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Ecriveuse en herbe
1 juillet 2007

Quitte ou Double *****

Quitte ou Double

Dans une rue tranquille, un jeune homme fume, toute son attention apparemment concentrée sur le bout rougeoyant de sa cigarette. Devant lui passe une caméra volante de la police métropolitaine, des insultes sont taguées au fluo sur ses propulseurs mais tous ses voyants sont opérationnels – c’est un quartier relativement aisé par ici. Le garçon a entre 15 et 20 ans et il se fond si naturellement dans le décor que c’est à peine si l’intelligence artificielle de la caméra le remarque. Il n’est pas camouflé comme quelqu’un qui s’habillerai couleur muraille ou se cacherai entre deux poubelles, ce qui provoquerai un décalage suspect entre ses capteurs thermiques et optiques et attirerait l’attention de la caméra. Il a juste une façon de se tenir, de se comporter, qui indique de façon parfaitement claire qu’il est à sa place naturelle. Le trottoir a été créé pour qu’il le foule, la cigarette pour qu’il la fume, le panneau publicitaire pour qu’il s’appuie négligemment dessus. La caméra l’enregistre et l’envoie au central puisqu’elle est programmée pour ça puis un vérificateur humain passe ces images dans le fichier des "rien à signaler". La machine poursuit son chemin. Le jeune homme éteint sa cigarette – il déteste fumer – et reprend sa route. Il appartient au décor et les gens qui s’écartent poliment pour le laisser passer oublieront dans moins d’une minute qu’ils ont croisé quelqu’un.

Lorsqu’il entre dans la banque, sa stature, sa façon de bouger changent imperceptiblement. Il a toujours l’air anodin de quelqu’un de parfaitement à sa place. Mais à présent on peut lire dans certains de ses gestes que cette attitude naturelle cache un fauve sur le qui-vive. L’homme sait que ses complices l’observent et il sait leur montrer à eux, et à eux seulement, qu’il est bien un dur. Il ne veut surtout pas que les autres se posent des questions sur sa présence. Lui s’en pose suffisamment.

La vingtaine de clients fait patiemment la queue en attendant leur tour de faire reconnaître leur iris et avoir accès aux salles parfaitement sécurisées d’où ils pourront effectuer leurs transactions. Il y a longtemps qu’on ne trouve plus d’argent dans les banques et aucun élément informatique vital n’est stocké dans un endroit auquel le public aurait accès. Braquer une banque qui n’est pas virtuelle ne sert à rien. Leur cible est un kidnapping.

La femme est facile à trouver, elle a cherché à camoufler son visage sous des lunettes holo et un chapeau à bord tombant qui jurent avec sa grâce et son allure d’habituée des salons chics. Le garçon sait tout de suite que c’est bien elle et pas un de ses sosies, toutefois il attend bien sagement qu’elle passe l’analyse d’iris. Piratant ce programme, l’une de leurs complices doit à l’heure actuelle vérifier que l’iris correspond à leur cible. C’est Ajar, un grand homme trop menaçant pour un endroit aussi paisible, qui reçoit le signal de validation. Le jeune homme ne le regarde même pas leur faire un signe de tête aussi discret qu’une bourgeoise dansant la rumba dans un supermarché. Il sait très bien que c’est elle. Sa part du travail consiste à l’entraîner dans un endroit discret d’où ils pourront l’enlever sans risque. Le jeune homme avait peur avant d’entrer ici et n’avait pas réussi à trouver la moindre histoire assez convaincante pour attraper la présidente de l’O.N.I, l’une des plus importantes multinationales de l’hémisphère nord et en théorie un génie. Maintenant qu’il l’a vue, il n’a plus aucun doute sur ses chances de réussir. Lynn Dlera est peut-être un génie et un requin dur comme l’acier en affaires, le garçon est sûr que c’est une romantique dans sa vie privée. Il le sent. Il l’aura facilement.

Il change encore. Rien de visible, mais cette fois un examen consciencieux ne décèlerait pas un type parfaitement normal dans un univers parfaitement normal, mais un adolescent blessé par la vie qui attend patiemment le coup de grâce. Son regard se perd dans une rêverie intérieure. Il s’avance au moment où sa cible sort et la heurte, puis il se retourne, met ses deux mains devant sa bouche dans une attitude d’excuse enfantine, écarquille de grands yeux innocents et dit : « Oh, pardon ! ». Lynn lui fait signe que ce n’est rien, que tout va bien. Il lui sourit alors, pas un sourire charmeur mais un sourire charmant, laissant apparaître le coté "j’ai l’habitude d’être blessé mais je reste ouvert à la vie" qu’il s’est fabriqué de toutes pièces. Le meilleur moyen pour qu’elle le suive, c’est de la laisser en apparence maîtresse de chacune de ses décisions. Il ignore comment il sait quelle attitude provoquera à coup sûr la réaction qu’il désire, mais il le sait et en use, c’est pour ça qu’on l’a engagé et on a eu raison. Elle commence à discuter, il lui répond timidement, avec toujours une voix très douce. Tout à fait le genre d’oisillon qu’elle aime prendre sous son aile protectrice. Ils continuent à parler dans la rue. Enfin le jeune homme lui avoue, dans un souffle, qu’il s’est enfui de chez lui. Il refuse qu’elle l’héberge chez elle et parvient subtilement à lui donner l’idée d’aller parler à ses parents pour prendre sa défense. Le garçon n’a plus ensuite qu’à envoyer sa cible directement dans les bras de ses ravisseurs.

« Bien joué Félix ! ricane Ban.

Tout le monde dans la bande appelle le garçon Félix. Ce n’est pas son vrai nom.

_ Qu’est-ce que vous allez en faire ? demande-t-il négligemment.

_ T’inquiète pas pour ça. On va en prendre bien soin. »

Pour le moment, Lynn Dlera dort du sommeil du juste. Ils l’ont droguée et mis dans une voiture qu’ils doivent supposer discrète – sauf qu’aucune voiture de dépanneur n’est aussi puissante ni aussi propre. Ban et Ajar sortent les crédits de Félix tandis que la pirate surveille la prisonnière endormie. Le jeune homme se dit qu’il pourrait facilement la jeter hors de la voiture et s’enfuir avec Lynn. On attend de lui qu’il remplisse gentiment sa part du marché et s’en aille. Mais qu’est-ce qui l’empêche de jouer pour son intérêt personnel ?

En fait, rien ne l’en empêche.

Et voilà. Il l’a fait. Il a kidnappé la kidnappée, a doublé ses employeurs sans une égratignure, et s’est engagé dans une spirale d’ennuis qui devrait culminer par sa mort violente sous peu. Génial.

Tout ça parce qu’il a sentit – par cet obscur sixième sens qui semble devenir hypersensible quand il est sous pression – qu’ils allaient la tuer. Que ce n’était pas une simple affaire de rançon envers une société multimilliardaire, mais un contrat d’exécution. Et il a découvert, avec une certaine fierté, qu’il refuse de laisser faire ça. Que lui n’est pas comme ça.

Pour le moment, il faut qu’il trouve un endroit où se cacher.

Ensuite, il pourrait relâcher tout simplement sa prisonnière. Sauf qu’alors rien n’empêcherai ses anciens complices de le tuer. Et, plus instinctivement, il répugne à l’idée de ne pas garder tous les atouts en main.

Lynn se réveille lentement, mais elle fait semblant d’être encore endormie. Sûrement pour se protéger. Le garçon a une arme laser qu’il a volé l’après-midi même au QG de la bande. Il lui semble qu’il saura s’en servir en cas de besoin. Il dit :

« Bien dormi ?

La prisonnière ne répond pas.

_ Je sais que vous ne dormez plus. Debout. Il faut qu’on parle.

Toujours aucune réaction. Ça l’amuse. Il règle le laser d’une main sur la puissance la plus faible et la pique avec. Ce qui la fait sauter au plafond. Il rit un peu. Avant qu’elle ai totalement repris ses esprits, il fait basculer la manette en "puissance mortelle" et la met dans sa ligne de mire. Tout en conduisant d’une main parfaitement sûre.

_ Qu’est-ce que vous me voulez ? demande-t-elle d’une voix furieuse.

_ Pour le moment, on va discuter. Je suis sûr qu’on peut trouver un arrangement intéressant pour nous deux.

_ Bien. Tu veux de l’argent ?

_ Non. Je viens de vous arracher à des hommes qui voulaient vous tuer, je veux votre protection contre eux. Sans l’aide de la police.

_ Tu joues à quoi ?

Lynn a repris sa voix de femme d’affaires. Elle a une quarantaine d’année et a utilisé la chirurgie esthétique pour sculpter des traits anguleux dans son visage naturellement poupin. Lorsqu’elle se fait autoritaire elle devient facilement terrifiante. Tout en essayant d’intimider son ravisseur, elle élabore déjà une demi-douzaine de scénarios expliquant son étrange attitude et réfléchit à la meilleur manière de les contrer. Si le jeune homme lui propose de la ramener tout simplement chez elle c’est sans aucun doute pour lui tendre un piège bien plus redoutable.

Félix sent qu’elle réfléchit, calcule, analyse chaque syllabe et chaque intonation qu’il a laissé échappé. Elle est prête à tout. Sauf à ce qu’il lui dise la vérité. Il guide la voiture jusqu’au périphérique où un programme prend contact avec l’ordinateur de bord et conduit le véhicule sans qu’il ai à s’en soucier. Il va lui dire la vérité.

_ Je vais vous expliquer mon problème, ensuite on réfléchira ensemble aux options qui s’offrent à nous, d’accord ?

Lynn ne le croit pas et il le sait, il sait aussi qu’elle guette la moindre de ses paroles qui le trahirait, et ça l’amuse de penser qu’elle ne saura jamais la vérité alors qu’il va la lui raconter directement.

_ Ce matin je me suis réveillé. Et c’est tout.

Aucune réaction. Elle n’écoute que les mots sous les mots.

_ Je veux dire que c’est le début de ma vie. Il n’y a pas d’hier, pas de passé, je ne me souviens pas de mon nom et j’ai découvert mon visage en me regardant dans un miroir. J’étais réveillé, j’existai, et c’était tout. J’étais dans un immeuble plein de gens qui attendaient de moi que je les aide à vous kidnapper le soir même. Charmant début de vie, non ? Je suis donc un gangster. Qu’on surnomme Félix. Je ne sais pas si j’ai des amis, de la famille, des gens qui  m’aiment ou que j’aime, si j’ai un but dans la vie. Je ne connais pas mes débuts, mes excuses, si je fais tout ça par vengeance, par cynisme ou pour faire opérer ma vieille maman mourante, je ne sais rien. J’ai joué le jeu pour me protéger, pour ne pas qu’on s’aperçoive de mon handicap. Heureusement je n’avais pas perdu mon talent de manipulateur. Mais, gangster ou pas, je ne peux pas les laisser vous tuer. Point.

Il cherche machinalement une cigarette avant de se rappeler qu’il n’aime pas ça. Pour être plus convaincant, il a adopté sans s’en rendre compte une nouvelle personnalité, loubard-au-cœur-tendre, et cette personnalité là fume. Mais pas lui. Alors qu’il en est encore à se découvrir lui-même, il se perd dans ses propres  illusions, ses tours de passe-passe de menteur. Il se demande vaguement s’il est fou et si c’est ça qui lui a fait perdre la mémoire. Il sait – sans se souvenir d’où il l’a appris – que les accident provoquant des amnésies empêchent surtout d’apprendre de nouvelles informations, ce qui n’est pas son cas. Son savoir est absolument intact alors qu’il a perdu tous souvenirs de sa vie passée. Une division si propre et si nette de sa mémoire ne peut vouloir dire que deux choses : soit on l’a opéré pour geler les cellules où étaient stockées ses souvenirs (ce qui paraît improbable vu l’endroit où il s’est réveillé), soit un traumatisme psychique lui coupe tout accès à son passé, autrement dit il est complètement cinglé.

Lynn ne le croit pas et c’est tant mieux. Il n’a pas envie qu’elle sache. Il sait qu’il joue avec le feu en le lui racontant mais pourtant ça le rassure : il pensait qu’elle ne le croirait pas et elle ne le croit pas, signe que c’est lui qui a le contrôle. Bien.

_ Maintenant, continue-t-il, je tiens un otage qui peut me rapporter de quoi vivre confortablement le reste de ma nouvelle vie loin d’ici. Je suppose que ce n’est pas un rôle qui vous plait. Si vous voulez en changer, allons-y, négocions.

_ Tu dis que tu ne veux pas d’argent mais il me semble que ce serait le meilleur moyen pour toi de t’en sortir, non ? Un million de crédit. Pour moi c’est le prix d’une bonne manucure, pour toi c’est le moyen d’éviter et les flics et les tueurs.

_ Peut-être. Mais je perds le contrôle.

_ Mon service de sécurité te pourchasse et s’ils échouent les clones vont s’en charger. Tu n’as aucun contrôle.

Les clones ? Le garçon ne se souvient de rien à propos de clones. Ses souvenirs sémantiques ne sont apparemment pas si intacts que ça. D’une certaine manière, c’est bon signe.

_ Je peux aussi vous revendre.

_ Pas pour plus d’un million et tu prendrai des risques fous.

_ C’est vrai… dommage alors, j’ai fait tout ça pour rien.

Il amorce le geste de tirer. Lynn se pétrifie. Elle a cru qu’il pourrait le faire. Comme quoi elle a finit elle aussi par calculer qu’il était dingue. Ce qui donne un avantage au jeune homme : elle a peur. Elle a l’habitude de négocier avec des gens rationnels qu’elle piège méthodiquement en sachant très bien ce qu’ils recherchent et ce qu’ils sont prêts à donner pour ça. Les gens irrationnels la terrifient même si elle veut le cacher. Félix se fiche de la bousculer dans le petit confort stable de sa tête, il joue pour lui sauver la vie, si à la fin elle porte un regard neuf sur le monde le monde ne s’en portera pas plus mal. A son avis.

Avec un petit sourire supérieur il rengaine son arme puis dit :

_ Vu ce que je sais de l’équipe qui vous a enlevé, ce n’est pas eux qui ont planifié tout ça. Vous avez un traître chez vous, Madame Dlera, et je peux vous aider à le démasquer.

_ Tu ferais comment ?

_ Je vous cache et je remonte la filière. »

La prisonnière rit, d’abord un ricanement sophistiqué, puis un véritable fou rire. Le piège est énorme. Evidemment, dès qu’elle a réalisé qu’elle était enlevée elle a pensé à une trahison interne : seuls ses proches savent qu’elle aime se balader incognito et sans gardes du corps et qu’elle aime recueillir et protéger les enfants perdus. Elle seule sait où et quand elle utilise des sosies, une difficulté contournée grâce au système de sécurité de la banque. Elle avait parlé à quelqu’un de ce petit tour qu’elle comptait faire un jour ou l’autre dans une banque des rues, loin de son cabinet privé et surcrypté. Aucune personne travaillant pour elle n’aurait pu le soupçonner. Elle sait très bien qui est le traître. Maintenant, il lui faut trouver qui a tiré toutes les ficelles et dans quel but pour le neutraliser, une tâche qu’elle ne confiera certainement pas à un parfait étranger qui ne lui donne aucune garantie.

Sauf que le parfait étranger est très convaincant. Plus que convaincant, en fait. Il ne la persuade pas par des arguments, il la nargue, la pousse toujours plus loin dans son raisonnement, la manipule jusqu’à ce que pour échapper au piège elle décide d’agir totalement différemment et se retrouve à faire ce qu’il voulait. Finalement Lynn se tait. Elle ne peut pas réfléchir en discutant avec cet olibrius.

Tout ce qui lui faut, c’est une garantie…

_ Ton ADN dans un coffre codé par moi-même, envoyé aux clones avec un petit message s’il m’arrive quelque chose. Et je te fais confiance.

_ Top là. »

Kidnappeur et kidnappée se serrent la main et scellent leur accord.

Pour se cacher, pas de fausse identité qui le pousserai vers des trafiquants qui peut-être le connaissent et qui serait de toutes façons découverte au bout de quelque jour. Ne rien payer, ne rien signer, ne laisser aucune trace derrière soi. Cela implique d’avoir un complice parfaitement clean et sans le moindre lien ni avec lui, ni avec Lynn, qui accepte de remplir toutes les formalités pour lui. Pour trouver cette perle rare, il lui suffit de se rendre dans le quartier des Sents et de draguer quelques jeunes rebelles opposées à l’informatisation totale de la vie, vivant luxueusement grâce à l’argent de leurs parents bien intégrés dans le système et prêtes à héberger un jeune musicien anti-conformiste et sa mère. Au bout d’une heure il a le choix entre trois planques. Il choisit Mia, d’abord parce que son studio est situé dans un vieil immeuble hors de prix  (donc pourvu de deux entrées dont une non-informatisée), ensuite parce que ce n’est pas une romantique et qu’elle ne se formalisera pas quand il disparaîtra sans laisser d’adresse.

Le jeune homme est en train de fuir la mafia et la police mais il ne veut pas tuer. Il triche et manipule, lit les failles et les points faibles des autres avant de leur mentir par toutes les fibres de son corps, mais il ne veut pas faire souffrir une inconnue. Il aimerai penser que ces quelques valeurs perdues dans un océan de leurres veulent dire qu’il est, au fond, quelqu’un de bien. Mais pour le moment, il ne sait même pas s’il a un fond.

Allongé sur son lit, le faux Félix se perd dans ses maigres souvenirs pour tenter encore de comprendre ce qu’il est.

Pourquoi tient-il à tout prix à garder Lynn à portée de la main ? Parce qu’elle peut lui donner des moyens qu’il n’aurait jamais par lui-même. Il n’a confiance en rien ni en personne, sauf quand il sait que l’individu en face gagne quelque chose à lui donner ce qu’il veut. Il recherche le pouvoir pour avoir la sécurité. Lynn lui donne de précieuses informations sur son entreprise et le monde des affaires, y compris sur quelques branches souterraines parfaitement illégales. En théorie, il enquête pour elle. Au passage, il engrange un maximum de leviers qu’il saura utiliser le moment venu. Pourquoi ? Une peur basique, il lui semble. Mais il ne peut pas en jurer, pas encore.

Pourquoi a-t-il ce talent de manipulateur ? Est-il né ainsi ou a-t-il été entraîné ? Par qui ? Pour quoi ? Comment a-t-il appris tout ce qu’il sait sur les armes et les criminels ?

Il suppose qu’il est vraiment un criminel. Mais il lui semble être trop jeune pour avoir autant d’expérience. D’autre part, il a remarqué sur son corps de très fines cicatrices indiquant qu’il a été blessé souvent puis soigné par du matériel de pointe. Il est donc riche, ou appartient à une organisation qui ne manque pas de moyens. Il porte également un tatouage étrange, un oiseau aux plumes enflammées dont les ailes forment un cercle, qui est enlacé par un serpent dans un mouvement de danse mystique et sensuel. Il pensait que c’était une bonne piste, jusqu’à découvrir que cet oiseau est un détail de l’immense fresque de Brown, fresque qu’il a adoré dès qu’il l’a vue. C’est sans doute par goût personnel qu’il s’est fait tatouer le phénix. Il manque de temps et de moyens pour remonter jusqu’à son tatoueur et avoir plus d’indices sur son identité. Et si vraiment il appartient à une organisation mafieuse, le tatoueur doit aussi en faire partie… une impasse donc.

Un autre indice valide la piste qu’il est un criminel confirmé : personne ne le cherche à par les clones du capitaine Altran.

Lorsqu’il avait découvert par les rumeurs que l’équipe 5 était à ses trousses, le jeune homme ne s’était pas vraiment inquiété. Quelques recherches discrètes n’avaient révélé que des mythes idiots. Mais Lynn lui avait alors expliqué une fois pour toutes qui étaient ces fameux clones : des policiers d’élites, des clones créés à partir de l’ADN des plus grands génies connus et élevés  en équipe pour devenir les protecteurs du système, l’ultime rempart face au chaos du monde. Et l’équipe 5 en particulier dépasse de loin le mythe : Becia l’ordinateur humain, capable de calculer chaque donnée instantanément, Crimian le fantôme, qui sait lire dans les pensées et changer d’identité en un éclair, Daraa la sorcière, à qui des pouvoirs paranormaux révèlent les clés du passé et de l’avenir, Eralise la louve, qui peut tuer un homme en une fraction de seconde, et enfin le terrible capitaine Altran, l’homme-qui-ne-lâche-jamais-sa-proie. Jamais.

Ils le traquent lui personnellement, ils ont fait passer son image dans tous les milieux avec la consigne : pas touche, on le veut vivant. Pourquoi lui ? Et pourquoi vivant ? Il doit avoir eu des informations qui les feront doucement ricaner lorsqu’il leur racontera son amnésie…

Il pourrait éventuellement se rendre. Et accepter de perdre le contrôle. S’en remettre à l’indulgence de ces super-héros de bande dessinées qui le jugeront pour ses crimes passés dont il ne peut même pas évaluer la gravité. Pas question.

Lynn lui a raconté qu’elle a déjà rencontré Altran dans le cadre d’une de ses enquêtes. En tant que capitaine et porte-parole, c’est lui qui négocie avec les autorités compétentes la mise en place de son équipe et sa liberté totale, sans compromettre la couverture des autres membres. Il n’avait que quinze ans et lui avait fait l’effet d’un gentil garçon un peu gauche et intimidé, qui regardait avec émerveillement le monde luxueux dans lequel les hasards de sa mission l’avait conduit. Le clonage est très sévèrement surveillé et les clones officiels doivent avoir une liberté identique à celle de tous les citoyens à leur majorité, donc le choix de poursuivre leur travail au sein des unités d’élites pour lesquels on les a créés ou de partir vivre leur vie à leur gré. Pour se faire rembourser un minimum du coût de création et d’élevage d’un clone, le gouvernement leur propose souvent des missions avant leur majorité, missions que conformément à la charte des droits de l’humain ils ont le droit de refuser, mais qu’un soigneux bourrage de crâne culpabilisateur maquillé en éducation leur fait souvent accepter. En rencontrant Altran, Lynn Dlera s’était dit que lui ne ferait pas long feu comme flic et que c’était probablement une erreur d’avoir cloné ce modèle. Il paraissait beaucoup trop tendre pour ce boulot.

Sauf qu’une semaine plus tard, l’équipe 5 avait achevé de démanteler le réseau de trafiquants de clones illégaux et de mutants humains qui en utilisant une secte réformiste avait corrompu entre autre les PDG de trois des plus grandes multinationales de l’hémisphère nord, quarante-six membres de différents gouvernements et cinq des dirigeants du projet des clones policiers. Ils avaient corrigé la situation sans le moindre remous dans le système, que ce soit au niveau des plus puissants comme à celui des plus faibles, arrêtant des pans entiers de crime organisé sans laisser derrière eux qui que soit ayant envie de reprendre la place des perdants. Lynn avait alors compris que si aucun d’entre eux n’avait relevé ses propres contournements de la loi, ce n’était pas parce qu’ils ne s’en étaient pas aperçus, mais parce qu’elle était un bien trop petit poisson pour eux.

Pour le moment, Lynn ignore que ces types en ont après Félix. Elle risquerait d’annuler leur marché, elle a l’air d’avoir vraiment peur d’eux. Lui aussi. Mais ça ne fait que le motiver davantage. Il veut devenir le maître du jeu.

La question suivante est : quel prix est-il prêt à y mettre ? Dans le passé il a visiblement accepté de vendre son âme, prêt à laisser tuer Lynn, et sans doute bien pire si les clones le recherche. Il a une seconde chance, peut-être donné par la culpabilité d’un cerveau malade, mais maintenant il peut ressentir son besoin d’être fier de lui aussi fortement que son ambition, sans faire entrer dans le calcul ce qu’il a déjà sacrifié. Il doit en profiter pour ne plus commettre les mêmes erreurs. Ne pas dépasser les frontières qu’il se fixe lui-même. Mais il ignore encore s’il en sera capable.

Il attend dans un luxueux fauteuil devant lequel de luxueux magazines sont posés sur une luxueuse table basse. L’hôtesse chargée de le faire patienter lui a offert du café, de la lecture, de la musique, et Félix est sûr qu’elle accepterait de lui masser les épaules s’il le lui demandait. On peut dire que M. Dlera ne le  fait pas entrer par la porte de service.

Au bout d’une demi-heure d’attente l’hôtesse disparaît une fraction de seconde avant que les immenses portes du luxueux bureau de Marwon Dlera ne s’ouvrent. Le jeune homme n’est pas impressionné pour un sou mais il admet que l’effet est bien rendu. Les jeux de lumière et le temps que mettent les portes à s’ouvrir rappellent les clichés que véhicule le cinéma sur l’entrée du paradis chrétien. Effet accentué par les petits angelots en stuc qui cachent habilement le système de sécurité du bureau. Il entre en faisant mine d’admirer la décoration pour mieux repérer les éventuels dangers. Il doit bien admettre que Lynn ne lui a pas menti : une fois dans ce bureau, il n’a aucune chance d’en ressortir vivant si le maître des lieux en a décidé autrement, le système de sécurité est sans faille.

« Vous avez des nouvelles de ma femme ? demande Marwon.

Pas de bonjour ni même de prenez un siège, cette impatience contraste avec le temps qu’il l’a fait patienter dans la luxueuse salle d’attente. Le jeune homme prend bien le temps de s’asseoir avant d’adresser un sourire innocent à Marwon. Il a envie de s’ajuster à nouveau à la situation pour copier l’attitude du bon élève de la classe. Ça ne lui apporterai rien mais il trouve drôle le décalage entre cette personnalité et les révélations fracassantes qu’il compte faire à Marwon. Il préfère tout de même ne pas tenter le diable et se comporter comme l’autre s’y attend. Pour le moment.

_ J’ai un message de sa part à vous transmettre.

_ Elle va bien ?

_ Oui.

_ Alors ? Qu’est-ce qui se passe ? Où a-t-elle disparue ? Et pourquoi ?

_ Je réponds à quelle question en premier ?

Marwon devient d’un rouge violacé presque instantanément. Félix retient un sourire. Il n’a pas réussi à s’en empêcher. Il décide de reprendre son sérieux, pose sur le bureau le cube-mémoire codé par l’ADN de Lynn et prouvant qu’il vient bien de sa part, se rassoit, croise les jambes et entame son rapport sur un ton professionnel à faire pâlir d’envie un secrétaire surdiplômé :

_ Votre épouse se trouve à présent dans une zone tenue top secrète pour sa sécurité, elle s’y est rendue de son plein gré et peut en partir à tout moment. Elle a échappé par miracle à une tentative de meurtre sur sa personne et pense en conséquent que son service de sécurité personnel ainsi que certains de ses proches ont été infiltrés par ses ennemis. Elle a donc engagé de nouvelles personnes pour veiller sur elle et trouver les traîtres avant de réapparaître. Certaines personnes essentielles pour la bonne marche de ses affaires ont été contactées. A présent c’est votre tour.

_ QUOI ? Et me dire qu’elle allait bien, c’était pas le plus urgent pour elle ? Franchement, parfois je ne sais pas ce qui me retiens de…

_ De vendre des infos concernant sa sécurité à des gens capables de vous apprécier à votre juste valeur ?

Retour du regard innocent. Il faut que je me contrôle, se reproche le jeune homme. Mais il a du mal. Il sait que son interlocuteur est innocent, pour ce crime-là au moins, il sait vers quoi chercher pour trouver ce qu’il a vraiment à se reprocher, et surtout il sait comment le manipuler d’un bout à l’autre. Certaines personnes sont des adversaires coriaces ou cachent bien leurs secrets au fond de leurs âmes. Pas Marwon Dlera. C’est trop tentant de jouer avec lui comme un chat joue avec une souris…

L’homme d’affaire frappe violemment son bureau du poing et montre des signes de colère, mais s’il est livide c’est de peur. Il sait très bien que si Lynn pense qu’il a quoi que soit à voir avec cette tentative de meurtre, il se retrouvera divorcé, viré, ruiné et à la rue en moins de temps qu’il n’en faudra à sa femme pour claquer des doigts. Voir pire, si elle pense que c’est lui qui a organisé l’affaire. Ce qui est impossible. Lynn a toujours pensé qu’il avait le talent d’organisation d’une huître et lui a donné un magnifique bureau pour qu’il s’amuse à jouer au patron, du moment qu’il ne mettait jamais le nez dans la bonne marche des véritables affaires.

_ Je n’ai jamais trahi Lynn ! hurle-t-il.

_ Peut-être pas de cette manière, mais il y a trahison et trahison, n’est-ce pas ?

Le jeune homme s’est levé et s’est mis à marcher dans la pièce d’une démarche féline. Même sa voix s’est faite ronronnante. Il s’approche du fauteuil-trône. Marwon a un mouvement de recul avant de se reprendre et de le foudroyer du regard. Sans s’en soucier le moins du monde, le garçon s’assoit sans façons sur le bureau et plonge un regard d’acier dans les yeux effrayés du pseudo-monarque. Il continue, sur un ton familier et apaisant qui invite aux confidences :

_ Il y a longtemps que votre couple n’est plus ce qu’il était, n’est-ce pas ?

Marwon sait qu’il s’avance sur un terrain glissant, mais il est tellement soulagé de ne plus être accusé d’avoir trempé dans l’assassinat qu’il embraye :

_ Oui, mais j’aime Lynn comme au premier jour !

_ Je n’en doute pas un instant M. Dlera. Mais je sais que c’est dur pour vous. Vous profitiez de la vie, sans rien demander à personne, et puis bang ! Une multimilliardaire s’entiche de vous, vous arrache à votre milieu, à vos amis, aux loisirs même que vous connaissez, et vous fait vivre dans le luxe mais au milieu de toutes les haines, de tous les complots, dans une tension atroce… Vous supportez tout ça jour après jour, par amour, sans pour autant recevoir le moindre remerciement pour votre sacrifice quotidien, comme si tous vos efforts étaient déjà récompensés par l’argent dans lequel vous nagez à présent… J’imagine comme il doit vous répugner, tout cet argent ! Et tous ces gens à qui vous ne pouvez jamais vous fier. C’est épuisant. Tout ça pour une femme qui prend à peine le temps de vous regarder à présent qu’elle vous a acheté comme un joli bibelot à mettre sur son bureau… »

Marwon veut protester, dire que c’est n’importe quoi, mais il n’arrive pas à détacher ses yeux de ceux de ce garçon qui paraît lire dans ses pensées. Il se demande vaguement s’il est en train de se faire hypnotiser. Ce ne sont même pas vraiment ses pensées, juste les excuses qu’il s’est répété jour après jour, jusqu’à se convaincre qu’il ne faisait rien de mal… A présent, susurrées comme autant de promesses par ce démon, elles lui paraissent si ridicules et pourtant si cruellement justes.

Il avoue sans aucun mal sa liaison avec une femme qu’il connaissait avant de rencontrer Lynn, une femme "de son milieu". Et quelques petits détournements de fond, aussi. Rien de bien méchant. Il a donné des emplois fictifs à plusieurs amis d’amis d’amis. Seule son infidélité intéresse le jeune homme qui tient ce qu’il est venu chercher : un levier efficace.

Il se lève du bureau et se rassoit sagement sur sa chaise, fermement décidé à arrêter ses petits jeux à présent. Il assure à Marwon que sa femme ne saura rien, si lui Marwon accepte de jouer le rôle qu’il va lui confier. Rien de bien méchant. Un petit peu d’espionnage industriel au sein des requins de la finance. Une bonne occasion pour lui de se venger de ce milieu et de reconquérir l’estime de sa femme. Marwon accepte sans se soucier du danger, décidé à en finir une bonne fois pour toute avec cet étouffant rôle de potiche auquel son mariage l’a confiné.

Mission accomplie.

Dans le petit appartement, Félix et Lynn profitent de l’absence de Mia pour faire le point. Plus précisément, la femme d’affaire alpague le jeune homme avant qu’il ne s’éclipse pour suivre Mia dans une soirée où il aurait parfait sa couverture de musicien rebelle et hyper-branché. Il ne sait plus où il a appris à jouer de la musique mais ça lui plait beaucoup. Sans oublier que personne ne se souvient de la fin de ces soirées-là et qu’il peut facilement s’éclipser et se renseigner auprès de certaines personnes sans que Lynn ne le sache, Mia lui servant d’alibi brumeux.

Mais ce soir Lynn veut faire un point précis et découvrir ce que le jeune homme lui cache depuis quelques temps. Elle est bien décidée à mettre le paquet. Le garçon est coriace en matière d’interrogatoire, mais elle aussi et elle a bien plus d’expérience que lui.

« Où en es-tu ? gronde-t-elle.

Félix sait qu’il pourrait l’attendrir avec une attitude qui ferait ressortir son jeune âge. Depuis bientôt deux semaines qu’ils se connaissent, Lynn y est toujours sensible, même si ça la fait enrager. Il préfère lui parler d’adulte à adulte, de professionnel à professionnel, au moins dans le ton.

_ Je vous ai transmis toutes les informations que j’ai récupérées. Il n’y a plus qu’à attendre que le piège fonctionne.

_ Au contraire, tu m’as caché beaucoup trop de choses. Tu es doué en esquive. Comment as-tu fait pour entrer aussi vite en contact avec mon mari et avec mon chef de la sécurité ?

_ Je me suis servi des informations que vous m’avez donné. Votre mari voulait de vos nouvelles, je lui en ai promis. Votre chef de la sécurité voulait de l’argent, je lui en ai promis aussi.

_ Comment tu as fait pour qu’il te croit ?

_ Je suis quelqu’un de convaincant.

_ Tu as découvert quoi ensuite ?

_ Je vous l’ai dit, je pense que la fuite vient de votre sosie Brachelle dont la mort n’est sûrement pas accidentelle.

C’est Lynn qui lui a donné le nom de la traîtresse. Elle a du mal à se retenir de crier :

_ Mais à qui elle en a parlé, nom d’un chien !

_ Je ne sais pas.

Lynn l’attrape par les épaules et le secoue. Normalement, elle garde son sang-froid dans ce genre de circonstances, mais le jeune homme a su avoir exactement le sourire et le regard je-m’en-foutiste qui la mettent hors d’elle.

_ Tu le sais forcément puisque tu es en train de lui tendre un putain de piège !

Elle se ressaisi et lui adresse un regard glacé.

_ Dis-moi qui tu soupçonnes et pourquoi. N’oublie pas que je te soutiens même si tu te bases uniquement sur tes intuitions. Tu as des intuitions fiables.

Sauf en ce qui concerne l’équipe 5, pense Félix. Il ne les a pas vu venir. Pour le moment, les nombreuses précautions qu’il prend semblent porter leurs fruits, mais il a peur qu’ils soient tout simplement en train de tisser leur piège dans lequel il tombera dès qu’il tentera de bouger. Il n’ose déjà plus aller dans les quartiers sécurisés et utiliser les transports en commun. Ils pourraient se cacher n’importe où. Crimian le fantôme pourrait être en train de le guetter à chaque seconde, suivant son enquête pas à pas, traquant la moindre preuve permettant de faire tomber un maximum de personnes avec lui. Le jeune homme ne sait plus pourquoi il s’est engagé dans cette course insensée pour retrouver l’assassin de Lynn, après tout même s’il le découvre il y en a une vingtaine d’autres qui attendent derrière, et cette femme n’est rien pour lui. A part qu’il lui a sauvé la vie. Il se dit qu’une fois qu’il saura tout de cette affaire, ce sera lui qui tirera les ficelles de Lynn et de son ennemi, et qu’un des deux lui offrira bien un moyen d’échapper aux clones. Mais rien n’est moins sûr et ça l’enrage.

_ J’ai cherché à qui votre mort profiterai et j’ai étudié leurs états d’esprit. Il faut une certaine tournure pour commettre un meurtre de cette manière. C’est moins qu’une intuition, c’est une idée très floue…

_ Vas-y.

_ J’ai plusieurs pistes.

_ Les noms.

_ Très bien. Sercléra, Amérti, Surfit, O’roule, Ramacha, Istakuju, Meyo, Scari, Mché’tala, Tiu, Upios…

_ Quoi ?

_ Et aussi Recjiro, Misa, Touya, Conney et Chen.

_ Tu soupçonnes la moitié des dirigeants de mes entreprises, mes deux enfants et deux de mes protégés !

_ Je me suis limité à ceux qui, après étude, me paraissent remplir le bon profil pour tenter de vous assassiner.

_ Absurde !

_ Ma foi…

Le jeune homme tente de profiter de la colère de Lynn pour s’éclipser mais elle le rattrape par le col.

_ Et ton piège, petit malin ? Comment est-ce que tu comptes trouver mon assassin là-dedans ?

Une pause, ou plutôt un silence menaçant, puis elle continue d’un ton lourd de sous-entendus :

_ Tente ne serait-ce que le début d’une esquive et je considérerait notre marché comme nul et non avenu. Les clones seront ravis d’avoir ton ADN à mettre dans leurs pisteurs.

Félix la regarde, puis baisse les yeux, laissant malgré tout échapper une petite flamme de colère de son regard. Qu’elle ne s’imagine pas qu’il veuilles  lui mentir, parce que c’est bien ce qu’il est en train de faire.

_ Je pensais vous vendre, dit-il d’un ton guindé.

_ Me vendre à eux ?

_ Tous ceux que j’ai abordé m’ont fait des propositions pour vous retrouver et les autres devraient en faire autant. Pour vous sauver, bien sûr. Ils sont tous disposés à vous cacher le temps de mettre la main sur votre assassin. D’ailleurs nous avons de nombreux enquêteurs privés aux fesses.

_ Tu es sûr que…

_ Ils sont faciles  à semer. Très facile. Emetteur implantés sous la peau pendant la poignée de main, recherche par caméras municipales, et même filature en chair et en os. Je les ai laissé sur place sans aucun mal.

Sauf les clones, pense Félix. Eux, il n’a pas vu un seul de leurs mouvements. Il a découvert, souvent au dernier moment, les méthodes que leur surveillance l’empêche d’utiliser. Ils savent sûrement qu’il se cache dans ce quartier, le seul endroit sans informatisation de la vie privée qui appartient à des gens assez riches pour que les policiers ne fassent pas de visites surprises à domicile. Ils le laissent passer le temps de comprendre exactement à quoi il joue. Après quoi ils refermeront la nasse et il sera définitivement pris au piège.

La seule idée des clones le rend paranoïaque et il déteste ça. Il ne se laissera pas piéger par sa peur, non, pas lui.

Il continue sans que la femme d’affaire ai repéré son hésitation :

_ Je vais organiser votre meurtre à nouveau et le leur proposer. Celui à qui ça plait devient mon suspect numéro 1. Simple.

_ Il faudrait que tu lises dans leurs pensée.

_ Je fais confiance à mon talent. Vous avez dit que vous lui faites confiance aussi.

_ Et bien que ton talent trouve mieux. Je sais qu’il n’y a pas que ça. Je sais que tu caches un autre plan dans ta petite cervelle tordue. Et je veux le connaître. Tout de suite.

_ J’ai appris des choses sur chacun d’eux et je vais les utiliser pour les emmener dans un coin discret. Ils viendront parce que je vais leur laisser croire qu’ils pourront se débarrasser de moi à ce moment-là. Et vous serez là.

_ Tu comptais m’y emmener comment ?

_ Persuasion. Tout sera mis en place pour votre effacement discret et efficace. Ceux qui appuieront sur le bouton rouge seront suspects.

_ A quel moment tu me trahis et tu me tues vraiment ?

_ Je vous laisserai vérifier que la mise en scène est sans danger et que le bouton n’est relié à rien.

_ Effectivement, c’est persuasif…

_ Maintenant, j’aimerai aller…

_ Mets-moi d’abord par écrit tout ce que tu as découvert sur eux, avec tes interprétations et tes fameuses intuitions.

_ Par écrit ?

_ Papier. J’aimerai avoir une trace très personnelle de tes recherches.

Et surtout une trace qui constituerai une preuve de son implication au cas où Lynn appellerai les clones à son secours. Peu probable mais on ne sait jamais. De plus, ce serait facile à détruire en cas de problème.

_ Bien. Je m’en charge immédiatement, Mme Dlera. »

Le jeune homme sait qui a utilisé la trahison du sosie de Lynn Dlera : un simple recoupement entre le profil psychologique adéquat (deviné par son obscur et si utile sixième sens), les comptes de la société espionnés par Marwon Dlera, les possibilités matérielles, les indices récoltés à l’ancienne. Il est parti du profil pour ensuite vérifier que le reste concordait et le reste concorde. Tout indique de plus qu’il ne tient là encore qu’une marionnette agissant pour le compte de quelqu’un de beaucoup plus puissant, quelqu’un pour qui la disparition de Lynn n’aurait été qu’une affaire au milieu d’autres affaires rapportant des milliards de crédit à chaque minute, le genre d’affaires demandant habilité, sang-froid et absence totale de la moindre empathie. C’est une impression générale, comme une marque que cette personne aurait laissé sur le pauvre O’roule, mais si le garçon parvient à prendre au piège le marionnettiste il aura alors un "ami" largement assez puissant pour échapper aux clones. Pas question de lui donner Lynn et il n’a pas l’intention de laisser quelqu’un comme ça continuer tranquillement ses petites activités, mais une chose à la fois. Pour le moment, le plus urgent, ce sont les clones. Altran en personne patrouille dans le coin, sans doute après avoir éliminé les quartiers semblables d’une dizaine de villes dans plusieurs pays de sa liste de zones suspectes. De nombreuses personnes seraient prêtes à le dénoncer. Il force son talent au maximum, presque jusqu’au point de rupture, pour repérer à l’avance des gens capables de faire le lien entre lui et les photos affichées sur les murs et surtout capables de le trahir. Il craint surtout quelqu’un de fiable mais observateur qui parlerai de lui à quelqu’un de non fiable qui irait le dénoncer contre une belle prime. Il sait que c’est possible. Les gens font confiance à n’importe qui.

Pour le moment, il parvient à passer les barrages de sécurité sans passer de test ADN, en tant qu’accompagnateur d’un groupe de jeunes rebelles fortunés. Mais ça ne va durer. En fait, étant donné le niveau d’impunité des clones, il est même étonnant qu’Altran et ses sbires laissent ce genre de choses continuer… c’est donc voulu dans leur piège.

Il ne doit pas non plus les imaginer tout-puissant. C’est exactement pour ça que des rumeurs tenant plutôt de la légende circulent sur eux, ils comptent là-dessus et il ne faut pas se laisser avoir comme ça.

Le jeune homme a préparé ce qu’il a pu, mais son plan est risqué, c’est un véritable quitte ou double, donc le double serait la victoire sur le marionnettiste et les clones, et le quitte serait sa propre mort plus ou moins douloureuse. C’est justement parce que les clones sont si proches qu’il n’hésite pas à tenter sa chance. Tout plutôt que de se faire attraper.

L’appartement est tout juste assez sombre pour mettre une ambiance angoissante, mais pas assez pour se cogner dans les meubles. Son propriétaire a le sens de la mise en scène. Félix apprécie. Il l’a aussi.

« Bonsoir, monsieur ?.. l’accueille une voix de femme calme et assurée.

_ Bond. James Bond, répond le jeune homme.

Un éclair dans les ombres de l’appartement, son interlocutrice a souri.

_ J’avais cru comprendre qu’on vous appelait Félix.

_ C’est un nom d’emprunt.

_ Je suppose que vous savez qui je suis.

_ Bien sûr que non. Vous avez un faux nom et vous m’avez donné rendez-vous à une adresse bidon pour pouvoir me jauger avant que je vous guide jusqu’à Lynn Dlera. Je ne distingue même pas votre visage. Et, plus important encore, je ne sais pas pour qui vous travaillez ni à combien de zéro ça se chiffre. »

La femme rit. A la voix, elle est plus jeune que Lynn, elle doit avoir une trentaine d’années. Elle a le sens de l’humour et se pense maîtresse de la situation. Le garçon l’a fait sortir de sa tanière en mettant un sacré coup de pied dans la fourmilière de son organisation, à savoir une bombe incendiaire devant les bureaux où selon O’roule (une fois correctement et un peu méchamment mis au pied du mur, O’roule était devenu très, très coopératif) elle gérait ses stocks. Il a envoyé un adolescent rebelle rencontré dans un bar pour placer la bombe sans prendre de risques lui-même, mais elle sait que c’est lui, il sait qu’elle le sait, et ils savent tous les deux qu’elle a prévu de se débarrasser de lui après lui avoir écorché la peau à la râpe à bois. Ou quelque chose dans ce goût-là.

Il espérait bien qu’elle tente quelque chose contre lui en personne et a agité l’appât de Lynn assez maladroitement pour qu’elle s’imagine pouvoir le manipuler sans mal. Dans ce genre de jeux il sait très bien se faire sous-estimer avant de porter le coup fatal. Evidemment, il est seul avec elle, sur son terrain à elle, entouré de ses hommes à elle, sans le moindre levier fiable pour le moment où elle en aura assez de jouer avec lui et lèvera le masque. Ce qui n’est pas une situation confortable.

La femme se fait appeler Pam Rosewood et a sans doute assez de crimes à son actif pour faire passer le jeune homme (quoi qu’il ai commis de son coté) pour un enfant de chœur. S’il arrive à avoir pression sur elle, les clones ne lui poseront plus le moindre problème. Il lui sourit aussi. Exactement le même sourire qu’elle. Des sourires de requins. En dehors de toutes ses implications, la scène l’amuse énormément. Il se sent dans son élément, deux professionnels en train de mentir, jouant leurs vies sur des sourires comme ils auraient parié au poker le nombre de balles qu’ils mettraient dans leurs revolvers avant de s’entretuer. C’est sans doute une des raisons qui a fait de lui un méchant, il aime cette montée d’adrénaline qui shoote juste assez pour que les savants calculs de la raison aient un goût unique, doux comme le tranchant d’une lame. Il se marre. Le combat est beau à voir et il a tout misé sur le challenger.

« Je suis Pam Rosewood et c’est moi qui vais m’occuper de Mme Dlera.

_ Parfait. Sauf que ça a changé.

Ne pas paraître suffisant. Félix ne veut pas passer pour un imbécile, juste lui faire croire qu’il est légèrement moins intelligent qu’il l’est vraiment, en espérant que l’effet de surprise suffise.

Pam montre un léger étonnement convenu. Peut-être même va-t-elle jusqu’au hausser un sourcil, c’est dur à dire dans le noir.

_ Et quel est le nouveau plan ?

_ Je suis à vendre.

_ Pourquoi ?

_ Parce que ça rapporte et que j’ai les clones aux fesses.

_ Deux excellentes raisons pour vous, M. Bond. Qu’est-ce que moi ou mes employeurs y gagneraient ?

_ Déjà, laissons tomber les masques, vous voulez bien ? On parlera plus confortablement. Vous ne voulez pas Dlera pour la sauver de ses mystérieux ravisseurs mais pour la tuer, ce qui aurait d’ailleurs été fait depuis longtemps si je ne l’avais pas enlevée à mon tour. Je sais que votre employeur a intérêt à ce qu’elle meurt parce qu’ainsi la partie pharmacologie d’O.N.I. serait dirigée par O’roule, un charmant garçon qui vous est tout dévoué. Vous avez donc intérêt à m’employer parce que je suis quelqu’un de doué et de tout disposé à être dévoué aussi, et pour pas cher si on me débarrasse des clones.

_ C’est pour ça que tu as enlevé Dlera ? demande Pam sur un ton menaçant.

A présent que le jeune homme a laissé tombé une partie du masque, elle a du mal à cacher sa colère – et elle est bien le genre de personnes dont la colère est extrêmement douloureuse. Mais elle ne lui avoue pas que c’est bien elle qui dirige la très officieuse Armée A, branche criminelle et vitale d’un complexe financier international très actif depuis la dernière enquête de l’équipe 5, et n’ordonne pas à ses hommes de l’exécuter. Autrement dit, elle est en train de le faire travailler pour elle à l’essai, lui accordant pour commencer le droit de continuer à respirer alors qu’il en sait beaucoup trop long pour son propre bien et qu’il lui a fauché sa proie. Dans le crime comme dans toutes les sociétés, un cerveau bien formé et forcé d’obéir est un atout qui ne se néglige pas.

_ Si je ne l’avais pas enlevée, je n’aurais jamais su pour qui je travaillais et je n’aurais jamais pu remonter assez haut pour me trouver un protecteur assez puissant. Pourquoi croyez-vous que j’ai accepté de participer à cette petite opération comme un simple employé ? Je peux faire mieux.

_ Comme quoi ?

Pam s’est rapprochée du jeune homme. Il pense qu’un homme tapi dans l’ombre est sans doute en train de braquer une arme sur lui, prêt à le tuer au moindre mouvement suspect. Il ne quitte pas des yeux les yeux de son interlocutrice.

_ Je suis quelqu’un de très… convaincant. C’est mon talent. »

Et ça marche. Il a dit ce qu’il fallait, sur le ton qu’il fallait, il a créé un personnage tel que Rosewood l’accepterait, ET ÇA MARCHE !

Il continue parce qu’une femme pareille ne se rend pas si vite, il lui décrit ses exploits réels et imaginaires, explique ses possibilités, mais il sait que le petit déclic a eu lieu, qu’elle a décidé de lui laisser sa chance, il l’a senti et donc en est sûr. Il a gagné.

Lorsqu’ils se séparent, Félix ne sait toujours pas comment il compte continuer à protéger Lynn alors qu’il doit la livrer dans les deux heures à un endroit convenu, mais il se fait confiance pour trouver un plan et gagner du temps. Au pire il improvisera. En tous cas, quoi qu’il ai pu être, maintenant il est prêt à tout pour ne jamais renier ses principes, prêt à mourir plutôt que de se laisser plier aux dures nécessités de la réalité.

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Commentaires
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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