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Ecriveuse en herbe
3 décembre 2006

L’attrapeur ***

L’attrapeur

Ce matin-là comme tant d’autres, la foule traversait la petite place, murmurante et silencieuse comme sait l’être une foule de gens qui vont studieusement travailler. Et si quelques-uns y allaient à reculons, travailler, ça n’empêchait pas l’ensemble d’avoir l’air dynamique dès la sortie du métro, et de le garder jusqu’à ce que la masse se disperse, chacun dans son immeuble.

Alors la petite place redevenait tranquille. Bizarrement, c’était la meilleure heure pour attraper quelqu’un. Quand la foule est là, il y a un courant invisible qui gêne celui ou celle qui veux se poser, même un instant, sur les froids bancs de pierre qui bordent la statue (statue de qui ? Pour quoi ? Les marcheurs du matin ne le savent pas, ou plus, ou ils s’en fichent. En tous cas, ils ne pourraient pas vous répondre). Donc, la meilleure heure, c’est celle entre la première foule et la deuxième, celle qui se précipite manger à midi. Après, ce n’est pas bon non plus : il y a trop de groupes qui flânent et s’assoient tous ensembles. Fabriquer un charme qui les aurait tous capturé serait trop fatiguant.

C’était donc un matin, un doux matin comme tant d’autres, celui où une nouvelle victime s’avança sur la petite place. Le flot était passé, et elle n’était pas pressée. Elle voulait juste se poser un moment, le temps de consulter son agenda, de mettre à jour ses notes et ses rendez-vous, et de passer un coup de fil avant de repartir. Rien de bien méchant. Elle examina soigneusement l’un des bancs de pierre avant de se poser sur un endroit au gris pur, sans traces suspectes ni vieux chewing-gums. C’était là, bien évidemment, que l’attrapeur avait posé son piège. Perché tout en haut d’un des immeubles bordant la place, il attendait avec la patience d’un pêcheur, et une fois sa proie bien installée, il n’eut qu’à murmurer un mot pour que – clac – le charme opère. La femme ne tressailli même pas, elle continua tranquillement à pianoter sur son téléphone. Celui-ci était un charme tout simple, il empêchait la victime de se relever. Pas de simagrées ni de fioriture pour s’emparer de l’esprit ou du corps de la proie, pas d’hypnotisme ni de fidélité éternelle : ce genre de sornettes ne font qu’affaiblir un sort, les gens trouvent toujours une échappatoire. L’attrapeur était un vieux de la vieille, et il savait comment doit être tissé un sortilège pour être efficace : simple et solide.

Et celui-ci, effectivement, était aussi solide que simple, pas moyen de s’en dépêtrer.

La femme (entre deux âges, ni jeune ni vieille) mis un moment pour comprendre ce qui lui arrivait. Elle frétillait sur son banc de pierre, sautait à cloche-fesse, poussait avec les jambes et les bras en même temps, et évidemment rien n’y fit : prisonnière elle était, prisonnière elle resterai, et pas de chichis.

Avant qu’elle n’ait eut le temps de mettre sa dignité de coté et d’appeler à l’aide, l’attrapeur arriva devant elle. Elle n’en avait encore jamais vu, et resta stupéfaite devant cet homme long et maigre, ce sac d’os sur lequel la peau couverte de veinules était tendue à craquer. Il portait le chapeau de paille pointu, symbole de son métier et de son rang (c’était un attrapeur de haut niveau, et la pointe du chapeau faisait presque un mètre), de vieux habits sûrement trouvés dans les poubelles (dont un tee-shirt Dior déchiré et ridiculement trop petit), et toute une série d’amulettes, de baguettes, de perles, de fioles mystérieuses, de plumes, d’emballages en aluminium, nécessaires à son dur labeur. Ses pieds étaient nus. Ses mains, immenses et aussi osseuses que le reste, reposaient paisiblement sur ses cuisses. Pour l’instant. Qu’il se décide à défaire le charme, et elles s’agiteraient comme des  papillons pour défaire le tissu de rêves dans lequel s’était emprisonnée la femme.

Il se planta devant elle, et lui proposa un marché.

Des rêves contre sa liberté.

Evidemment, la femme refusa de le croire. Tout cela n’avait aucun sens. Elle ne faisait que s’arrêter avant d’aller au travail, et si elle était inexplicablement paralysée des fesses, c’était d’un médecin qu’elle avait besoin, certainement pas d’un SDF. Elle lui demanda de lui donner un coup de main, au lieu de rester planter là à débiter des stupidités.

Mauvaise réponse, sans aucun doute, mais intéressante quand même : au moins la femme ne paniquait pas, et même si elle raisonnait de travers, elle raisonnait – elle était donc raisonnable, ouverte à la négociation. Il suffisait de la laisser mariner un peu. L’attrapeur lui lança un nouveau charme afin que personne ne s’aperçoive de sa présence et partit installer un nouveau piège non loin ; la bonne heure tirait sur sa fin, mais on ne sait jamais. Pendant ce temps-là, la prisonnière s’égosillait, gesticulait, et commençait malgré tout à paniquer. Toutes les victimes passent par cette phase, et celle-ci se calma remarquablement vite. Elle se mit à fouiller dans son sac et à essayer de se décoller du banc de pierre avec son agenda électronique, puis avec un briquet, puis avec la anse du sac. Tout cela en vain, évidemment.

Une fois résignée (l’heure de pointe de midi venait de se finir), elle posa ses affaires sur ses genoux et se mit à guetter le retour de l’homme étrange, tout en se recoiffant machinalement. Elle prenait de larges inspirations et balayait lentement la petite place du regard, sans négliger les immeubles qui l’encadraient. Personne ne pouvait la voir, mais si ça n’avait pas été le cas, personne n’aurait put deviner à quel point elle était prêt de faire une crise de panique. Elle se concentrait sur sa respiration, encore, et encore.

Un pigeon se posa à coté d’elle, sans plus d’inquiétude que si il s’était posé sur la statue. Timidement, elle tendis la main vers lui. Il se laissa caresser, toujours indifférent. Elle l’attrapa et le posa sur ses genoux, où il resta à roucouler gentiment. Pourquoi faisait-elle ça ? Si on le lui avait demandé, une partie d’elle, la partie logique et consciente, aurait répondu qu’elle avait toujours rêvé de toucher un pigeon, alors que ces sales bêtes s’envolent toujours trop tôt.

Et une autre partie d’elle aurait répondu : ça va me servir. Je ne sais pas encore à quoi, mais cet oiseau va me servir. Et j’ai besoin de toute l’aide possible.

Cette autre partie était inconsciente. Ce n’était que son instinct, oublié, masqué par la ville et la vie ouaté que la femme y menait  depuis toujours. Son instinct endormi, qui avait profité de l’égarement de la conscience pour se réveiller, humer l’air et aviser de la meilleure conduite à tenir pour survivre. La conscience disait qu’elle ne risquait pas la mort, qu’il n’y avait que cette histoire de rêve. L’instinct lui répondait que peut-être, et qu’il n’en avait rien à faire. Il disait que le pigeon serait utile. Et grâce au propre sort de l’attrapeur, le pigeon restait, docile, sur les genoux de la prisonnière.

L’attrapeur revins à la nuit tombante, lorsque les derniers rayons du soleil mourant lui dessinaient une ombre immense – depuis l’autre bout de la petite place, l’ombre de son chapeau caressa les pieds de la prisonnière qui les recula instinctivement. Elle releva la tête. Le monstre était devant elle, l’engloutissant dans son ombre démesurée, si grande et si maigre, tout comme lui était si grand et si maigre…

Elle serra les mâchoires et décida de se ressaisir. Comme ça : « Maintenant, je me ressaisit. » Elle savait se maîtriser. Toute cette affaire la terrorisait, et les longues heures passées sur le banc l’avaient rendue à moitié folle. Mais elle se tenait droite et avait l’esprit clair pour discuter avec l’attrapeur – qui, bien sûr, n’avait rien d’un monstre. Elle voulait obtenir sa liberté, point final. L’individu paraissait vouloir quelque chose. Elle était prête à négocier. Pour sa vie. C’est drôle, comme les choses arrivent. Sans prévenir.

Il lui demanda si elle était prête.

Normalement, à ce stade, la majorité des gens répondent oui. Ils sont prêts à répondre oui à tout.

Elle lui répondit : prête à quoi ?

L’attrapeur ne sourit pas, parce qu’il ne l’avait jamais fait et qu’il n’allait pas commencer pour si peu, mais la réponse l’amusa.

Il lui expliqua qu’il était un attrapeur de rêves, un tisseur de magie, et qu’il la libèrerait si elle acceptait de lui donner tous ses rêves.

Comment ? demanda-t-elle.

Il lui suffirait de signer un pacte. Avec son sang.

La prisonnière ne voyait pas le lien entre le sang et les rêves, la signature et la magie. Mais bon, ce n’était pas son domaine, pas vrai ? Si ce phasme humain voulait une signature, il en aurait une. Avec du sang ? Pas de problème.

Le pigeon dormait toujours, paisible, sur ses genoux.

Et ça ne plaisait pas à l’homme qui le surveillait du coin de l’œil. Non, bien sûr, il ne s’abaissa pas à le fusiller du regard, et encore moins à montrer son dégoût – sa peur. Mais l’instinct de la femme n’en perdis pas une miette, et le hurla si fort à l’oreille de la conscience que la conscience finit par réaliser ce qui se passait. Pour vérifier – la conscience se fiche de deviner, elle aime savoir – la femme pris l’animal et le souleva un peu. Aucun doute, l’attrapeur n’aimait pas ça. La tension montait maintenant que la victime s’était trouvé une arme et qu’ils le savaient tous les deux. Mais pas beaucoup. Comment obtenir sa libération avec un simple pigeon, même si il détestait ça ?

Aussi l’homme choisit d’ignorer l’animal et de donner le pacte à sa victime. Trop loin d’elle pour qu’elle le touche, il le lui lança, suivie d’une plume en fer, bien sûr aiguisée comme un rasoir. Elle pris les deux au vol et fit mine de lire le pacte, posé au-dessus du pigeon. Si elle signait avec le sang du pigeon, elle… resterait prisonnière à jamais. C’était un bon tour de passe-passe et un plan trop dangereux.

Elle se mit alors à lire réellement le pacte, cherchant une faille, une clause qui annulerai tout. Avec ses lunettes au bout du nez, elle ressemblait à une institutrice corrigeant un exercice ; on l’imaginait impartiale mais bienveillante. Pas l’air d’une femme qui lutte pour sa liberté, donc. D’ailleurs – lui chuchotai sa raison – elle avait un moyen sûr de retrouver sa liberté : se soumettre. Ce n’était donc pas pour sa liberté et encore moins pour sa vie qu’elle se battait, mais bien pour ses rêves, qui ne sont que du nettoyage de cerveau, somme toute. Pourquoi s’y accrocher ?

La femme se sourie à elle-même. On commence par donner ses rêves, puis on vend son âme. Et si la logique accordait peu d’importance à cette partie d’elle-même, la simple idée de  les perdre faisait bondir ses sentiments. A moins que ce ne soit l’idée de perdre tout court. Elle avait toujours détesté suivre les ordres de qui que ce soit, n’acceptant d’être manipulée que par la douceur.

Son sourire était celui d’un carnassier, et l’attrapeur ne voyait rien.

Elle tenait toujours la plume dans une main, et le pacte dans l’autre. Le pacte était simple et dépourvu de la moindre formule magique. Ecrit en pattes de mouches, avec une encre brunâtre presque effacée par endroit.

Elle demanda à l’homme de lui lire un mot particulièrement mal écrit.

Il n’aimait pas du tout la voir étudier le pacte comme si elle avait le pouvoir d’y changer quoi que ce soit, et il aimait encore moins l’animal qui dormait toujours sous le mince parchemin. Il lut le mot dans bouger de sa place. Elle insista, lui dit que ce n’était pas le bon, sans pour autant désigner celui qu’elle voulait. Il en lut un autre. Puis lui lut tout le pacte, dans l’ordre. Elle affirma qu’il se trompait, que ce pacte ne valait rien, et commença à le chiffonner.

Un pas, c’était tout ce qu’il lui manquait.

Et l’attrapeur fit ce pas, sans réfléchir, malgré son expérience et son chapeau de un mètre, il fit ce pas et tendis son long, son immense bras vers elle.

Lâchant plume et parchemin, elle prit ce bras et attrapa le pigeon au cou avec son autre main. Il n’y avait plus ensuite qu’à réunir les deux. De force, évidemment, mais si l’homme était plus fort que sa constitution le laissait croire, il ne pouvait se défendre qu’avec son autre main, qu’il tenait le plus loin possible de la bête. Le pauvre oiseau, tout aussi affolé, serré à la gorge par une main invisible, battait des ailes comme un diable et faisait tomber des plumes sur la peau de l’attrapeur, qui hurla.

La femme était presque aussi terrorisée que l’un et l’autre, mais elle parvins à reprendre le contrôle de la situation. Elle écarta le pigeon. L’attrapeur aurait put en profiter pour s’enfuir, mais il était anéantit. Il avait même perdu son splendide chapeau, sa fierté et son orgueil.

Il la libéra, et disparu de sa vie avec empressement.

Elle libéra l’oiseau, qui disparu avec tout autant d’empressement.

Enfin, elle se leva. Elle était seule.

Une fois rentrée chez elle, elle regarda dans l’armoire à pharmacie. Elle avait encore oublié de le prendre. Elle avait cru que ce n’était plus nécessaire. Cette fois-ci, ce n’était qu’un attrapeur, mais la prochaine fois… Elle avait déjà affronté des loups-garous, des suiveurs, des arracheurs, des vampires, et bien pire, et avait perdu assez de bataille pour savoir qu’il n’y a qu’un seul remède : penser, tous les jours, à son médicament. Tant pis si il effaçait ses rêves.

fin

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Commentaires
L
Ecrit fin 2006, sans raisons particulières... J'aimais l'idée de l'attrapeur, même si physiquement j'ai copié les personnages d'une bande dessinée (désolée, je ne me rappelle plus de son nom... on les reconnait à leurs chapeaux de paille immenses). Ensuite, je ne savais pas du tout où j'allais, j'ai improvisé au fur et à mesure sans trop corriger en arrière, et je crois que ça se sent...<br /> Je suis quand même assez contente de la chute (même si plusieurs m'ont dit qu'elle n'était pas très claire... promis je vais la retravailler !)
Ecriveuse en herbe
  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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