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Ecriveuse en herbe
3 décembre 2006

La Morte-Brume **

La Morte-Brume

Depuis toujours, à la veillée, le vieux Thomas nous racontait ses histoires. Il aimait à nous faire peur, très peur, et les enfants que nous étions se serraient les uns contre les autres pour masquer leurs  tremblements. C’était devenu un jeu, un rite : lequel d’entre nous allait être le premier à pleurer ? Lequel aurait le premier cauchemar, le soir venu ?

Inutile de dire que, maintenant que je suis grand, je n’aime pas voir mon petit frère et les autres gamins jouer à ça. Ca me semble puéril et dangereux. Et surtout, il y  belle lurette que les récits du vieux Thomas ne m’effraient plus.

Bon, en fait, ce n’est pas vraiment la peine de jouer les braves… Si je n’écoute plus le vieux Thomas, c’est parce qu’une de ses histoires a mal tourné. Très mal tourné. Et c’est pour ça, parce que maintenant je crois tout ce qu’il a dit et tout ce qu’il dit encore, que je n’écoute plus le vieux  Thomas.

J’étais encore petit. L’age idéal, assez grand pour comprendre tout ce qui se passait autour de moi, assez petit pour que personne ne me prête attention. Quand je n’écoutais pas le vieux Thomas, un de mes jeux favoris consistait à espionner ce que faisait tout un chacun. Je connaissais le moindre secret du village mieux que cette vielle commère de Granvan, et elle m’aurait donné tout ce qu’elle possédait pour que je lui raconte ce que je savais. Ce n’est pas par honnêteté que j’ai refusé, mais parce que la mère Granvan ne possédait rien qui puisse intéresser le gamin que j’étais.

En tout cas, je savais que ma sœur, Blanchette, était la fille la plus convoités du village des grands Corbeaux. Et qu’elle aimait le Tonin, un berger qui travaillait rude mais ne gagnait qu’une misère, parce que sa mère lui mangeait tout l’argent. Au village, on racontait qu’il buvait tous ses sous, c’est pourquoi il restait si pauvre, et quand il vint demander la main de Blanchette, mon père ne lui offrit pour toute réponse qu’un grand coup de pied aux fesses.

Un soir, un glacial soir d’hiver, la vieille Mathusine organisa une veillée chez elle. Parmi les nombreux invités, le vieux Thomas, bien sûr, Blanchette et Tonin. Et moi, mais moi, j’étais partout où je voulais être. Quand Thomas commença à raconter, les gens se mirent à se serrer les uns contre les autres, comme s’ils avaient froid, mais nous les enfants savions bien qu’en fait ils avaient peur. On le savait, parce qu’on faisait exactement pareil.

« Ca s’est passé au village voisin, au temps du père du père de mon grand-père…

Ainsi commença-t-il son histoire, comme à l’accoutumée. C’était l’histoire d’une sorcière, la Morte-Brume, qui aimait un bon prince des environs. Dépitée de voir que, malgré toute sa magie, elle n’arrivait pas à le séduire, elle demande au diable son maître de lui donner le pouvoir d’entrer dans le corps d’une jeune fille de son choix, et la sorcière possède le corps de la fiancée du prince. Seulement, le prince découvre, après leur nuit de noce, que sa femme a la marque du diable. Après… Il leur arrive des tas de choses, mais l’essentiel, c’est que, après la mort de la malheureuse femme, la Sorcière s’est échappée. Depuis, on peut la voir, parfois, selon le Thomas :

« lorsque la lune brille dans le ciel et qu’il n’y a pas de nuage, alors des brumes du marais ressurgit la sorcière. Comme elle n’a plus de corps, elle s’en est fabriqué un en tissant la brume morte du matin. Parfois, on la voit passer, la Morte-Brume. Elle a bien tissé sa brume, la fille du diable ! Elle apparaît belle comme une fille de la lune, plus belle que la plus jolie fille du monde, tellement belle qu’on en oublie ses dents…

_Quelles dents, Thomas ? Comment sont ses dents ?

_Ce ne sont pas des dents, mon enfant, mais des crocs. Deux vilains crocs qui lui sortent de la bouche. Ils ont le teint de deux vieux os, et, quand elle sourit, on ne voit que ça. Mais elle, elle s’en fiche. Elle court sous la lune, comme une diablesse, en hurlant et en jouant des mauvais tours aux gens. On la reconnaît à ses crocs et à sa couleur car, brume morte ou vive, la brume est toujours couleur de cendre. Et les gars doivent faire très attention, quand ils sortent la nuit, car pour peu que Morte-Brume les trouve à son goût, elle prendra leur fiancée !

_Et le prince, Thomas ? Le prince, il ne l’a jamais rattrapée ?

_Hélas, non. Il l’a poursuivie pendant soixante dix-sept ans, il l’a poursuivie jusqu’à ce que ses habits tombent en morceaux et ses châteaux en poussière, il l’a poursuivie jusqu’à ce qu’il ait rencontré la Mort. Et alors, la grande faucheuse lui dit… »

Je ne sut jamais ce que la grande faucheuse dit au prince. Lorsque je vis Blanchette et Tonin s’éclipser discrètement, tout aussi discrètement, je les suivis. Dehors, il faisait froid, et le Tonin entourait la Blanchette de ses bras pour la réchauffer. Ils se chuchotaient des promesses, des secrets, des regrets… Finalement, Tonin lui demanda de venir le retrouver, à un moment où ils pourraient être seuls.

_Mais comment ? Mon père me surveille comme du lait sur le feu. Il me tuerait s’il savait que je te parle ! 

_Tu ne pourrais pas venir… la nuit, quand il dort ?

_Enfin, Tonin !

_Ecoute, Blanchette, je ne peux plus supporter de te voir comme ça, en cachette, pour à peine une minute… A peine t’es là que t’es déjà repartie. S’il te plait… Ma Blanchette…

_Si je sort la nuit, tous le village le saura.

_Habille toi de sombre.

_Non ! non, attends, Tonin, j’ai une idée ! J’ai une très bonne idée ! Je vais me déguiser en Morte-Brume. Comme ça, même si on me voit, personne ne saura que c’est moi. Ils vont tous s’enfuir en faisant le signe de croix ! »

Je vis bien que le Tonin ne trouvait pas l’idée si bonne que ça. Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas, et les sorcières en font partie. Il faut dire que, quelques année plus tôt, le petit Tonin se serrait avec les autres enfants en écoutant le Thomas, qui était déjà vieux. Mais Blanchette avait accepté de le voir seul, et pendant longtemps, et c’était elle qui avait eut l’idée. Tonin ne voulait pas paraître lâche devant sa presque fiancée, et il accepta. Les deux amoureux se donnèrent rendez-vous à la prochaine lune, près de la rivière. Je me promis d’y être aussi.

Trois jours plus tard, Blanchette était prête. La lune était pleine, le temps était doux et l’ambiance fantomatique promettait un sacré frisson à qui croiserait ma sœur une fois déguisée. Moi-même, qui l’ai vu se transformer, ait eu peur. Elle avait caché, dehors, un plein panier de cendres, ainsi que deux éclats d’os bien nettoyé et un long voile blanc, comme ceux des processions. Se débarrassant de ses affaires, elle s’enroula dans le voile et se couvrit de cendres, de la pointe de ses pieds nus à celle de ses cheveux. Enfin, elle se fixa les éclats d’os dans la bouche, pour qu’ils dépassent comme des crocs. Plus blanche que la brume, incarnation vivante de Morte-Brume dans le clair de lune, Blanchette aurait terrifié le plus brave des gars du village, et même au-delà. Elle n’était d’ailleurs pas très rassurée. Un rien la faisait sursauter, et j’entendais nettement les battements de son cœur, même de là où j’étais. Enfin, elle parvint à son rendez-vous. J’étais mort de fatigue, et je suis rentré chez moi. Je ne pensais pas qu’il se passerait quelque chose d’important. Je pensais que, une fois qu’elle se serait lavé la figure de ses cendres, Blanchette et le Tonin allait encore parler de trucs ennuyeux, et voilà. J’étais petit.

En tout cas, ça donna de l’assurance à Blanchette. Le lendemain, la lune brillait encore, et je suivis ma sœur. Cette fois, c’était beaucoup plus amusant. Blanchette marchait d’un pas vif quand elle croisa Gaspard, qui revenait du bois. La journée avait été courte, et le soleil n’était couché que depuis une heure. Il faisait assez sombre pour que le Gaspard se signe et se sauve en hurlant devant Blanchette qui, pleinement rassurée, repartit d’un pas allègre voir son Tonin.

Ainsi durèrent leurs amours, pendant trois mois pleins. Comme s’il voulait les aider, le ciel chassa les nuages. Les gaillards du village parlaient tous du retour de la Morte-Brume. J’avait même entendu raconter qu’elle serait apparue dans le cimetière, devant la fontaine, et même dans le village voisin. Ces rumeurs m’auraient bien fait rire si j’avais été sûr qu’elles soient fausses.

La Blanchette avait changé. Elle avait toujours eut le rire facile, mais on aurait que le déguisement la possédait, et comme la Morte-Brume, elle faisait des tours et des méchancetés à tout le monde. Elle ne tremblait plus d’être découverte et faisait des bêtises de plus en plus audacieuses. Au lieu d’aller directement voir le Tonin, elle traversait tout le village, dans un sens, dans l’autre, et éclatait d’un rire… un rire maudit. Le jour, elle semblait épuisée, malade… et devenait d’une couleur de cendre.

Elle effrayait même le Tonin. Il l’attendait des heures et quand enfin elle arrivait, elle ne se lavait pas la figure. Vers la fin, elle ne prenait même plus la peine d’enlever ses faux crocs. Tonin ne lui disait rien, mais elle lui faisait peur. Et elle en riait.

Finalement, un soir, il décida qu’il la sauverait d’elle-même, de gré ou de force. Il remplit une pleine gourde d’eau bénite et demanda au curé une croix en argent, en lui promettant de la lui ramener le lendemain. Puis il attendit la Morte-Brume de pied ferme et, caché à dix pas derrière lui, j’attendis aussi.

Elle se fit attendre longtemps, très longtemps… Je finis par m’assoupir, au pied de mon arbre, mais son rire démoniaque me réveilla en sursaut.

« Tu m’attendait, Tonin ?

_Bonsoir, Blanchette.

_Au fait, merci pour les fleurs, Tonin. Elles avaient très bon goût !

Elle éclata de rire. Le Tonin avala sa salive. Pas facile d’être sûr de soi avec un rire pareil en face.

_Blanchette, enlèves ces bouts d’os, que je puisse t’embrasser…

_Ce ne sont pas des os ! Ce sont mes crocs !

Effectivement, elle parlait facilement avec ces machins, comme s’ils faisaient partie de sa mâchoire.

_Blanchette, enlève la cendre, que je puisse te voir…

_Ce n’est pas de la cendre, c’est ma peau ! Une belle peau de brume morte, je l’ai tuée ce matin. »

En entendant ça, le Tonin décida que, oui, sans aucun doute, Blanchette était possédée, possédée par celle dont elle jouait le rôle. Mais il refusait de faire comme le prince de la légende, car il savait que Blanchette en mourrait. Il brandit sa croix et frappa les crocs. Ils tombèrent en morceaux, pendant que la Morte-Brume se jetait sur Tonin. La sorcière était déchaînée, mais Tonin était un rude gaillard et il tenait toujours la croix en argent. Il arracha le voile. Même sans la cendre, la peau de ma sœur était couleur de brume morte.

Tonin saisit sa gourde et, à grand renfort d’eau bénite, lava le visage de ma sœur, puis ses cheveux, ses épaules, ses bras…

Finalement, Blanchette tomba, épuisée, dans les bras de son fiancé. Elle aussi avait mené un rude combat contre le démon.

Bien sûr, ils abandonnèrent leurs rendez-vous nocturnes. Mais leurs rencontres avaient porté leurs fruits et bientôt, Blanchette annonça qu’elle était enceinte. Pour éviter la honte, son père accepta de la marier au Tonin. Ce fut une belle fête. Tout le monde était heureux de la disparition de la Morte-Brume, et chacun était persuadé que Tonin n’y était pas pour rien. Après tout, s’il avait pris de l’eau bénite et une croix le dernier soir où elle avait été vue, il avait sûrement un lien avec sa disparition.

Blanchette était très heureuse d’être la femme de Tonin. Il était gentil et doux avec elle, et elle l’adorait. Ils attendaient leur enfant avec impatience.

Le soir de la naissance, la lune brillait. Nous, les hommes, nous attendions à coté. Enfin, la mère cria : c’est une fille !

Nous nous sommes précipités vers la Blanchette. Elle tenait avec précaution un minuscule paquet. Quand Tonin vit le visage de l’enfant, il poussa un cri. Je me penchai à mon tour. La petite avait un visage couleur de brume morte. De sa bouche dépassaient deux tout petits crocs.

On ne se moque pas impunément de la Morte-Brume.

Fin

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Commentaires
L
Ecrit en 2003 à partir d'un texte étudié en première. C'était de l'espagnol, et j'avais plus ou moins compris que c'était l'histoire d'une femme qui se faisait passer pour un spectre qu'on reconnaissait à sa longue jupe noire. Pour aller rejoindre son amant, ou un truc comme ça. Etant donné que j'étais une vraie brêle en espagnol, mon idée de l'histoire est une interprétation très libre, que j'ai encore modifiée en la mettant dans un village de montagne (en m'inspirant de "La légende oubliée"). Je suis assez contente du nom de Morte-Brume, et l'histoire du vrai spectre est assez terrifiante... mais ne peut être racontée qu'à l'oral, au coin du feu (ou à la lumière d'une bougie), pour des enfants qui ne vous réclameront plus jamais une histoire...
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  • Envoi d'histoires, textes, nouvelles, scénario de BD et tentative de roman que j'ai écrit. Plus elles sont bien, plus il y a d'étoiles après le titre. Bonne lecture ! (textes protégés donc demandez avant de les utiliser merci)
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