très fort à la magie. Même s’il sait que les bonbons ne sont pas de bons ingrédients pour lancer un sort, il fait semblant, ça le rassure.

Surtout maintenant que tous les adultes savent que lui aussi est spécial et qu’ils le regardent comme un extraterrestre. Avec un peu plus de pitié que sa sœur, quand même. L’appariement petit garçon/arme organique top secrète a du mal à passer.

Mr Edmund n’est pas un militaire, mais les généraux lui obéissent. Ainsi que les directeurs du B.A.G.N. De même que les conseillers les plus proches du président de l’Alliance. Il a également de nombreux amis dans diverses entreprises tout prêts à lui rendre service.

Très peu de gens connaissent l’existence de Mr Edmund et ceux capables de le situer dans la hiérarchie volontairement obscure des services secrets sont encore moins nombreux. Il a suivi le projet Tech + depuis sa création.

C’est lui qui organise une réunion d’urgence avec Mrs Tsrak et Mr Kanrish, respectivement la directrice de la SRAM et le vice-président de l’Alliance du Nord. Cette réunion se fait par téléconférence cryptée, un blindage indestructible, ou du moins qui l’est pour des humains. L’arrivée des Techs risque bien de changer la donne. Ce qui était prévu, mais certainement pas aussi vite, et certainement pas sans leur contrôle avisé à tous les trois. L’un des pions a fait des siennes, ce qui ne serait pas grave si les Techs n’en avaient pas fait à leur tête eux aussi et ne s’étaient pas tout simplement évaporés dans la nature. Ce qui les concerne au plus haut point tous les trois : Mr Edmund parce qu’il a avancé les crédits nécessaires à la réalisation du projet, Mr Kanrish parce que l’Alliance est la propriétaire officielle des Techs, et Mrs Tsrak parce que la SRAM est la seule compagnie capable de créer de la matière tech et la propriétaire officieuse des Techs. C’est de loin la plus furieuse des trois, ce qu’elle fait savoir en choisissant avec soin le moindre de ses mots et en articulant exagérément. Mrs Tsrak aurait fait une mauvaise joueuse de poker. Elle soupçonne Mr Edmund d’être au courant depuis le début de l’attaque surprise du laboratoire et de savoir où sont les Techs évadés et ça se sent.

Quand à Mr Kanrish, il est plus ou moins persuadé que Mr Edmund et Mrs Tsrak ont fait alliance pour enlever à son bureau le peu d’influence qu’il avait encore sur les Techs. Pour le moment se sont ses hommes qui détiennent deux des précieux enfants et il n’a pas l’intention de négliger un atout pareil. Au fur et à mesure du projet, il a vu les membres du laboratoire qui étaient fidèles aux différents organes gouvernementaux se faire évincer de l’équipe et se faire parfois remplacé par des hommes fidèles à ses deux rivaux. Bien sûr, il restait toujours Milley et Stones, irremplaçables génies, créateurs de l’ADN humain en tech, mais ils avaient tendance à ne plus se souvenir à qui ils devaient rendre des comptes et surtout à décider eux-même de l’orientation que devaient prendre leurs recherches. Des gêneurs hélas indispensables qu’il lui faut également retrouver au plus vite.

Au final ils décident tous les trois de rapatrier 2 et 6 dans un autre de leurs laboratoires et d’en faire autant avec les autres dès qu’ils seront retrouvés. Ils décident aussi de leur donner un nouveau référentiel contrôlable, c’est à dire quelqu’un à qui ils s’attacheraient et qui les encouragerai à obéir, tout en obéissant lui-même à leurs ordres. Quand au reste du contenu de cette réunion, il ne s’agit pas réellement de décisions, mais plutôt de suggestions, de questions, de menaces plus ou moins voilées, d’arrangements et de mensonges, le tout aussi subtil et poli qu’on serait en droit de l’attendre de personnes aussi éminentes. Le contenu de cette réunion aurait intéressé 2 et les autres Techs au plus haut point. Hélas pour eux, 2 était occupée ailleurs et ne s’était pas aperçue que c’était là, dans cette petite bulle cryptée qu’elle n’a pas pris la peine d’examiner, que leur propriétaires discutaient de leur sort.

On les sépare des employés du laboratoire et on les fait monter dans un avion préparé spécialement pour eux. Un avion militaire d’où descendent des soldats. 6 envoie un message catastrophé à sa grande sœur : Ils nous ont retrouvés ! Ils veulent nous reprendre ! 2 est assez secouée elle-même par cette vision mais elle le calme et explique ce ne sont pas les mêmes soldats. Ceux-là sont avec nous. Ce sont des soldats de l’Alliance, ceux qui nous ont créés.

Des gentils alors ?

C’est ça. Ils sont dans notre camp.

Pourquoi ils ne sont pas venu nous protéger des méchants ?

Ils étaient trop loin, ils ne savaient pas. Maintenant ils nous protègent au cas où les autres reviendraient.

On ne peut pas mentir entre Techs. Mais on peut cacher certaines choses, enfermer certaines pensées et certaines informations à double tour dans certains coins de son esprit. 6 sait que sa sœur ne lui dit pas tout, il sent son inquiétude sans savoir d’où elle vient. Les soldats approchent et entament une longue discussion avec les policiers, les inspecteurs du B.A.G.N. et les agents incognitos, chacun obéissant à un chef différent et voulant tirer l’intérêt de l’opération sur son service. Le petit garçon écoute ce que tous ces gens se disent sur le Réseau. Il cherche surtout ce qu’on veut faire d’eux et signale le message à 2 : les militaires ont ordre de leur mettre des menottes non-tech pour être sûrs qu’ils ne s’échappent pas. Je ne veux pas aller avec eux ! s’écrie 6.

La jeune fille regarde à la fois le plan de vol et les mesures de sécurité qu’on a prévu à leur encontre et décide que ça commence à bien faire. Hors de question de laisser ces gens la ranger dans un coin sans lui demander son avis sur ce qu’elle compte devenir. Elle dit à 6 : Regarde bien ce que je fais. Essaye d’obéir aux adultes, mais quand ils se mettent vraiment à déconner, il faut prendre les choses en main. Suivie de 6 elle dépose un autre message au responsable militaire interdisant formellement de limiter en quoi que ce soit leur liberté. Quand à ce nouveau laboratoire, pourquoi pas, mais pas tout de suite. Elle a bien l’intention de parler à leur chef, une vraie discussion où on écoute aussi ce qu’elle a à dire, et puisque personne ne semble être d’accord sur l’identité du chef en question, elle choisit celui qui est en théorie au sommet de la hiérarchie : le Président de l’Alliance du Nord. Incrédules, les hommes consultent leurs machines et vérifient les uns auprès des autres, mais aucun doute, ils reçoivent tous des ordres leur indiquant d’emmener les deux Techs au siège du gouvernement et tout de suite. Et de leur donner à manger et des vêtements. 6 a bien appris la leçon : 2 sait obtenir ce qu’elle veut même quand aucun adulte ne se donne la peine de l’écouter. Ce qui est, pour le garçon, très rassurant.

Ils attendent à nouveau mais cette fois sont beaucoup plus proches de leur but et beaucoup plus confortablement installés. 6 s’est endormi sur l’épaule de 2 qui reste parfaitement immobile, espionnant une fois de plus les conversations. Après qu’ils soient arrivés à bon port elle a libéré les machines des faux messages qu’elle leur avait envoyé et chaque membre avait pu discuter réellement avec son chef. Ils savent donc tous qu’ils ont été roulés et 2 a bien l’intention d’expliquer au président que oui, c’est bien elle qui a fait ça, et pour la bonne cause. Elle pense qu’il comprendra.

C’est à présent les employés du palais (non, de la maison présidentielle, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un palais) qui subissent ses faux messages. Mais ici la sécurité est bien plus serrée que dans l’avion : les ordres ont à peine suffit à les faire conduire dans ce salon, c’est un humain qui va vérifier en personne le souhait du président, autrement dit la supercherie va rapidement être éventée. 2 regrette à présent d’avoir signé les ordres de son nom. Tant pis.

Elle a réussi à écarter tous les militaires qui les escortaient et quelqu’un (une secrétaire peut-être) lui a demandé si elle n’avait besoin de rien avant de partir. 6 a demandé du chocolat à la femme qui n’a sans doute pas tenu compte de la demande. En tous cas elle n’est pas revenue. 2 sait qu’il y a treize caméras techs dans la pièce, apportant leurs informations à des endroit différents, elle suppose que certaines ont été posées pour protéger le président et d’autres par des espions. Elle pourrait suivre le flux d’images jusqu’à leur destination pour le savoir mais il y a plus intéressant pour elle : elle peut suivre directement ce qui se dit dans le bureau présidentiel.

Quand elle entend qu’ils vont chercher des armes non-techs pour les enfermer, elle décide qu’il lui faut à nouveau agir si elle ne veut pas laisser l’occasion d’enfin s’expliquer lui passer sous le nez. Elle réveille doucement 6 et se lève. Les portes du salon sont verrouillées par un code tech. Elle les ouvre. Les gardes du corps qu’elle croise sont équipés d’armes techs. Elle les écarte. Porte après porte, arme après arme, elle s’ouvre un chemin dans le saint des saint sans la moindre violence, effaçant les messages d’alerte au fur et à mesure qu’ils sont émis, utilisant les systèmes de sécurité pour empêcher qui que soit de lui barrer la route, et remettant soigneusement tout en place après son passage. 2 et 6 entrent dans le bureau du président qui se lève. A ses cotés, des gens, sans doute des conseillers, des ministres, des sénateurs, des agents publicitaires, allez savoir. 6 se colle contre la jambe de sa sœur, met son pouce dans sa bouche et s’applique à avoir le plus petit et le plus inoffensif possible – sans perdre une miette du spectacle des hommes les plus puissants du monde ridiculement stupéfaits.

Mr. Kanrish est le premier à se ressaisir. Il demande :

_ Vous êtes nos jeunes Techs, n’est-ce pas ?

_ Oui. Nous devons parler au président.

_ Ma fois, puisque vous êtes là, pourquoi pas ?

Il les guide d’un geste élégant vers deux chaises puis tend la main à 2 en se présentant :

_ Jaôme Kanrish, je suis le vice-président de l’Alliance.

Il sert la main de 2 puis de 6. Derrière lui le président repousse un conseiller qui lui recommande de se méfier et se plante devant les deux Techs, mains sur les hanches, dans une attitude presque provocante. John Miller a été élu au poste de président de l’Alliance du Nord par suffrage universel direct, il plaît pour sa franchise et sa façon de prendre les problèmes à bras le corps. Une fois installé au gouvernement des gens bien placés se sont arrangés pour que les problèmes lui soient présentés de manière à ce qu’il puisse commodément les prendre à bras le corps et uniquement dans la direction voulue, sa politique est donc d’une manière générale efficace. Et surtout, il sait très bien utiliser son image d’homme simple près du peuple pour séduire ses adversaires et endormir la méfiance de ceux qui seraient assez distraits pour oublier qu’il a grandit dans les écoles les plus prestigieuses des Etats-Unis avant d’écumer les universités les plus prestigieuses d’Europe. Il vient d’apprendre l’existence du projet Tech + et n’en a pas saisi toutes les nuances, ce qu’il sait est juste suffisant pour exciter sa convoitise. Il s’adresse aux deux enfants d’une voix que ses conseillers en relation publique appelleraient "assurée et virile", 2 et 6 peu habitués ont l’impression qu’il leur crie dessus :

_ Alors, ce sont eux les fameux humains en tech ?

_ Apparemment, dit Mr. Kanrish avant de se retourner vers les Techs. Voici le président de l’Alliance, vous pouvez lui poser…

2 n’a pas l’intention de le laisser faire la traduction dans ses paroles. Elle se lève et tend sa main vers le président qu’elle regarde droit dans les yeux en disant :

_ Enchanté, je suis la deuxième Tech humaine et on m’appelle 2. Voici 6, mon petit frère.

John Miller hésite une fraction de seconde mais son sourire ne tremble pas. Aucune carrière politique digne de ce nom ne peut se bâtir sans un sourire à toutes épreuves. Il serre la main de 2 et tonne :

_ Content de vous rencontrer ! Vous avez bien fait de venir me voir, je préfère parler directement avec les gens sans passer par toutes ces formalités ridicules ! Alors, c’est quoi votre problème ?

_ Notre maison a été attaquée et nous ignorons ce qui est arrivé à nos parents, monsieur.

2 se demandera toujours comment elle est arrivée jusqu’au bout de cette phrase sans que sa voix tremble.

_ Nous ne savons pas, continue-t-elle, où aller ni ce que nous devons faire. Nous ne savons pas à qui faire confiance. Nous ne savons pas à qui nous appartenons et quelles sont nos libertés. Voilà l’essentiel de notre problème. Monsieur.

6 se lève et se plaque contre la jambe de 2. Il regarde tout autour de lui, ses yeux apparemment perdu dans sa rêverie passent en revue les gens qui sont assez proches pour ne pas perdre une miette des évènements. Il guette leur expression quand ils apprennent la terrible histoire des Techs. Certains n’ont pas l’air surpris. Aucun n’a l’air peiné. Tous paraissent prodigieusement intéressés. Le petit garçon a appris à fixer une image dans sa mémoire pour permettre aux autres de la regarder et il sait que celle-ci sera utile à sa sœur. Pour l’instant 2 regarde toujours le président droit dans les yeux. Elle a fait de son mieux et attend qu’il vienne à son secours.

Tout ça dépasse un peu John Miller. Bien sûr, c’est facile pour lui de céder à la pitié et d’adopter ces deux enfants, de les protéger et surtout de découvrir ce qui les rend si précieux (ses hommes lui ont appris que son vice-président s’y intéressait et il le connaît assez pour savoir que Mr Kanrish ne s’intéresse jamais à quelque chose d’inutile). Mais il préfère ne pas prendre de décision avant d’avoir tous les éléments en main, et là il lui en manque cruellement. Sa paranoïa aiguisée par des années de carrière politique lui souffle qu’il vaut mieux éviter de tisser des liens trop proche de créatures qui sont à moitié humaines et à moitié machines – pour ce qu’il a compris – et qui parviennent à entrer dans son bureau comme dans un moulin. Il n’est pas sûr que ces enfants lui obéissent gentiment s’il les contrarie. Il sait que ce n’est pas le cas de ses enfants à lui.

_ Et bien, dit-il pour gagner du temps, je vais étudier la question personnellement et mettre fin à cette situation épouvantable. Vous avez ma parole.

_ Est-ce que c’est à vous que nous devons obéir maintenant ?

_ Oui, bien sûr ! Et vous pouvez me faire confiance pour prendre soin de votre bien-être…

Décidant de profiter de sa position, le président prend 2 et 6 par l’épaule et entame sur son plus beau ton "spécial discours" :

_ Car moi qui suis comme un père pour tous mes citoyens, je serais un père pour vous aussi…

_ Est-ce que vous allez nous considérer comme des citoyens ? Ou comme des outils ?

John Miller n’a pas l’habitude qu’on lui coupe la parole, surtout d’un ton aussi sec. Au contraire, plus ses adversaires préparent un coup rude, plus ils sont suaves. La réponse à cette question n’est pas facile : il considère tous les citoyens comme des outils qui lui offrent le pouvoir et ne l’avouerai jamais en public.

Eve Hindgam, son attachée en relations publiques, intervient délicatement :

_ En tant que défenseur de la démocratie, vous ne pouvez tout simplement pas leur refuser le droit à la citoyenneté. Etant donné qu’ils sont mineurs, on peut considérer l’Alliance dans son ensemble comme leur responsable familial.

_ Mais à quel pays appartiennent-ils ? demande un conseiller. On ne peut pas appartenir à l’Alliance sans nationalité !

_ Qui les a créé ? demande un autre.

Les uns après les autres, tous les occupants du bureau commencent à discuter et à se disputer pour savoir ce qu’il convient de faire des deux Techs. Rares sont ceux qui savent exactement ce qu’ils sont et ceux-là le cachent bien.

2 commence à désespérer, elle qui était venue chercher des réponses, elle ne trouve ici que de l’incompréhension et davantage encore de questions. Petit à petit la colère monte. Ces gens… ils calculent leur intérêt en terme d’image, de pouvoir et d’argent, oubliant qu’ils sont devant deux orphelins perdus. Mais pas tous. Eve Hindgam leur adresse un sourire compatissant et dit à 2 : « Ne t’en fais pas, on va trouver une solution. » Après quoi elle repart dans la discussion, bataillant ferme pour que le président fasse une adoption publique des Techs, assurant que ce serait le meilleur moyen pour les utiliser sans que transparaisse cette détestable image "d’outil humain". La paranoïa publique est assez forte pour ne pas en rajouter en dévoilant tous les détails du projet Tech + : les gens ne retiendraient que "laboratoire", "expériences" et "enfants". Une association explosive dans l’esprit des foules.

Autour d’eux d’autres avis bataillent, chacun se rappelant de temps en temps (souvent après un coup d’œil plutôt angoissé vers les deux enfants qui se sont rassis) de bien préciser en quoi son idée serait l’idéal pour leur bien-être. 2 n’aime pas intervenir quand on ne le lui a pas demandé mais la colère et l’angoisse montent en elle et s’ils ne lui rendent pas bientôt leur attention pleine et entière, elle va prendre possession de l’arme tech d’un des gardes du corps et tirer un ou deux coups en l’air, histoire qu’ils se rappellent que non seulement elle est là mais qu’en plus elle peut donner une opinion très précieuse pour la suite des opérations.

Est-ce que tu veux que je pleure ? lui propose aimablement 6 qui a senti la tension de sa sœur. Elle a protégé ses pensées mais ses sentiments lui ont échappés, et bien sûr il les a captés. Elle a tenté de lui apprendre que ce n’était pas correct de pleurer pour manipuler les adultes, mais elle préfère éviter d’utiliser la violence devant lui tant qu’il reste une autre solution. Il n’a déjà pas peur de grand-chose et elle n’a pas envie de se retrouver avec une autre tête brûlée dans la famille – 5 suffit déjà largement.

Vas-y lui dit-elle. Après tout, c’est un moyen comme un autre d’attirer l’attention sans menacer ceux qui proposent plus ou moins de les adopter. Et s’ils sont assez cyniques et égoïstes pour être indifférents à l’avalanche de larmes d’un petit garçon, alors elle va peut-être décider de prendre ses jambes à son cou et d’aller rejoindre les autres.

Pour être indifférent aux pleurs de 6, il faudrait non seulement être cynique et égoïste, mais en plus quasiment sourd. Pour l’enfant, pleurer est un moyen d’obtenir ce qu’il veut et même s’il n’en abuse pas auprès des gens qu’il aime vraiment, il sait en faire un véritable spectacle pour les autres. A l’entendre quelqu’un vient de lui arracher la jambe. Une par une, les conversations se taisent et les têtes se tournent vers eux. Une fois que 2 est sûre d’être écoutée, elle demande mentalement à 6 d’arrêter, ce qu’il fait dans un ultime reniflement pathétique avant de s’essuyer le nez sur la veste de sa sœur.

S’adressant à tout le groupe cette fois, la jeune fille dit :

_ Bien. Maintenant je vous rappelle que c’est nous qui allons décider de ce que nous allons choisir dans vos propositions. Nous voulons un foyer et nous voulons remplir notre rôle : nos pères nous ont créés pour protéger et servir les humains et c’est la mission que nous voulons accomplir. Bon sang, vous devriez être content au lieu de couper les cheveux en quatre et de vouloir nous enfermer dans un trou au fin fond de nulle part !

John Miller prend le temps de la toiser sévèrement avant de dire :

_ Mademoiselle, je crois que vous êtes venue trouver ici quelqu’un qui veille sur vous et c’est bien ce que j’ai l’intention d’être. Vous êtes encore trop jeune pour comprendre le poids de ces réflexions alors attendez bien sagement dans votre coin. Je vous promets de veiller au mieux sur vos intérêts ! Je prendrais dorénavant toutes les décisions qui vous concernent personnellement. Je représente l’Alliance qui vous a créé ! »

Si seulement 2 avait l’idée du début d’une autre solution, elle pourrait argumenter… C’est alors qu’elle réalise qu’après tout elle est venue pour qu’on lui dise exactement ça, que quelqu’un de haut placé dise qu’il est responsable d’eux et qu’il se charge de tout. Mais elle s’attendait stupidement à rencontrer quelqu’un qui saurait tout d’eux et les accueillerai à bras ouvert, qui les consolerait et leur promettrait que tout va bien se passer, en un mot quelqu’un qui les aimerait et qu’eux aimeraient comme les professeurs Milley et Stones. Se livrer corps et âme à ce type, lui confier aveuglément 6, alors que lui et ses proches considèrent les Techs comme… une affaire, des outils, quelque chose d’obscurément menaçant mais incapable de se rendre compte de sa propre valeur et encore moins de naviguer dans les eaux troubles des intérêts humains. Non. Elle ne veut pas.

Elle traduit ce qu’elle vient d’entendre à 6 qui à son âge se laisse encore facilement embrouiller par les mots. Elle lui expose la situation en faits simples et concrets. L’avis de 6 est de suivre le mouvement et de veiller au grain : ils ne peuvent pas les enfermer ni leur faire de mal sans en parler entre eux donc utiliser du matériel tech donc que 2 puisse les en empêcher. La jeune fille sourit, touchée par cette confiance. Pour sa part, elle estime que si quelqu’un veut vraiment leur faire du mal, il lui suffit de fouiller son grenier à la recherche d’antique matériel non-tech et de se mêler à eux sans prévenir qui que soit de ses intentions. Non, le mieux serait que personne n’ait intérêt à leur faire du mal. Après tout ils ont du pouvoir dans ce monde, c’est bien pour ça qu’ils existent.

Il leur faut un protecteur puissant, le président de l’Alliance des Gouvernements du Nord est techniquement l’homme le plus puissant du monde, autant y aller.

John Miller se demande bien pourquoi 2 reste de longues secondes dans un silence gênant, le regard figé, mais elle lui serre la main et accepte sa proposition. 6 aussi. Il ne comprend pas pourquoi la jeune fille a des larmes qui perlent au coin des yeux et pourquoi le petit garçon lui serre gentiment le bras dans un geste de réconfort. Mais au moins il comprend en la voyant serrer l’enfant dans ses bras qu’il faudra s’y prendre avec douceur et diplomatie pour séparer ces deux-là.

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Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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