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Ecriveuse en herbe
1 juillet 2007

Quitte ou Double ***** (suite)

C’est lorsqu’il sort de l’immeuble où Pam Rosewood lui a donné rendez-vous que le bâtiment est pris d’assaut par une véritable mer de policiers. Il n’a que le temps de se barricader à l’intérieur avant de s’enfuir vers les étages, vers un cul-de-sac évidemment, Pam est assez paranoïaque pour que son appartement ait une autre sortie mais personne ne le laissera y avoir accès. Il est pris au piège.

Quitte.

Non, ça pas question.

Il sonne à toutes les portes. Il n’y a quasiment que des bureaux dans cet immeuble et ils sont tous déserts, mais en face de l’appartement de Rosewood il y a une série de studios. De l’un d’entre eux émerge un homme assez jeune qui le regarde comme s’il débarquait tout droit de la lune, ce qui est bien la dernière des préoccupations de Félix en cet instant. Sans hésiter il braque son arme vers le visage émacié de l’autre et l’oblige à venir avec lui. Jusqu’au toit de l’immeuble. Là-haut il sera en position de négocier.

Quelque part au fond de sa conscience une petite voix lui dit qu’il aggrave son cas, qu’avec un simple otage il n’a pas la moindre chance d’échapper à l’armada d’uniformes qui cerne l’immeuble, qu’il ne sait même pas ce que les clones lui reprochent, qu’il ferait mieux de se rendre et d’être sage. Cette voix est noyée par la rage d’avoir échoué. Aussi risqués que soient ses plans, ils ont toujours réussis, ils doivent toujours réussir !

Une fois de plus il tente le tout pour le tout. Tant qu’il lui reste une chance même sur cent millions, il n’a pas encore perdu.

Arrivés sur le toit, Félix et son otage sont accueillis par les projecteurs du stationneur qui les survole. Le garçon montre bien son arme. Une voix retentit, électroniquement amplifiée, sans doute celle d’Altran :

« Relâchez votre otage et rendez-vous !

Le kidnappeur ricane. Il crie :

_ Laissez-moi passer et je le relâche !

Silence (tout relatif, meublé par le hululement des sirènes et le ronronnement du moteur) du stationneur. Puis la proposition inattendue :

_ Acceptez-vous d’échanger votre otage contre le capitaine Altran ?

Félix est plus que méfiant de nature et il cherche immédiatement le piège. C’est trop beau pour être vrai. Mais sa situation est désespérée, pouvoir parler directement au terrible chef de l’équipe 5 ne peut qu’augmenter ses chances de parvenir à manipuler son monde et à s’en sortir, sans oublier qu’il préfère de loin tenir Altran au bout de son laser qu’un pauvre malheureux qui ne lui a jamais rien fait.

_ J’accepte ! »

L’otage en pleurerai de soulagement. Son cauchemar a duré moins de cinq minutes mais il s’en souviendra toute sa vie.

Le stationneur se place exactement à la verticale du toit. Une plate-forme en descend en lévitant, le grand luxe. A son bord, comme prévu, un seul homme, le capitaine Altran. La plate-forme se pose. Avant d’en descendre Altran montre qu’il n’est pas armé. Bien sûr ça ne veut rien dire, il pourrait cacher n’importe quoi sur lui, il faut un scan pour déceler les armes de pointe que les clones policiers ont sûrement à foison. Tant pis. Le jeune homme lui fait signe d’avancer.

Pour chaque pas que fait Altran en avant, l’otage en fait un vers la plate-forme. Lorsqu’il estime être assez près il finit le trajet en courant, tremblant de tous ses membres. La plate-forme retourne immédiatement au sein du stationneur qui s’éloigne. Les mains en l’air, Altran regarde Félix d’un air furieux. Enfin le stationneur est parti, personne ne peut les voir ni les entendre, il baisse les mains et s’écrit :

« Bordel Chat mais à quoi tu joues ? Je me suis fait un sang d’encre !

L’amnésique est pétrifié. En un éclair il repasse la phrase dans sa tête, l’intonation, l’attitude, sans parvenir à autre chose que deux théories évidentes : soit le féroce, l’implacable capitaine Altran est réellement de son coté, soit il est en train de le manipuler en sachant pertinemment qu’il a perdu la mémoire.

S’il le manipule, alors c’est un maître dans un art où Félix ne serait qu’apprenti. Il a vraiment l’air d’un gentil garçon, dont l’uniforme un peu débraillé indique plus de maladresse que de rébellion contre le système, il foudroie l’autre du regard pour lui faire un reproche et surtout cacher son soulagement, il n’a pas peur de l’arme que Félix braque sur lui. Il lui fait signe nerveusement de l’écarter en disant :

_ Et enlève-moi ce truc de sous le nez tu sais bien que je déteste ça !

Mais c’est d’un accident qu’il paraît avoir peur, pas du jeune homme. Apparemment il est persuadé que l’autre ne lui tirera jamais dessus. Oui, si c’est un menteur, c’est le plus extraordinaire menteur que Félix ai jamais rencontré. S’il se fiait uniquement à  son sixième sens, il dirait même que c’est une personne parfaitement digne de confiance. Ce qui est absurde : il ne peut avoir confiance en personne et certainement pas en un flic.

_ Gardez les mains en l’air, capitaine.

Pour la première fois Altran regarde vraiment son adversaire. Ce qu’il voit n’a pas l’air de lui plaire. Il sort alors son regard de flic.

_ Chat, qu’est-ce que tu es en train de faire ? Où tu étais ? Et pourquoi ?

_ Je ne sais pas, moi… Comment vous m’avez retrouvé ?

_ L’enlèvement de Lynn Dlera. C’était trop parfait, toutes les caméras de sécurité ont mis les images à la poubelle puisqu’il n’y avait aucune violence. C’était signé Chat.

_ ARRETES DE M’APPELER CHAT ! DONNES-MOI MON PUTAIN DE VRAI NOM !

Altran a les mains en l’air, il regarde le garçon qu’il appelle Chat d’une façon étrange, blessé mais compatissant, perdu mais cherchant d’abord à aider. Ces façons de bon samaritain excèdent l’autre qui envisage très sérieusement de lui tirer dessus – pas une décharge mortelle, mais une bonne dose paralysante – pour le décider à cracher enfin son nom, ce fameux nom qui est la clé de tout ce qu’il a perdu.

Le capitaine dit simplement :

_ Crimian. Ton nom officiel est Crimian, clone C de l’équipe 5 de surinspecteurs, et dans les rues on t’appelle le Fantôme. Entre nous tu as toujours préféré qu’on t’appelles Chat. Je peux baisser les mains maintenant ?

_ Non. C’est des conneries. C’est n’importe quoi. 

_ Tu es amnésique ?

_ Ta gueule !

L’affolement gagne Chat qui repasse en revue tout ce qu’il sait et trouve les détails qui collent et ne collent pas. Il n’est pas un criminel. Juste un policier traître. Si ce que dit Altran est vrai. Ça paraît vrai. Qui peut savoir avec les clones ?

_ Si je suis un flic, pourquoi vous me pourchassez comme ça ?

_ Tu as disparu sans qu’on sache pourquoi ni où. Enfin, ça t’arrives souvent, on a cherché discrètement, mais là ce n’était pas comme d’habitude. C’était comme si tu n’avais pas prévu de partir. J’ai pensé que tu étais allé infiltrer un groupe sans nous prévenir et que quelque chose avait mal tourné. C’est ton job dans l’équipe, l’infiltration. Mentir, manipuler, tout ça.

_ Pourquoi je n’aurais pas prévenu ?

_ Quand c’est trop dangereux et que tu sais que je te l’interdirai, tu y vas et tu me met devant le fait accompli. Mais d’habitude tu laisses des indices derrière toi pour qu’on te retrouve. Pas cette fois. En tous cas, j’ai préféré que le public ne sache pas que tu es surinspecteur, ça aurait été dangereux pour toi.

Chat tourne autour d’Altran, gardant toujours l’arme pointée sur le capitaine. Il l’observe en rôdant, prêt à déceler la moindre faille dans son comportement qui donnerai un indice, l’absence de faille étant un indice en lui-même.

_ Qu’est-ce qui prouve, gronde-t-il, que je ne vous ai pas tous trahi pour me faire du fric ?

Si vraiment le capitaine ne ment pas, alors il déteste cette seule idée, Chat le sent et insiste sadiquement. Il veut que l’autre lui prouve qu’il n’a pas fait ça, qu’il n’est pas assez ignoble pour faire ça, et il veut lui faire mal pour exorciser sa peur, garder le contrôle sur ce que ressent son interlocuteur, c’est sa force.

_ Vous me dites, continue-t-il, que je suis un putain de menteur et de manipulateur, que je me sens comme un poisson dans l’eau dans la mafia, que je disparaît souvent sans qu’on sache où et que vous ne savez que ce que je veux bien que vous sachiez. C’est plutôt suspect, non, capitaine Altran ?

_ Arrête de me parler comme ça ! – Altran est au bord des larmes et crie comme un enfant – Arrête de me parler comme ça et arrêtes de dire des choses aussi horribles ! Bon sang, on est nés ensembles, on a grandi dans la même équipe, on se supporte depuis dix-sept ans, tu es mon meilleur ami et j’espérait bien être le tien, comment tu peux imaginer que je ne te fasses pas confiance ? Jusqu’à la mort, Chat ! Je m’en fiche du chef et de tous les crétins à qui tu fais peur, c’est normal qu’ils aient peur, tu t’amuses à leur faire peur, mais moi j’ai confiance en toi, je ne sais pas pourquoi tu as perdu la mémoire mais je ne te laisserai pas tomber, et les filles non plus !

Chat ne dit rien. Il doute.

Il ne sait pas ce qui motive Altran et ne peut pas le manipuler. Ni lui faire confiance.

Il ne baisse pas son arme.

_ Ça, dit-il, c’est ce que vous dites.

Le vouvoiement, encore une fois, pour montrer qu’il ne le croit pas, comme si c’était un clou qui n’était pas assez bien enfoncé. Altran paraît bouleversé puis se ressaisit. Il est en colère. Pas une colère masquant des reproches et du soulagement comme au début, une véritable colère intérieure, qui le fait paraître plus adulte, plus fort, plus implacable. Il ressemble enfin au capitaine de l’équipe 5. Il a pris une décision.

_ Ecoute-moi, foutue tête de mule paranoïaque, je vais te prouver ce que je dis puisque amnésique ou pas tu es toujours aussi ouvert qu’un coffre-fort de la N.S. Bank ! Je vais écrire ce que tu vas faire dans les cinq minutes, tu le liras après et tu verras bien que j’ai raison. »

N’importe quoi, pense Chat qui le laisse agir puisqu’il ne peut pas faire grand-chose d’autre, ils sont dans l’impasse tous les deux. Altran sort de sa poche, très lentement puisqu’il est menacé d’un laser – mais il fait ça pour jouer le jeu, il n’a toujours pas peur que Chat lui tire dessus – un papier et un stylo. Des matériaux rares qui tombent trop bien au goût de Chat qui en d’autres sur lui et les lui envoie. Au cas où. Altran s’exécute sagement, ce n’est pas long. Puis il pose le papier par terre, met le stylo dessus pour ne pas qu’il s’envole, et recule. Toujours en gardant les mains levées.

Il recule vers le rebord de l’immeuble. Il n’y a plus de grillage depuis la généralisation des pilules anti-suicide. Juste une petite marche en béton sur laquelle Altran monte négligemment, regardant toujours Chat qui s’est rapproché malgré lui. Les deux garçons se regardent droit dans les yeux, un dernier défi plein de doutes et de colère pour Chat, de détermination et d’attachement pour Altran qui lui sourit. Et fait un ultime pas en arrière.

Il tombe dans le vide.

En une fraction de seconde Chat lâche son arme et se jette sur lui, atterrissant durement à plat ventre sur le rebord, la main tendue… juste à temps pour la refermer sur les doigts du capitaine qui utilise le bras de son ami pour remonter sur le toit. Chat accélère le mouvement en attrapant Altran par le col avec son autre main et le hisse jusqu’à lui. Quand enfin ils sont en sécurité tous les deux, Chat lui donne une gifle en criant : « A quoi tu joues, espèce de crétin ! »

Altran s’assoit comme s’il ne s’était rien passé. Chat s’éloigne et reprend son arme. Puis il prend le papier. Il le lit.

Quand je tomberai tu vas me ramener sur le toit, me gifler et me traiter de crétin ou équivalant.

"Me traiter de crétin ou équivalant"… il faut des années de dressage pour formater quelqu’un à parler comme ça. Chat est bien obligé d’admettre que sur un point au moins Altran ne se moque pas de lui. Il le connaît, amnésie ou pas, il le connaît même mieux que le jeune homme n’a réussi à se connaître.

Et ça veut dire aussi que le laser est inutile. Il ne tuera pas l’homme qu’il n’a pas réussi à laisser mourir. Il n’a pas eu le temps de réfléchir ni de calculer, tout s’est passé en un éclair. Il n’est toujours sûr de bien être le Crimian de l’équipe 5, le Chat fantôme, mais il est sûr de ne pas être un assassin comme Rosewood.

Chat baisse son arme. Il est complètement perdu.

« Maintenant, dit Altran, viens avec moi. On rentre à la maison. On va trouver ce qui t’es arrivé et te soigner.

_ Je crois, articule lentement Chat, que je suis devenu fou.

_ Mais non, mais non. C’est ton état normal ça. Un peu spécial, mais pas de quoi faire une amnésie non plus.

_ Alors comment je suis arrivé là ?

_ C’est ce qu’on va trouver. Viens. Les filles aussi sont très inquiètes pour toi.

_ Les filles… Becia, Daraa et Eralise ?

_ C’est ça. Miss B, Darinette et Liseron. C’est comme ça que tu les appelles.

Il a une histoire avec ces gens, des gens dont il ne se rappelle même pas les visages. C’est ça qu’il cherche depuis le début. Mais ce sont des clones-flics, et il serait un lui-même… Ce n’est pas une famille ça.

Et même si s’en était une il ne peut pas lâcher le morceau comme ça, confier son sort à un autre.

Altran a l’air de suivre son raisonnement. Il demande doucement :

_ Chat… tu as peur de nous ?

_ Bien sûr ! Je n’ai pas le moindre moyen de vous échapper !

_ Très bien. Dans ce cas, tu n’as qu’à partir.

_ Quoi ?

_ Ça ne sert à rien de t’obliger. Maintenant que tu sais qui tu es et que nous on sait que tu vas bien, on arrête de te courir après. Quand tu changeras d’avis, tu connais notre adresse.

_ Non.

_ Demande dans n’importe quel commissariat. L’équipe 5.

_ Alors c’est tout ? Où est le fameux capitaine Altran, l’homme qui ne lâche jamais sa proie ?

Altran lui envoie un regard qui se veut méchant mais manque de pratique.

_ C’est toi, dit-il, qui a répandu cette rumeur. Dans l’équipe moi je me charge des compromis. C’est toi qui ne lâche jamais ta proie. Toi et Eralise. Quand vous êtes sur le terrain tous les deux vous prenez des risques de malade mais vous remplissez toujours votre mission.

_ Et de me laisser partir c’est un compromis ?

_ On continuera à veiller sur toi. Tu traînes avec des gens très dangereux, Chat, mais je suppose que tu vas me dire que tu gères et que c’est ton problème ?

_ Oui. Je gère et c’est mon problème.

_ Si tu changes d’avis, n’oublie pas que tu n’as qu’à appeler au secours.

_ Sauf si je vous glisse entre les doigts. J’ai un talent et de l’expérience, je peux choisir de mener la vie qui me plait, qu’est-ce qui te fait croire que je vais choisir de retourner chez les flics ?

_ Tu n’es pas capable de faire le mal, tout simplement. Pas si ce n’est pas dans un but final louable. Tu reviendras.

Chat a mis ses mains dans ses poches. Durant toute la conversation il s’est battu à nu, sans personnalité derrière laquelle se cacher et il s’en est mieux sorti qu’il ne le pensait. Altran aurait pu lui faire très mal et il ne l’a pas fait. Et maintenant…

_ Tu vas remballer ta flicaille ?

_ Oui. Tu pourras sortir sans problèmes.

_ Comment tu vas expliquer ça ?

_ A eux, je dirais que c’est un ordre prioritaire. Je dirais à mes chefs que tu t’es enfui. Ils te connaissent assez pour te croire capable de tout, surtout de l’impossible.

_ Bien. »

Chat se détourne. Il guette l’ombre du stationneur, là en bas, à terre. Altran s’en va tout simplement en prenant l’ascenseur. Pas d’au revoir. Ils ne se quittent pas vraiment. La liberté que lui accorde Altran n’est qu’une laisse un peu plus longue, ils continueront à le suivre. Au moins Chat sait beaucoup de plus de choses à présent, assez de choses pour faire son choix véritablement, assez de choix pour devenir fou s’il ne l’était pas déjà. Il aurait préféré qu’Altran l’emprisonne. Au moins tout aurait été clair, il aurait cherché à s’évader, et puis voilà. Mais Altran le laisse libre de retrouver Pam Rosewood et de lui livrer Lynn Dlera, ou de tout dénoncer à Lynn et de lui demander sa protection, ou de tout laisser tomber et de partir ailleurs, pour une autre vie. Une vie qui ne lui demanderai pas de renier cette part de lui qui lui a fait épargner une inconnue et sauver la vie d’un flic. Il ne veut pas renier cette part. Mais il ne veut pas non plus abandonner, laisser les circonstances, le monde, le destin, Altran, décider quoi que ce soit pour lui, il ne le supporterai pas.

Lorsque les policiers s’en vont, Chat est encore sur le toit.  Il réfléchit.

Longtemps après que les étoiles soient apparues dans le ciel, Chat est encore sur le toit. Il dort.

Sa décision est prise à présent.

Ils l’ont analysé de tous les cotés. Ils connaissent le moindre détail de sa vie, lu directement dans son cerveau. Et pourtant pas un seul membre de l’équipe neuro-chirurgicale hors de prix d’Alma (autre petit nom de Pam Rosewood) n’a réussi à guérir son amnésie. A présent les spécialistes hésitent à le valider ou non : rien dans leurs test n’a révélé si ce fameux Chat, ex-flic encore dans les limbes floues séparant les justiciers des assassins, sera oui ou non un bon partenaire pour l’Armée A. Etant donné que des gens puissants et susceptibles les payent pour savoir ça, ils trouvent la situation très déplaisante. Chat fait pencher la balance en sa faveur en adoptant le profil du partenaire idéal et surtout capable de se montrer généreux envers ceux qui donneraient un précieux coup de pouce à sa carrière.

« Ce qui me gêne, marmonne l’un des membres de l’équipe (avec leurs blouses blanches et  leurs masques sur la bouche, Chat est incapable de les reconnaître), c’est ce réflexe de sauver Altran.

_ Justement, c’est un réflexe ! Vous pensez vraiment que je sois le genre de gars à écouter ses réflexes quand un beau paquet est en jeu ? Ou la confiance de mes chefs ? Sérieusement ?

_ Et le refus de l’autorité…, marmonne un autre (ou peut-être le même)

_ Je suis créatif, ça fait partie de mes compétences. Je suis capable d’obéir.

_ Ce n’est pas ce qu’indique ceci…

_ Je suis sûr que les chefs en tiendront compte en me confiant des missions. Si on me laisse faire à ma manière, admettez que je suis un allié en or. »

Encore quelques marmonnements et oui, ils l’admettent. Sous le pseudonyme d’Elliott, le surinspecteur Crimian rejoint officiellement la branche la plus active de l’Armée A. A condition bien sûr qu’il déjoue la surveillance des clones, amène Lynn Dlera à l’endroit indiqué et la tue de ses mains. Analyse mentale ou pas, Falor – son supérieur direct si jamais il réussit – croit aux bonnes vieilles méthodes de "faire ses preuves".

Chat retourne chez Mia. Lynn n’est pas au courant de plus de détails que la dernière fois et elle le suit sans mal lorsqu’il lui dit que la mise en scène est prête et n’attend plus que son actrice principale. Il prend même la peine de dire adieu à Mia et de la remercier pour son hospitalité. Il lui laisse en cadeau des morceaux de musique soigneusement sélectionnés.

Maintenant que les barrages sont levés et les avis de recherche effacés il n’a pas trop de mal à semer l’équipe 5 (utilisant pour ça deux voitures volées, un couple acceptant de les prendre en stop, les égouts, un virus informatique dans les satellites de télésurveillance gentiment installé par un ami et un bouclier d’onde protégeant des pisteurs à ADN emprunté à un policier en service). Il sait qu’en acceptant de lever les recherches Altran a pris ce risque qu’il leur file entre les doigts et qu’il l’a pris sciemment puisqu’il connaît très bien Chat et ses méthodes. Le jeune homme s’est juste donné la peine d’utiliser la manière forte là où la douceur aurait marché afin de ne pas laisser une piste de "coups parfaits". Tout indique que les clones ne remonteront pas jusqu’à lui.

Il se demande parfois de qui il peut bien être le clone, s’il croisera son original au détour d’une rue, si son modèle a été choisi pour le clonage à cause de ce talent si précieux ou si on lui a greffé ce sixième sens à la suite d’une expérience plus ou moins légale. A part ça il évite de penser à son passé tel que l’a évoqué Altran, surtout à l’idée que tout ce qu’il connaisse comme famille soit l’équipe 5. Il ne veut pas laisser des souvenirs imaginaires influencer ses décisions.

Il a dans sa poche une paire de menottes bioniques. Une fois arrivés il les passe aux poignets de Lynn avant qu’elle ait eu le temps de protester. Elles sont créées pour agir directement sur le métabolisme. Celles-ci sont réglées sur "abrutissement" – la femme d’affaire peut toujours marcher et même comprendre des ordres simples, mais son cerveau est enveloppé dans un cocon chimique qui la rend aussi réceptive au monde qui l’entoure que si elle n’avait pas dormi depuis une semaine. Il la tient par l’épaule et elle le suit docilement. Ils sont entrés dans la cour d’un immense complexe hôtelier luxueux. C’est dans la cave que l’affaire doit se régler une fois pour toutes. Si Chat avait eu son mot à dire, il leur aurait conseillé de laisser tomber les caves et les trous à rat, ça fait trop cliché et c’est mauvais pour l’image. Même si une fois sur place il doit admettre que l’endroit ressemble davantage à un centre d’entraînement de la NASA qu’à une cave et n’a vraiment rien d’un trou à rat.

Il passe encore deux tests, l’un mesurant ses intentions belliqueuses, l’autre s’il dit la vérité lorsqu’il raconte tout ce qu’il a fait pour semer les clones. Ils sont satisfaisants. L’un des soldats A veut prendre en charge sa prisonnière mais il refuse tranquillement, expliquant que c’est son test d’entrée, qu’il n’est encore qu’à l’essai. Le soldat rit puisque Chat est autorisé à aller dans une zone où lui-même n’a jamais mis les pieds, le saint des saints, réservé à l’élite de l’Armée A et à leurs contacts haut placés. Tous ceux qui le croisent trouvent tout à fait normal qu’il soit recruté à de hautes fonctions dans leur organisation. Il a l’air tellement assuré et impitoyable, on sent dans son attitude une force brute à peine tempérée par une intelligence froide et presque inhumaine. Quoiqu’en disent les tests, les soldats seraient incapables de croire qu’en ce moment Chat lutte contre lui-même, à moitié mort de peur.

Il entre en tirant Lynn doucement derrière lui.

Ils sont six à le fixer. Pam Rosewood est parmi eux. La porte blindée se referme derrière Chat et sa prisonnière.

« Je pense que vous avez mal compris, grince un homme sec vêtu de gris. Personne ne vous a demandé d’exécuter votre prisonnière sous nos yeux – vous auriez dû faire votre sale boulot ailleurs. »

Chat le regarde, puis il regarde chaque personne dans la pièce, droit dans les yeux, l’un après l’autre. Il paraît perdu dans ses pensées.

Il a dans la poche une petite bille noire qui une fois déclenchée dispense un gaz soporifique très puissant. Personne n’aurait rien pu dire contre cette présence dans sa poche. Après tout, il tente des choses dangereuses avec des gens dangereux, il faut bien qu’il sache se défendre.

Par contre ses interlocuteurs auraient sans doute beaucoup à redire contre la présence, dans son autre poche, d’un neuroscan semblable à celui qui a sondé ses maigres souvenirs dans l’autre laboratoire. C’est d’ailleurs là qu’il l’a volé. Cette petite machine se branche directement sur la moelle épinière pour informatiser chaque instant vécu par une personne et a valeur de preuve pour la police.

La petite bille noire tombe au sol et rebondit. Trois fois. Elle clignote en rouge – signe qu’elle est déclenchée et envoie en ce moment même un paquet de personnes tout droit au pays des rêves. Chat se met alors au travail.

Evidemment, pense-t-il tandis que les balles crépitent à l’extérieur, que six ennemis mortels tentent de se détacher à l’intérieur et que Lynn (toujours menottée mais qui est sortie de sa transe chimique à l’heure programmée) lui promet un sort pire que la mort pour l’avoir traînée dans cet endroit, évidemment c’était sans doute trop demander aux dieux, au destin, à la chance et au hasard de réussir ce dernier coup. Ou plutôt, c’était trop demander à Altran. Oui, il avait promis que Chat n’aurait qu’à appeler au secours s’il se trouvait en mauvaise posture, oui il avait bien dit qu’il le retrouvait d’habitude grâce aux indices qu’il laissait derrière lui, mais tout de même, cacher son lieu de rendez-vous dans les paroles des chansons laissées à Mia, c’était visiblement trop tiré par les cheveux. Dommage. Il avait enfin choisi son camp et ramenait un beau cadeau à toute l’équipe 5, histoire de se faire pardonner sa fugue. Bien sûr ce n’est pas la seule raison, mais il l’aurait présenté comme ça.

Au lieu de ça il va mourir dès que le blindage sera percé. Il a pris trop de risques, trop souvent. D’accord, tant qu’il est vivant, rien n’est vraiment perdu. Mais les choses ont vraiment pris une très, très mauvaise tournure.

Silence au-dehors. Quelqu’un a sans doute pris le temps de connecter deux neurones et pensé à aller chercher du matériel de cambriolage pour percer le blindage de la pièce. Quelques grincements le font pencher en faveur de cette hypothèse. Machinalement il s’écarte de l’endroit où il s’appuyait histoire de ne pas se prendre un éclat de métal dans la tête. Lynn ne dit plus rien. Elle a volé une arme à l’un des endormis – peut-être même Rosewood en personne – et paraît déterminée à ne pas mourir sans combattre, à moins qu’elle n’ai l’intention de lui mettre un tir de laser dans la tête. Elle le craignait et à présent en est sûre, il est fou.

Lui aussi s’est posé la question et quoiqu’en dise Altran, il a bien peur qu’elle ait raison.

La porte s’ouvre ou plutôt explose. Les tirs reprennent de plus belle. Mais aucun ne touche l’intérieur de la pièce.

Montée sur la foreuse géante qui a miné la porte blindée, une jeune fille leur tourne le dos tout en tenant en respect leurs assaillants. Elle porte d’immenses lunettes noires démodées. Elle tient dans une main un fusil capable de détruire un char d’assaut. Et dans l’autre un revolver à projectiles paralysants. Le genre de flingues qu’on donne aux policiers pour qu’ils arrêtent les suspects sans les tuer. A voir la scène d’apocalypse devant elle on ne croirait pas qu’il a servit, mais si, elle mitraille d’une main les objets, de l’autre les gens, arrêtant l’Armée A sans faire une seule victime.

« Eralise ? demande Chat.

La jeune fille rit et dit :

_ T’as vraiment perdu la mémoire p’tit minou !

Elle s’interrompt le temps d’envoyer au paradis des lasers une série d’armes qu’elle fait sauter des mains de ses assaillants, puis elle lui envoi une machine de la taille d’une balle de tennis en disant :

_ Tu te souviens comment on se sert de ça ?

_ Oui.

_ Le mur derrière, s’il te plait.

Chat déploie l’engin en quelques secondes et fixe les cinq capteurs sur le mur, après quoi il recule précipitemment et Lynn (stupéfaite d’être encore vivante) en fait autant.

_ Ça mène où ? demande le jeune homme.

_ Aucune idée !

La minuterie arrive au bout et le mur se désagrège. La jeune fille recule vers le trou tout en continuant à les couvrir. Chat passe en premier, suivit de Lynn. Enfin l’autre se retourne et les suit en courant.

_ Qui es-tu alors ? demande Chat.

_ Oh si, je suis bien Eralise ! C’est juste que d’habitude tu m’appelles Liseron ou la Louve. Eralise dans ta bouche ça sonne bizarrement je trouve.

Des soldats les poursuivent. D’une rafale Eralise fait tomber le plafond pour leur barrer le chemin.

_ Des fois, poursuit-elle très sérieusement, tu m’appelles la psychopathe flingueuse. Mais ça c’est juste quand tu es de mauvaise humeur. »

A voir la tête de Lynn, être de mauvaise humeur contre la Louve est un signe de plus des problèmes mentaux de Chat. Lui-même estime que c’est une partenaire de choix, aussi douée pour le passage en force que lui l’est pour jouer avec les cerveaux des autres, et il est content de savoir qu’il a choisi le même camp qu’elle.

Ils traversent des pièces les unes après les autres. Eralise ne prend pas la peine de chercher si les portes sont ouvertes, elle pulvérise tous les obstacles sur sa route et tente d’avancer en ligne à peu près droite. Jusqu’à ce qu’ils atteignent une pièce qui n’a apparemment rien de différent des autres. La Louve range ses armes dans son dos et ouvre un panneau qui les mène par les tubes du service de maintenance jusqu’à un ascenseur. Un très bel ascenseur.  Chat comprend alors qu’ils sont dans l’hôtel.

« Et pour sortir, tu as prévu quoi ?

La jeune fille lui lance un regard étonné.

_ Ben, tu libères la dame qui a toujours ses menottes, tu te recoiffes et tu fais ton numéro. Il y a sûrement des gens planqués qui surveillent pour nous retrouver, tu nous fais passer pour des clients sans histoire et on rejoint Altran et les autres dehors. Fin.

_ S’ils sont dehors, pourquoi ils ne viennent pas nous aider ?

_ On peut les appeler au secours. Si tu veux. Ce serait bien la première fois que tu demandes de l’aide alors que tu peux t’en sortir seul, mais c’est pas grave, après tout tu es malade.

Chat sait qu’elle ne dit pas ça pour le vexer et le forcer à agir malgré tout. Elle est sincère. Elle se fait du souci pour lui.

Ça le vexe quand même.

D’une main il libère Lynn, de l’autre il se recoiffe, tout en disant sobrement :

_Très bien, je m’en charge. »

Mentir lorsqu’on joue sa vie, sourire à ses ennemis, séduire par chaque fibre de son être et s’adapter aux attentes et aux croyances de l’autre au fur et à mesure qu’il avale le début de l’histoire sans jamais se contredire ni paraître vouloir justifier quoi que ce soit. C’est ça que Chat adore. C’est le moyen d’avoir le contrôle.

Ils marchent dans les couloirs interminables comme trois clients ordinaires de l’hôtel. Eralise démonte son fusil et fait disparaître les pièces comme par magie. Lynn est sous le choc mais elle tient bien le coup. Chat paraît si ordinaire – un petit fils à papa snobinard – que le regard des gardiens glisse sur lui comme s’il n’était qu’un meuble. Lui les repère. Il sent de loin leur tension et leur goût du sang. On leur a dit de ne pas importuner les clients mais ils ont l’image de leurs trois cibles et repèrent les deux femmes facilement. Ils se glissent vers elles comme des requins repérant leur proie. Il y a du monde autour d’eux. Chat a trouvé un milliardaire acariâtre qui lui paraît parfait. Il le bouscule, l’autre crie, Chat crie plus fort, ils se battent, Eralise fait mine de vouloir les séparer, les gardes du corps du milliardaire s’en mêlent, Chat trouve un moyen de déranger le plus de monde possible et très vite c’est une cohue épouvantable qui masque les fugitifs. Dans la foule la Louve a réussi à paralyser six gardiens et assommer un septième, la voie est libre s’ils font assez vite pour passer avant que tout le bâtiment soit bouclé par l’Armée A passablement énervée.

Ils accélèrent une dernière fois.

Une fois installé dans le glisseur de l’équipe 5, Chat se considère comme enfin de retour parmi les siens. Il tend à Altran le cube-mémoire du neuroscan. Altran donne le cube à sa voisine, esquisse le geste de prendre Chat dans ses bras, hésite et finalement se contente d’une accolade. Il est visiblement soulagé et heureux. A ses cotés se tiennent deux filles ayant à peu près le même âge qu’eux, Becia qui regarde Chat d’un air arrogant et Daraa qui lui fait un sourire doux et mystérieux. Eralise chantonne un air rock metal que l’amnésique ne reconnaît pas.

Il est chez lui et pourtant jamais encore il ne s’était senti aussi étranger. Il n’a plus de but, sauf celui très vague de récupérer sa mémoire et l’autre encore plus flou d’essayer d’être un bon flic. Après tout, il est le Chat, séducteur menteur et joueur, mais il est aussi le Fantôme, le policier capable d’être partout et tout le monde, imitant la vie pour mieux en soutirer ce qu’il recherche. Il est l’homme aux mille personnalités mais il a un bon fond.

Il aurait préféré pouvoir se réjouir avec eux de son retour à la maison. Il ne sait même pas s’ils vont vers quoi que ce soit ressemblant à une maison. Peut-être que les clones vivent dans des  bunkers où ils sont entraînés jour et nuit jusqu’à ne plus avoir grand-chose d’humain.  Bon, dans ce cas Altran est une exception.

Chat s’installe à l’écart et reste silencieux. Les autres osent à peine l’approcher. Visiblement ce n’est pas dans ses manières habituelles. Eux aussi ont du mal à admettre qu’une partie de leur collègue-et-peut-être-ami a disparu.

Au bout d’une minute Altran s’assoit à coté de lui et dit :

« Heu… je comprends que tu en ai vu des dures, tout ça, donc si tu veux on te laisse à la maison le temps de s’occuper de la suite. Ou alors tu nous accompagnes. Comme tu veux.

_ La suite… on va arrêter l’Armée A ?

_ Hein ? Ah, ça, oui évidemment ! Mais pas nous. On va donner nos infos à l’équipe d’intervention métropolitaine.

_ Les dzuilles ?

_ Ah, tu te souviens.

_ Tout le monde les appelle comme ça. C’est quoi la suite alors ?

_ Retrouver ta mémoire bien sûr.

_ Comment ? Même les médecins d’Alma n’ont pas…

_ Ils n’ont pas cherché au bon endroit. Nous on te connait.

_ Quel rapport ?

_ Réfléchis. Qui aurait intérêt à t’effacer la mémoire et à te laisser là où tu tremperai dans l’enlèvement de Lynn Dlera ?

Chat a déjà son idée sur la question et refuse depuis un moment de s’y attarder, mais puisque c’est le sujet de conversation…

_ Quelqu’un, dit-il, qui savait comment j’agirais et qui savait que ça me permettrait de passer les analyses et de me retrouver seul avec les têtes de l’Armée A. Quelqu’un qui voulait les coincer plus que tout. Et qui savait que les clones seraient là pour me sauver la mise au bon moment.

_ C’est ça ! Donc c’est sûrement…

_ Toi. Vous. L’équipe 5.

Les yeux plantés dans ceux d’Altran, Chat sent que les filles à coté d’eux s’attendaient à cette accusation. Pas le capitaine qui reste quelques secondes muet sous le choc. Une fois de plus Chat se demande si l’autre n’est pas un menteur capable de jouer la comédie d’une façon géniale. Impossible qu’un innocent pareil soit capitaine. Il sait sûrement se méfier de ses adversaires, mais visiblement pas de ses partenaires.

_ Nous, dit Eralise pour éviter à Altran de répondre, on pense plutôt que c’est toi, Chat. Tu serais bien capable d’avoir calculé tout ça au millimètre près.

_ Vous me croyez vraiment, dit-il en riant, assez tordu pour faire un truc pareil ?

Concert d’approbation. Oui, ils le croient vraiment assez tordu pour faire un truc pareil. La louve précise même :

_ Ce serait vraiment ton genre de plan.

_ Surtout après que l’Armée A nous ai filé entre les mains quand on a fait le grand nettoyage, ajoute Daraa. Tu étais vert de rage.

_ Et comme par hasard tu as disparu deux semaines à peine après qu’on t’ai mis au défi de supporter une manipulation comme celle que tu nous fais subir à longueur de temps, dit Becia.

Chat regarde tout le monde et n’a pas besoin de jouer la surprise. Jamais il n’avait envisagé une chose pareille. Lui qui ne supporte pas de ne pas être libre se serait manipulé lui-même ? Il rejette sa tête en arrière et questionne :

_ Je dois être un type vraiment pénible alors.

_ Non, dit gentiment Altran. Les bons jours tu es pénible. Les mauvais tu donnerai à n’importe qui l’envie de se raser le crâne et de se faire moine. On ne sait jamais sur quel pied danser avec toi et tu violes tous les règlements quand ça t’arrange. Tu nous manipules nous aussi, tu fonces dans le danger en nous laissant te courir après pour te sauver, et je ne te parle même pas des guerres pour te faire écrire ton rapport ou faire ta part de corvées. Tu n’es pas juste pénible, tu es épuisant.

_ Alors pourquoi vous tenez tellement à m’avoir avec vous ? Parce que je suis fort ?

_ Parce que quoi que tu fasses, tu as toujours un but louable, même si on ne le voit pas tout de suite. Et puis on est né ensemble, on a réussi l’impossible ensemble, on s’est sauvé la vie les uns aux autres des dizaines de fois, ça crée des liens.

Chat laisse passer quelques minutes, le temps de résorber l’impact de dix-sept ans de vie résumé par la personne au monde qui, actuellement, le connaît le mieux. Le bilan n’est pas aussi brillant qu’il l’espérait et il met un moment à remettre le doigt sur le fil de la conversation. Les autres l’ont patiemment attendu.

_ Donc, si c’est moi qui ai effacé ma mémoire, vous savez où on peut la récupérer ?

_ Il n’y a aucune trace ? Aucune cicatrice ?

_ Non.

_ Donc on va commencer par poser la question à Arzim. Un clone médecin génial qui t’admire plus que tout : si tu cherchais un neurochirurgien, c’est sans doute lui que tu es allé voir. »

Bien sûr Chat suit les autres jusqu’à ce fameux Arzim. Ou cette fameuse Arzim. Le mot clone au masculin s’applique aux hommes comme aux femmes et Chat est incapable de décider si Arzim appartient à l’une ou l’autre catégorie. Ça arrive parfois avec les enfants qui ont moins de douze ans.

« Attendez, vous voulez dire que ce gosse opère des cerveaux !

Sans se démonter, le petit médecin lui adresse un chaleureux :

_ Bonjour m’sieur Chat !

Les autres clones rient sous cape. Ils savent qu’à l’extérieur leurs jeunes âges les font souvent regarder avec méfiance, mais ils ont tous été clonés parce qu’ils étaient des génies dans un domaine au moins et se sont habitués à grandir au milieu des différentes prouesses des uns et des autres. Pour eux peu importe l’âge tant que le résultat est là.

Chat regarde mieux Arzim. L’enfant a les cheveux coupés en brosse, un nez retroussé et un sourire permanent qui lui illumine le visage. D’après Altran il lui vouerait un véritable culte. Chat a demandé pourquoi et on lui a répondu que c’était trop long à expliquer, que d’ailleurs lui seul connaissait la vérité sur les points important, en tous cas que certains enfants clones le vénéraient et que d’autres (ainsi que beaucoup d’adultes) l’avaient surnommé "la 8ème plaie de la mythologie". Chat n’avait pas cherché à en savoir plus.

Altran demande à Arzim :

_ Est-ce que tu as gelé les neurones-mémoire de Chat ?

_ Je peux rien dire m’sieur Altran, il me faut le mot de passe !

_ Ecoute, on sait que si tu l’as fait il t’a demandé de garder le secret, mais maintenant c’est bon, il a fait ce qu’il avait à faire et il veut retrouver sa mémoire.

_ Je peux rien dire sans mot de passe m’sieur Altran !

Chat perd patience, attrape le gamin par les pans de sa blouse et le soulève à hauteur d’yeux, après quoi il gronde :

_ Je te signale que je suis amnésique et que je ne peux donc pas me rappeler de ce stupide mot de passe !

Arzim ouvre de grands yeux admiratifs :

_ C’est ça ! C’est le mot de passe pile comme vous l’aviez décidé ! Ce que vous êtes fort, m’sieur Chat ! »

Chat le lâche. Gambadant comme un lutin, le médecin le guide jusqu’à son bloc opératoire puis sort une série de cartes de neurones indiquant exactement les endroits qu’il doit dégeler au laser. Son bavardage ressemble au pépiement d’un oiseau, il demande à Chat mille détails sur ce qu’il avait prévu de faire et l’adolescent se rend compte que c’est bel et bien ce qui est arrivé. Il avait même calculé un temps de blanc pendant lequel il n’enregistrerai rien, histoire de reprendre ses esprits dans l’immeuble des kidnappeurs de Lynn.

De toutes façons Arzim n’attend pas les réponses. Il ne paraît pas se soucier de se livrer à une opération hautement illégale devant l’équipe 5 dont le capitaine est réputé pour être le plus intègre des surinspecteurs. Pour le moment le plus intègre des surinspecteurs se demande comment il va réussir à masquer la montagne d’infractions qu’a causé cette enquête et éviter le renvoi définitif de Chat, son meilleur et son pire équipier, le plus dangereux de tous les clones-flics.

Arzim lance le bouclier immunitaire et commence l’opération.

Chat se réveille lentement. Il est allongé. Branché à la table d’opération qui évalue et règle au mieux son métabolisme. Il se sent bien. Azrim se penche vers lui et il se souvient que c’est une fille. Il lui sourit. Azrim arbore toujours son sourire ensoleillé, à croire qu’elle est née avec, et s’exclame : « Debout m’sieur Chat ! Vous êtes guéri ! »

Chat se lève. Oui, il est guéri. Il se souvient. Y compris de choses qu’il aurait sans doute préféré oublier. Tant pis. Il a besoin de tous ses souvenirs pour se défendre.

Il s’attend à ce que l’une de ses coéquipières soit là à attendre son réveil, à l’heure qu’il est Altran doit être occupé à régler les milliers d’ennuis qu’il lui a causé auprès de la hiérarchie des surinspecteurs. Pourtant c’est bien le capitaine qui l’attend derrière la porte. Sa disparition a vraiment dû l’inquiéter et Chat le regrette, tout en pensant que ça en valait la peine.

« Alors ? demande timidement Altran. Tu… tu te souviens ?

Chat lui adresse un sourire narquois :

_ Je pourrais te parler d’un certain 3 mai et de ce qui est arrivé à la poupée de miss B si ça peut te convaincre…

Altran joue la fureur mais il n’est vraiment pas doué, il n’arrive même pas à cacher son sourire, il est heureux de retrouver Chat comme avant. Puis il lui demande :

_ Chat, pourquoi tu as fait ça ?

Chat pense d’abord à répondre une bêtise, quelque chose comme quoi il s’était dit que ce serait comme faire du saut à l’élastique sans élastique, qu’il voulait faire à Altran quelques cheveux blancs de plus pour aller avec son futur crâne chauve, qu’il était l’amant secret de Lynn Dlera. Mais s’il se rappelle les taquineries dont il a toujours parsemé ses rapports avec Altran, il se rappelle également à quel point il s’est senti seul ce dernier mois et décide de s’expliquer avec son vieux compagnon sans le faire languir avant. A titre exceptionnel bien sûr.

_ Je voulais coincer l’Armée A, dit Chat. Et je voulais savoir. Pour moi.

_ Savoir quoi ?

_ Ange ou démon ? Je suis multiple, Altran, depuis tout petit, j’ai été choisi pour ça. Je peux être complice des coups les plus immondes et y croire, je deviens ce que ça m’arrange de devenir, entièrement, c’est pour ça que je suis si bon. Je ne savais plus qui j’étais. Alors je voulais être sûr que sans l’équipe pour me surveiller, sans toi pour croire en moi, je choisissais le bon camp.

_ QUOI ? Crétin ! Bien sûr que tu choisis le bon camp, toujours, quoi qu’il arrive, quoi qu’il t’en coûte, tu es des nôtres Chat !

_ Il me semblait. Et maintenant j’en suis sûr. Tu comprends la différence ?

Altran est vraiment énervé cette fois.

_ Encore une de tes conneries de quitte ou double ?

_ C’est ça.

_ Un de ces quatre tu vas y laisser ta peau !

_ Bah, plutôt mourir que de ne pas vivre à mon gré ! »

Chat rit. Altran déteste quand il se moque de la réalité comme ça, quand il joue à paraître plus fort que tout, plus fort que la mort. Il le soupçonne de se prendre à son propre piège et de se croire invulnérable. Dans leur travail c’est le genre d’illusion qui ne pardonne pas.

Mais pour le moment Chat est là, bien vivant, ils ont des enquêtes à mener, des coupables à arrêter, des gens à protéger, l’équipe est au complet et ils peuvent continuer encore et encore leur combat sans fin. Et puis Chat ne perd jamais.

Jusqu’à présent du moins.

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Commentaires
E
Rhâââlala!<br /> Oui, quatre étoiles!
L
Ecrit en juin 2007. Au départ, j'ai imaginé le système de clones flics pour pouvoir réutiliser deux personnages (Altran et Crimian) que j'avais inventé pour une histoire plutôt fantastique et que j'écrirais peut-être un jour. Une fois dans l'univers SF j'ai inventé les grandes lignes de la fameuse "affaire" évoquée par Lynn Dlera sans avoir le courage de l'écrire parce que c'est trop long. Récemment, j'ai pensé à une suite, utilisant des grands classiques des séries qui s'étirent, dont l'amnésie. L'amnésie ça permettait de mettre en valeur la fragilité de Chat, un personnage qui à la base joue plutôt le rôle de génie qui a toujours une longueur d'avance sur les autres. J'ai surtout imaginé le face à face entre Chat et Altran que je trouvais magnifique et j'ai décidé de l'écrire. Au départ Lynn et les autres devaient seulement servir d'introduction pour présenter Chat, puis c'est devenur l'essentiel de l'histoire qui a commencé à sortir des rails tracés pour avancer toute seule... j'adore quand ça fait ça, c'est magique ^^ (au final, j'ai été la première surprise que tout ça se tienne très bien).
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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